30 mai 2008 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, accordé au quotidien autrichien "Der Kurier" le 30 mai 2008, sur l'Union européenne, notamment la place de l'Autriche, les priorités de la présidence française et la question de l'élargissement à la Turquie.

Q - Monsieur le Président, que vous vient-il à l'esprit, quand vous entendez parler de l'Autriche ?
R - Quand je pense à l'Autriche, je pense d'abord à un grand pays et à une grande nation. Je pense à la richesse de son histoire, qui a fait de l'Autriche un des principaux foyers politiques et culturels de la civilisation européenne. Je pense au courage du peuple autrichien, qui a su assumer les pages les plus sombres de cette histoire. Lorsque je pense à l'Autriche, je pense aussi à la beauté de ses paysages, à la majesté de ses montagnes. Je n'ai pas oublié le bonheur que m'a procuré ma visite à Vienne en 2006, pendant la présidence autrichienne de l'Union, et qui m'a permis de découvrir Schönbrunn, la Hofburg, le Belvédère.
Mais l'Autriche, c'est aussi ce pays moderne et dynamique, depuis longtemps engagé dans la voie des réformes et qui a su tirer profit de son potentiel économique, ce qui lui permet d'afficher aujourd'hui une croissance soutenue, supérieure à la plupart de ses partenaires européens, et une richesse par habitant qui la place au troisième rang de l'Union.
Enfin l'Autriche, c'est ce pays au coeur de l'Europe, ce pont géographique et culturel entre toutes les Europe : celle du Nord et celle du Sud, celle de l'Ouest et celle du centre et de l'Est. L'Autriche, c'est la preuve vivante qu'il n'y pas deux Europe, une ancienne et une nouvelle mais qu'il n'y en a qu'une seule, qui s'unit et qui se construit.
Q - En très peu de temps, vous avez rendu la France, plus moderne, plus dynamique et plus ouverte. Voulez-vous également changer aussi rapidement l'Union européenne ? Quels sont vos objectifs les plus importants pour la Présidence de l'Union européenne ?
R - Vous avez raison, avec le gouvernement de François Fillon, nous sommes en train de changer la France, de la transformer, de la moderniser, dans tous les domaines. Ce n'est pas toujours simple, mais c'est pour cela que les Français m'ont élu. Car les Français ne craignent pas le changement, ils l'attendent. Ma responsabilité, c'est de mettre en oeuvre toutes les réformes que j'ai annoncées, et c'est ce que je ferai, avec le gouvernement. Si j'ai décidé de lancer tous les chantiers en même temps, c'est parce que dans les sociétés complexes dans lesquelles nous vivons, tout se tient, tout est lié, chaque réforme renvoie à l'autre. Si je n'avance pas sur tous les fronts en même temps, je n'aurai pas les résultats que les Français attendent de moi.
Les citoyens européens, dans leur immense majorité, sont très attachés à l'Europe. Ils ne veulent pas moins d'Europe, mais plus d'Europe, à condition que cette Europe ne se construise pas sans eux ou contre eux, mais avec eux et pour eux £ à condition que cette Europe soit concrète, qu'elle leur permette de profiter des bienfaits de la mondialisation en les protégeant de ses excès. C'est dans cet esprit que nous devons avancer sur le chemin de la construction européenne, et c'est dans cet esprit que j'ai fixé les priorités de notre Présidence. Elles sont au nombre de quatre :
- la définition d'une stratégie de développement durable pour lutter contre le réchauffement climatique £
- l'adoption d'un pacte européen de l'immigration définissant des principes communs et une discipline commune £
- la refondation de la Politique agricole commune (PAC) pour l'adapter aux nouveaux enjeux £
- la relance de l'Europe de la défense.
Au-delà de ces grandes priorités, la Présidence française jouera son rôle dans tous les domaines dans lesquels l'Union européenne développe des actions : questions économiques et financières, questions sociales, transports et télécommunications, recherche, espace, santé, etc. Nous veillerons également à ce que l'Europe tienne toute sa place sur la scène internationale pour défendre et promouvoir ses valeurs et ses intérêts, sans naïveté et dans un esprit de réciprocité. J'aurai l'occasion d'aborder ces sujets dans mes entretiens avec le président, M. Heinz Fischer, et le chancelier M. Alfred Gusenhauer.
Q - Le processus d'intégration européenne se basait jusqu'à présent sur l'axe franco-allemand. Voulez-vous poursuivre cette relation privilégiée? Que peut encore réaliser la coopération franco-allemande dans l'Europe des 27 ?
R - Il est vrai que l'amitié entre la France et l'Allemagne a toujours joué un rôle moteur dans la construction européenne. Souvent, par le passé, nos deux pays ont permis à l'Europe d'avancer quand celle-ci semblait en panne. Aujourd'hui comme hier, la France et de l'Allemagne doivent mettre leur amitié au service du projet européen car l'Europe est plus forte quand nos deux pays sont rassemblés. L'adoption du Traité simplifié en a été une nouvelle preuve, comme l'avaient été auparavant la création de l'Union économique et monétaire ou la construction de l'espace Schengen.
Mais si le moteur franco-allemand reste aujourd'hui nécessaire, il n'est pas pour autant suffisant. Dans une Europe à vingt-sept, nous avons besoin de toutes les énergies et de toutes les volontés. L'impulsion franco-allemande ne doit être exclusive d'aucune autre. Sur ce point, nous sommes, mon amie Angela Merkel et moi-même, en parfait accord.
Et je veux être plus clair encore : quand je dis que nous avons besoin de tout le monde, je pense vraiment à chacun des vingt-sept. Pour moi, il n'y a pas les "petits" d'un côté et les "grands" de l'autre, il n'y a pas les "anciens" et les "nouveaux", il n'y pas les pays qui auraient le droit de parler et ceux qui auraient le droit de se taire. Pour moi, il y a l'Europe avec ses 27 membres tous égaux, c'est-à-dire tous également responsables de l'avenir du projet européen. L'Europe n'est pas un jeu à somme nulle, où les uns gagnent ce que les autres perdent. L'Europe, c'est une aventure collective, un projet commun. Nous profiterons tous de ses succès, comme nous pâtirons tous de ses échecs.
Q - Vous êtes contre l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Y aura-t-il un référendum à ce sujet dans votre pays ? Pourquoi la Turquie n'a pas de chance d'entrer dans l'Union européenne ? Considérez-vous l'Autriche comme un partenaire de votre refus d'une perspective européenne pour la Turquie ?
R - Ma position sur la Turquie est connue et elle n'a pas changé. Mais au-delà du cas particulier de la Turquie, la question que nous devons nous poser, au fond, c'est celle des frontières de l'Union européenne. Je suis de ceux qui pensent que l'Europe doit avoir des frontières, parce que c'est la condition d'une Europe véritablement politique, et pas seulement économique. Sans frontière, l'Europe est condamnée à devenir un ensemble sans unité, sans volonté. Sans frontière, le projet européen est condamné à perdre son soutien populaire.
Dès lors, il faut se demander où passent les frontières de l'Union ? Il s'agit là d'une question extrêmement complexe, à laquelle nous devons réfléchir tous ensemble. J'espère que le groupe de Sages, dont j'avais proposé la création et qui va être mis en place sous la présidence de Felipe Gonzalez pourra réfléchir de manière approfondie à ces questions qui touchent à l'idée même qu'on se fait du projet européen et de son avenir.
Mais je veux ajouter quelque chose concernant la Turquie. Ma position sur la question de son adhésion ne signifie en aucun cas que je ne crois pas au destin partagé de la Turquie et de l'Europe. L'Union européenne et la Turquie sont plus que des voisines £ elles sont des partenaires, des alliées et - j'ose le mot - des amies. C'est pourquoi il est nécessaire que l'Union européenne et la Turquie poursuivent leur rapprochement pour établir entre elle une association aussi étroite que possible, sans aller jusqu'à l'intégration.
Q - Que doit faire l'Union européenne pour réduire la dépendance énergétique envers la Russie ?
R - La question n'est pas tant celle de la dépendance à l'égard d'un seul fournisseur, même si la Russie, dans le domaine du gaz, est un partenaire majeur de l'Union. D'autres fournisseurs, ou groupes de fournisseurs dans le domaine des énergies fossiles, ont aussi une position dominante.
La question de l'indépendance énergétique pour l'Europe est aujourd'hui autant, sinon plus, celle de la diversification des sources d'énergie elles-mêmes : le gisement des économies d'énergie, les énergies renouvelables, et, même si je connais l'hostilité de l'Autriche à cet égard, l'énergie nucléaire. Ce choix appartient à chaque Etat membre mais nous devons développer ensemble une véritable politique énergétique européenne, fondée sur la solidarité et la responsabilité.