27 avril 2008 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, dans le quotidien tunisien "Ach-Chourouk" du 27 avril 2008, sur les relations franco-tunisiennes, l'Union pour la Méditerranée, le conflit israélo-palestinien et sur la politique africaine et arabe de la France.

QUESTION - Quel diagnostic faites-vous de l'état des relations bilatérales entre la France et la Tunisie ? Quels sont, à votre avis, les domaines dans lesquels elles pourraient se développer et se diversifier davantage ? Avez-vous des exemples précis ?
LE PRESIDENT - C'est mon second déplacement en Tunisie en moins d'un an, signe de mon souci de poursuivre et d'approfondir la relation bilatérale. Je suis venu dire mon estime et mon soutien au Président Ben Ali. La Tunisie affiche une réussite économique et commerciale exemplaire.
Les relations franco-tunisiennes sont excellentes, tant par leur densité que par leur diversité. La France est, de loin, le premier partenaire de la Tunisie : premier fournisseur, premier client, premier fournisseur d'aide publique bilatérale. Les entreprises françaises sont de plus en plus présentes en Tunisie et y créent des emplois. Imaginez qu'une entreprise française s'implante en Tunisie tous les cinq jours ! Si ces relations ont pu atteindre cette qualité, nous le devons à des milliers de Français et de Tunisiens, universitaires, chefs d'entreprise, scientifiques, artistes, à toutes ces femmes et tous ces hommes qui par leur travail et leur engagement tissent chaque jour un peu plus les liens entre nos deux pays. La force de la relation franco-tunisienne ce sont les 600 000 Tunisiens ou Franco-Tunisiens qui vivent en France et les plus de 20 000 Français qui ont fait le choix de vivre ici, et ils sont de plus en plus nombreux. Même si ces constats sont très positifs, il n'est pas question d'en rester là et je suis convaincu que la France peut encore faire plus et mieux avec la Tunisie. Cette visite d'État est justement l'occasion d'ouvrir de nouvelles pistes pour notre coopération et notre partenariat économique. Parmi les domaines amenés à se développer, il y a la coopération dans le domaine nucléaire civil, pour que la Tunisie diversifie ses sources d'énergie £ la formation professionnelle, pour soutenir la Tunisie dans sa politique de lutte contre le chômage des diplômés £ le tourisme, secteur capital de l'économie tunisienne £ ou encore la coopération entre nos pôles de compétitivité, pour ne prendre que ces exemples. Je pense aussi à l'accord de gestion des migrations que nous allons signer durant cette visite et qui offre de nouvelles opportunités de travail en France avec des démarches facilitées, telles que la « carte Compétence et Talent ». Cet accord, le premier signé avec un pays du Maghreb, est un exemple de concertation entre deux pays pour organiser les flux migratoires, de sorte que les deux pays en retirent un bénéfice. Tout cela montre la détermination de la France à soutenir la Tunisie dans son développement économique et social et à améliorer la vie quotidienne de chaque Tunisien.
QUESTION - Vous avez lancé l'idée d'Union de la Méditerranée qui intéresse beaucoup la Tunisie mais le concept a subi des modifications au cours du dernier sommet européen. Que s'est-il passé ? En quoi l'Union pour la Méditerranée se distingue-t- elle du Processus de Barcelone ? Qu'est-ce qui garantit qu'elle ne subira pas le même sort du fait de l'élargissement de son champ géographique ? Quels en seront les moyens et les objectifs ?
LE PRESIDENT - L'idée d'une Union pour la Méditerranée est née d'une conviction : le destin de l'Europe est celui des pays du Sud de la Méditerranée sont indissociablement liés. C'est donc ensemble, autour de cette mer commune, que nous pourrons nous construire un avenir de paix, de prospérité et de sécurité. Le Président Ben Ali a été l'un des premiers dirigeants à apporter son soutien à ce projet et je lui en suis très reconnaissant. Les autres pays de la rive sud se sont joints à ce soutien. C'est le signe que les États riverains ont très tôt saisi toute l'utilité et toutes les opportunités nouvelles qu'offre ce projet. L'UPM doit être façonnée par l'ensemble des pays qui souhaitent y adhérer. Tous les pays de l'Union européenne s'y sont également ralliés et c'est là une très bonne nouvelle. L'objectif n'est pas d'enterrer le processus de Barcelone, qui a permis des avancées réelles, mais de le revivifier. Il faut que les politiques jouent tout leur rôle. C'est la raison pour laquelle l'Union pour la Méditerranée sera lancée par un sommet de chefs d'État, que j'aurai le plaisir d'accueillir à Paris le 13 juillet prochain et auquel j'ai naturellement invité le Président Ben Ali. Il faut également que notre partenariat soit le fruit d'un véritable dialogue Nord-Sud et non un concept imposé au Sud par le Nord. C'est pourquoi la France a imaginé une co-présidence entre le Nord et le Sud et un Secrétariat, situé de préférence au Sud de la Méditerranée, et codirigé par un expert du Nord et un expert du Sud. Il faut enfin que l'Union pour la Méditerranée soit d'abord une union des projets, et je pense à des projets très concrets, qu'il s'agisse de la dépollution de la mer qui nous est commune, du développement durable, des autoroutes de la mer, de la formation des jeunes. La liste n'est pas close et j'attends beaucoup de commentaires et beaucoup d'idées de ma visite à Tunis.
QUESTION - Nous avons remarqué des changements importants dans la politique arabe de la France qui s'est rapprochée des points de vue américains. Est-ce que cela signifie que Paris a eu tort de se démarquer de Washington au sujet de l'invasion de l'Irak ? Ce changement est-il dicté par des considérations économiques liées à la reconstruction irakienne ? Est-il dû à un isolement de la France sur la scène internationale ?
LE PRESIDENT - Je vous remercie de m'offrir ici l'occasion de combattre un cliché tenace : on peut être l'ami de l'Amérique - et je le suis, il n'y a aucun doute là-dessus - et déterminer sa politique étrangère en toute indépendance. Je n'aime ni l'affrontement systématique, ni l'alignement mécanique. Vous parlez de la guerre d'Irak : j'ai appartenu à un gouvernement qui a considéré que cette guerre n'était pas nécessaire et j'ai partagé cette conviction. Mais en quoi cela aide-t-il au règlement de la situation très difficile que connaît l'Irak aujourd'hui de revenir sur le passé ? Ce qu'il faut, c'est que l'ensemble de la communauté internationale s'unisse pour aider ce pays à surmonter ses tensions, à commencer par ses voisins. Il y a quelques jours, à Koweït, Bernard Kouchner, le Ministre des Affaires étrangères du gouvernement français, s'est entretenu de l'Irak avec de nombreux interlocuteurs, y compris le ministre iranien des Affaires étrangères. Je n'y vois la marque d'aucun isolement, bien au contraire. De même, le sommet de l'Union pour la Méditerranée du 13 juillet prochain à Paris, sera un grand rassemblement autour d'une belle idée. Enfin, si la France était alignée sur Washington, croyez-vous que j'aurais reçu le colonel Qadhafi en visite officielle à Paris, ou le Président du Venezuela Hugo Chavez ?
QUESTION - Vous avez dit récemment que vous ne vouliez pas serrer les mains qui ne serrent pas celle des dirigeants israéliens. Mais le 60ème anniversaire de l'État d'Israël est aussi le 60ème anniversaire du drame du peuple palestinien. Pensez-vous que la décision française de choisir Israël comme invité d'honneur du Salon international du livre de Paris est compatible avec la logique du processus de paix qui a besoin de neutralité et de médiation ? La France a-t-elle un rôle à jouer pour aboutir à la paix et permettre au peuple palestinien de recouvrer les droits que lui reconnaissent les résolutions internationales ?
LE PRESIDENT - Vouloir la paix, c'est deux choses. C'est d'abord reconnaître le droit à l'existence d'Israël et son droit à la sécurité. Les appels à la destruction d'Israël sont, à l'évidence, intolérables. Et vouloir la paix, c'est reconnaître avec la même force le droit des Palestiniens à avoir un État indépendant, moderne et viable, vivant en paix et en sécurité aux côtés d'Israël. L'espoir existe. Il a été relancé à Annapolis mais aussi, rappelons-le, à la conférence de Paris. Le temps est venu de mettre fin à l'occupation qui a commencé en 1967, dans le cadre d'un accord de paix. Je compte mettre à profit la Présidence française de l'Union européenne pour travailler à l'amélioration concrète du sort des Palestiniens. Vous mentionnez le Salon du Livre. Personne n'ôtera ma conviction que quels que soient les conflits, quelles que soient les souffrances, je dirais même surtout là où il y a des conflits et des incompréhensions, la culture doit rester un lieu de dialogue et de paix. Boycotter la culture, c'est choisir de tourner le dos au dialogue et à la paix et je n'approuve pas cette attitude.
QUESTION - Des points de vue répandus dans l'opinion publique arabe estiment que la France est en train de renoncer à sa politique arabe et à sa politique africaine au profit d'autres puissances internationales. Que pensez-vous de ce diagnostic ? Quelles sont aujourd'hui les grandes lignes de la politique française en Afrique et dans le monde arabe ?
LE PRESIDENT - C'est un refrain que l'on entend depuis des années et qui subsiste bien qu'il soit en permanence démenti par les faits. Ma visite d'État en Tunisie, la deuxième que j'accomplis dans ce pays depuis mon élection, la troisième visite d'État et le sixième déplacement que j'effectue au Maghreb, devrait en soi suffire à clore le débat. Ce n'est pourtant pas le cas, à l'évidence. Pourquoi ? Je pense avoir une explication. Il me semble qu'il y a des esprits chagrins pour lesquels une « politique arabe », une « politique africaine », sont des données immuables, gravées dans le marbre, qui ne sont pas susceptibles d'évoluer, alors même que ces régions du monde changent, qu'elles abritent la jeunesse de la planète et par conséquent son avenir. De mon point de vue, ce serait faire insulte au monde arabe, à l'Afrique, que de conserver à leur égard une politique qui ne prenne pas ces changements en considération. Dans le monde arabe, la France est un interlocuteur attentif et un partenaire actif. J'ai ainsi souhaité développer avec les pays arabes qui le veulent et qui se conforment à la légalité internationale en la matière des partenariats innovants dans le domaine du nucléaire civil, car j'ai la conviction qu'il s'agit d'une clé pour le développement durable et parce que je pense qu'il est important de partager l'expertise et les technologies dont la France dispose avec les pays dont elle est proche. Des accords ont ainsi été conclus avec les Émirats arabes unis, la Jordanie, l'Algérie, la Libye et ma visite à Tunis va permettre d'en conclure un avec la Tunisie, ce dont je me réjouis. La présence française dans le Golfe s'est également étoffée dans de nombreux autres domaines, qu'il s'agisse de l'implantation d'une présence militaire à Abou Dabi ou du dynamisme de nos institutions culturelles, du Louvre à la Sorbonne. Cette logique trouve son prolongement au Maghreb et je salue le projet de création de l'Université Dauphine Tunis, destiné à contribuer à la formation des cadres dont la Tunisie a besoin. C'est cela, une politique arabe, cela s'appuie sur des projets concrets, modernes, qui ont un impact sur la vie quotidienne des populations. C'est aussi le fait que la Tunisie est, par exemple, le pays qui reçoit le plus d'aide de la France rapporté à son nombre d'habitants. C'est un engagement sérieux, sincère et durable. En Afrique également, notre attachement au continent africain n'a varié ni d'intensité, ni de profondeur mais plutôt de méthode : nous travaillons avec l'Afrique telle qu'elle est, au-delà des clivages linguistiques souvent artificiels ou des clichés qui veulent en faire un continent tragique. J'étais récemment en Afrique du Sud, j'y ai vu une grande nation, un grand partenaire. Je me suis rendu plusieurs fois au Tchad car un pays en proie à des difficultés sérieuses mérite que l'on se mobilise, et que l'on mobilise la communauté internationale, pour l'aider. Dans tous les pays africains où je me suis rendu, j'ai senti un grand désir de France, intact et renouvelé, et j'entends y répondre.Avec l'Afrique comme avec les pays arabes, nous voulons bâtir de vraies relations de partenariat, d'égal à égal £ des relations fondées sur la sincérité et la responsabilité.