25 août 2008 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, en hommage aux habitants du village de Maillé assassinés par des soldats allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale, à Maillé (Indre-et-Loire) le 25 août 2008.


Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Madame la Présidente du Conseil Général,
Monsieur le Maire de Maillé,
Monsieur l'Ambassadeur d'Allemagne,
Monsieur l'Archevêque de Tours,
Mesdames et Messieurs,
Je veux saluer spécialement Son Excellence l'ambassadeur d'Allemagne dont la présence ici aujourd'hui est le témoignage de l'amitié qui, sans rien oublier du passé, unit aujourd'hui le peuple allemand et le peuple français, et qui permet à l'Europe de vivre en paix.
En ce jour anniversaire de la libération de Paris, j'ai voulu réparer une injustice.
Il y a 64 ans, à l'instant même où les chars de Leclerc entraient dans Paris, commençait ici à Maillé l'une des plus effroyables tragédies de la Seconde Guerre Mondiale.
Alors que la débâcle se dessinait chez les occupants, une folie meurtrière s'empara de quelques-uns d'entre eux et les précipita sur le village de Maillé.
Le massacre commença au début de la matinée et dura jusqu'au début de l'après-midi.
Maillé martyrisé, on y dénombra 124 morts.
Ces morts ne furent pas les victimes accidentelles d'un combat sans merci.
Ces morts ne furent pas tués par erreur.
Ces morts ne furent pas tués parce qu'ils avaient attaqué un convoi, saboté un train, tué des soldats.
Leur mort ne fut pas la conséquence d'un mouvement de panique face au danger.
Les morts de Maillé furent assassinés de sang-froid, avec méthode.
C'est un crime.
Ce crime fut décidé, organisé, planifié dans le cadre d'une politique de terreur.
Il ne s'agissait pas alors de combattre, il s'agissait de terroriser.
Il ne s'agissait pas de se défendre, il s'agissait de faire un exemple, le plus horrible, le plus atroce, le plus insoutenable qui soit.
Peut-être certaines victimes avaient-elles un jour aidé la Résistance. Mais la plupart des pauvres gens abattus à Maillé n'étaient coupables de rien, et leurs bourreaux le savaient bien.
Le 6 juin les Alliés ont débarqué en Normandie.
Le 10 août, Angers est libérée.
Le 15 août, les Alliés débarquent en Provence.
Partout, l'ennemi bat en retraite.
Impuissant face à la Résistance qui le harcèle, alors que tout est perdu pour lui, l'ennemi s'en prend aux femmes, aux enfants, aux vieillards. L'ennemi cherche à détruire ce qui lui échappe inexorablement.
Hitler voulait brûler Paris. Il n'a trouvé personne pour commettre ce crime. A Maillé, il s'est trouvé des assassins pour commettre l'irréparable.
Voici la raison de ma présence à Maillé.
Toute la nuit, ces assassins préparent leur forfait. Ils isolent le village, amènent de l'artillerie, organisent le quadrillage.
Au début de la matinée, une première victime est abattue.
Mais la tuerie ne fait que commencer. Elle durera près de cinq heures.
Que se passe-t-il dans la tête de ces soldats, de ces hommes qui brusquement semblent perdre toute humanité, semblent ne plus éprouver aucun sentiment, aucune émotion ?
Ces hommes ne sont plus des Allemands.
Ces hommes ne sont plus des soldats.
Ces hommes ne sont plus des hommes.
Ils sont des bourreaux.
Ils prennent du plaisir à voir le sang couler, à tuer. Les témoins le disent : ils plaisantent, ils rient. Ils mangent, ils boivent.
Dans la mère qui ressemble à toutes les mères et qui étreint son bébé pour le protéger, le tueur ne reconnaît pas la mère qui le serrait, enfant, dans ses bras.
Dans le regard terrorisé du petit garçon de deux ans qui crie sur les genoux de sa mère assassinée, le tueur ne trouve rien d'émouvant qui retienne son doigt sur la gâchette.
Il tire des balles explosives car il faut faire exploser les têtes. Et comme si cela ne suffisait pas, il jette sur les corps de ses victimes des plaques de phosphore, puis il met le feu. Il ne devait rester aucune trace du martyr de Maillé.
Ne sont épargnés que ceux que les assassins ne trouvent pas, ceux qui font semblant d'être morts, allongés à côté des corps sans vie de leurs femmes, de leurs maris, de leurs enfants, de leurs parents.
Il faut tuer tout le monde, c'est la consigne.
On tue même les chiens, les chevaux, le bétail.
On détruit les maisons à coups de canon, une par une.
On s'acharne sur les corps, avec cette sorte de joie mauvaise qui éclaire le visage des tortionnaires qui trouvent du plaisir dans la souffrance de l'autre.
Comment une telle sauvagerie est-elle possible ?
Cette question, c'est celle que tout homme se pose dans le silence sinistre d'Oradour ou d'Auschwitz.
Question éternellement sans réponse car précisément, rien de tout cela ne devrait jamais avoir existé.
Et pourtant le 25 août 1944 à Maillé, le 10 juin 1944 à Oradour-sur-Glane, il s'est trouvé des exécutants pour accomplir ce forfait, comme il s'est trouvé des milliers de bureaucrates, de gardiens, de tortionnaires pour planifier et mettre à exécution la solution finale jusqu'à l'extrême limite de l'horreur.
En reconstruisant leur village, les survivants de Maillé ont voulu que la vie triomphe de la mort. Sans rien oublier du drame et des douleurs, ils ont voulu se tourner vers l'avenir.
Ils ont enterré leurs morts, ils ont lavé le sang sur les pierres, ils ont reconstruit leurs maisons.
La France oublia ce qui s'était passé ici. Cet oubli fut une injustice, et cette injustice aviva la douleur.
A ceux encore en vie qui en rentrant chez eux découvrirent leur famille massacrée et qui ne comprirent jamais pourquoi cela était arrivé, la nation n'a pas su dire les mots qui auraient touché leur coeur en leur faisant sentir que le pays tout entier partageait leur douleur, et qu'il n'y avait pas une seule souffrance française qui ne fût en même temps celle de tous.
Aux humbles paysans, aux mères, aux enfants couchés sur cette terre de Touraine, avec leurs corps calcinés souvent à peine reconnaissables, et qui avaient hurlé de douleur non parce qu'ils savaient qu'ils allaient être tués mais parce qu'ils voyaient mourir autour d'eux les êtres chers qu'ils avaient tant aimés, la France se doit d'exprimer son respect et son engagement à perpétuer le souvenir de ce qui s'est passé ici.
En ignorant si longtemps le drame de Maillé, en restant indifférente à la douleur des survivants, en laissant s'effacer de sa mémoire le souvenir des victimes, la France a commis une faute morale. C'est cette faute qu'au nom de la nation tout entière je suis venu reconnaître et réparer aujourd'hui.
A côté des massacrés d'Oradour, des pendus de Nîmes, des suppliciés de Tulle, à côté des fusillés pour l'exemple, des otages de Chateaubriand, à côté des déportés exterminés dans les camps, à côté de ceux que la Gestapo assassina après leur avoir fait subir les plus horribles tortures, eh bien je le dis, en tant que Président de la République, les morts de Maillé ont leur place dans la mémoire nationale.
Je voudrais que chaque année, au moment où nous fêtons la libération de Paris, nous ayons une pensée pour ce village supplicié de Maillé, une pensée pour vos morts couchés dans le petit cimetière, une pensée pour ses familles anéanties dont il ne reste plus rien qu'un nom inscrit sur une tombe, pour ceux qui ont survécu et dont la douleur ne s'est jamais éteinte. Je pense notamment à cette famille GUILLON dont treize membres furent assassinés le 25 août 1944, le plus jeune avait 4 ans, le plus âgé en avait 78.
Il ne s'agit pas de rester prisonniers du passé.
Le souvenir tragique de ce 25 août 1944 n'est pas une simple leçon d'Histoire, c'est avant tout une leçon d'humanité, car on comprend mieux ce que peut signifier le mot d'humanité quand on le confronte à l'inhumanité absolue, comme on comprend mieux ce que veut dire la civilisation et pourquoi il faut la défendre quand elle se trouve confrontée à la barbarie la plus totale. Et je pense notamment au sacrifice de nos dix jeunes soldats face à ces barbares moyenâgeux, terroristes que nous combattons en Afghanistan.
Le drame de Maillé et la libération de Paris : il ne faut pas opposer les deux événements, il ne faut pas confronter la souffrance des uns à la joie des autres. En vérité le premier donne sa signification au second : en regardant Maillé on comprend à quoi Paris a échappé. Elle est là, la vérité.
A Maillé, comme à Oradour, comme dans les camps de concentration, on comprend pourquoi cette guerre devait être gagnée à tout prix, on comprend que ceux qui combattaient le régime hitlérien défendaient non seulement leur patrie, mais aussi une certaine idée de l'Homme, de sa dignité, de sa valeur.
Car le pire peut-être n'est pas seulement que ce drame, comme celui d'Oradour, ait eu lieu - la guerre libère toujours des instincts meurtriers - mais que ce drame ait été autorisé, que l'on ait donné aux massacreurs un permis de massacrer, qu'il ait été exécuté sur ordre, au vu et au su de tous, sans que nul ne soit inquiété, poursuivi, sanctionné.
A Maillé ce fut un crime contre l'humanité, un crime contre l'Homme qui fut perpétré délibérément.
A Maillé on comprend quel était l'enjeu de la lutte et pour quelle cause sacrée se battaient les armées alliées, la France combattante et la Résistance.
Une nation ce sont des joies, des fiertés, des douleurs, des peines partagées. C'est aussi un idéal commun, des valeurs, une forme de civilisation.
C'est au nom de cet idéal humain, de ces valeurs, de cette idée de la civilisation que tant de Français dans l'Histoire ont consenti tant de sacrifices, versé tant de sang et tant de larmes.
Malraux disait des résistants : ils se battaient pour cette fierté mystérieuse dont ils ne savaient au fond qu'une chose, c'est qu'à leurs yeux la France l'avait perdue.
C'est en se souvenant d'événements comme ceux qui se sont produits ici que nos enfants sauront où est leur devoir moral, et que nous, nous saurons où est le devoir moral de la France.
C'est en se souvenant d'événements comme ceux qui se sont produits ici que nos enfants sauront qu'il ne faut jamais transiger avec le totalitarisme, qu'il ne faut jamais transiger avec le fanatisme, qu'il ne faut jamais transiger avec les idéologies de mort qui transforment des hommes en tueurs, en tortionnaires et en bourreaux aveugles.
Ils sauront qu'une nation c'est d'abord la volonté de se défendre ensemble pour que des événements tels que ceux qui se sont produits ici ne puissent plus se reproduire.
Ils sauront ce que l'éternelle guerre civile européenne a engendré pendant des siècles comme malheur avant que l'Europe décide de s'unir pour que cela ne recommence jamais. Voilà pourquoi je suis tellement attaché à l'idéal européen.
Ils sauront qu'il leur faut préserver à tout prix l'amitié franco-allemande forgée par des hommes de bonne volonté qui avaient vécu deux guerres où la civilisation européenne avait failli être anéantie.
Alors les 124 victimes de Maillé ne seront pas mortes pour rien.