25 janvier 2008 - Seul le prononcé fait foi
Entretien de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, dans "Hindustan Times" du 25 janvier 2008, notamment sur les relations franco-indiennes, la lutte contre le terrorisme, la non prolifération des armes nucléaires et sur les relations franco-américaines.
1 - Comment vous représentez-vous l'Inde ? Selon vous, l'Inde fait-elle partie du cercle des grandes puissances globales ou est-elle, avant tout, un pays en développement luttant pour satisfaire les besoins fondamentaux de millions d'habitants ?
LE PRESIDENT - Je suis particulièrement heureux de me rendre en Inde pour cette visite d'Etat. Je le suis d'autant plus que la France sera à l'honneur pour ce Jour de la République, le 26 janvier, où nous célébrons nos valeurs communes : la liberté, l'égalité, la fraternité. Pour moi, l'Inde, recouvre trois réalités très importantes.
D'abord c'est une grande civilisation, et nous avons besoin de cette dimension alors que les problèmes du monde appellent une coopération de toutes les cultures. Ensuite, c'est une démocratie et un pays pacifique, engagé aux Nations Unies, épris de stabilité, dans un environnement complexe.
Enfin, c'est un nouveau miracle économique en train de transformer la vie de centaines de millions de gens, mais aussi un pays confronté à de redoutables défis écologiques et sociaux, qu'il faut aider.
Tout cela fait, qu'à l'évidence, l'Inde, qui rassemble près d'un sixième de la population mondiale, doit être considérée comme un acteur de premier plan. J'aurai l'occasion de le dire à votre Présidente, Madame Pratibha Patil, ainsi qu'au Premier Ministre, aux dirigeants et au peuple indien.
2 - Pendant votre mandat - le mandat du Président d'une France nouvelle - l'Inde intégrera-t-elle, aux côtés d'autres Nations, un G8 élargi, comme vous l'avez plusieurs fois évoqué ? De quelle façon allez-vous chercher à inclure l'Inde, la Chine et le Brésil dans le nouvel ordre mondial, suivant la priorité que vous vous êtes fixé en 2007 ?
LE PRESIDENT - Ma réponse est très simple : nous ne pouvons plus traiter les affaires globales sans l'Inde, la Chine, le Brésil, le Mexique et l'Afrique du Sud. C'est une question de bon sens : comment lutter contre le changement climatique, éliminer la pauvreté ou aborder les questions commerciales mondiales sans donner une place de premier rang aux représentants de 2.5 milliards d'habitants ? Voilà pourquoi je soutiens la candidature de l'Inde à un siège permanent au conseil de sécurité des Nations Unies, organe chargé de veiller à la paix et à la sécurité internationales £ et voilà pourquoi je souhaite que le G8, instance de concertation informelle sur les affaires globales, s'élargisse progressivement pour devenir le G13. Nous avons lancé l'an dernier ce processus, lors d'une réunion du G8 en Allemagne où j'ai eu l'occasion de rencontrer pour la première fois votre Premier ministre, le Dr Manmohan Singh. C'est l'une de mes priorités de politique internationale et je souhaite que, dès le prochain sommet du G8, en juillet, au Japon, nous fassions un pas significatif dans cette direction.
3 - Voulez-vous signer avec l'Inde un Accord du même type que l'Accord 123 signé par les Etats-Unis avec New-Delhi ? Est-il envisageable que la France vende des réacteurs nucléaires à l'Inde, si celle-ci n'a pas obtenu une autorisation du Groupe des fournisseurs nucléaires, alors même que l'Inde s'est toujours comportée de manière irréprochable sous l'angle de la non-prolifération nucléaire ?
LE PRESIDENT - Nous sommes sur le point de trouver un accord qui permettra de développer les coopérations nucléaires civiles avec l'Inde dans le plein respect de sa souveraineté et des règles internationales, tout en préservant et en renforçant le régime de non-prolifération. C'est l'un des enjeux essentiels de ma visite en Inde : faire aboutir cette évolution capitale pour le développement de l'Inde et pour la protection de l'environnement mondial.
La seule voie prometteuse, c'est celle qui est actuellement empruntée par l'Inde dans ses rapports avec l'AIEA et avec un certain nombre de pays dont la France. Ceci devrait aboutir à un régime spécial pour l'Inde dans le cadre du Groupe des Fournisseurs Nucléaires (NSG).
Dès que l'Inde aura conclu l'accord de garanties avec l'AIEA et que le NSG se sera prononcé, nous pourrons signer avec elle un accord de coopération. Cet accord permettra, notamment, de livrer des centrales nucléaires de la technologie la plus récente. Plus largement, nous pourrons développer avec elle une coopération industrielle et scientifique de grande envergure dans le domaine nucléaire civil.
4 - Etes-vous déçu par l'annulation de l'appel d'offres qui avait sélectionné Eurocopter? Allez-vous répondre à l'appel d'offres de l'armée de l'air indienne pour 126 avions de combat multi-rôles ?
LE PRESIDENT - Eurocopter a présenté des hélicoptères de première qualité qui répondaient aux besoins exprimés par les forces armées. Je regrette que cela n'ait pas abouti, mais, bien évidemment, je respecte la décision des autorités indiennes. Je suis convaincu que la coopération de près de quarante ans entre la France et l'Inde dans ce domaine ne va pas s'interrompre pour autant et qu'Eurocopter saura relever le défi. S'agissant des 126 avions de combat, le Rafale, l'un des meilleurs avions du monde, peut être la réponse aux besoins de l'armée de l'air indienne, de même que les Mirage 2000 lui rendent depuis des années les meilleurs services. Si le constructeur Dassault décide de présenter une offre, le gouvernement français l'appuiera.
5 - Lors d'une Conférence de presse avec le Président Bush, l'an passé, vous aviez souligné que le Pakistan, un pays de 150 millions d'habitats, possédait des armes nucléaires. Vous avez déclaré : « il est très important pour nous que l'on ne se réveille pas un jour avec un Gouvernement, une Administration au Pakistan qui soit aux mains des extrémistes ». Pensez-vous que l'avènement d'un tel régime extrémiste soit plus probable après l'assassinat de Benazir Bhutto ? Six ans après le 11 septembre, le Pakistan se trouve dans une situation bien pire, Musharraf et les militaires étant dans l'incapacité de neutraliser les éléments extrémistes. En le soutenant quoi qu'il arrive, le monde occidental aurait-il commis une grave erreur? Un changement de cap est-il possible à présent ? Les Etats-Unis/l'OTAN ont-ils un plan de secours pour protéger ou neutraliser les armes nucléaires du Pakistan?
LE PRESIDENT - Je dois d'abord vous dire que je suis impressionné par la détermination et la sagesse avec lesquelles l'Inde et le Pakistan conduisent, depuis plusieurs années, et en dépit des difficultés, ce que l'on appelle le dialogue composite, en vue d'une relation pacifiée entre les deux pays. S'agissant de la situation interne au Pakistan, je connais l'attachement des autorités indiennes à un Pakistan stable, pacifique et démocratique. La France partage pleinement cet objectif et c'est ce que j'ai dit au Président Musharraf à Paris mardi dernier. Face au Pakistan d'aujourd'hui, confronté à des problèmes immenses, il faut faire preuve de sagesse et d'une grande prudence. Je vous laisse donc la responsabilité de vos appréciations. L'assassinat de Benazir Bhutto a été une tragédie, que la France a vigoureusement condamnée, et dont les effets n'ont pas fini de se faire sentir. Comme tout le monde, je suis préoccupé. Ce qu'il faut maintenant, c'est que des élections régulières aient lieu et que le processus démocratique reprenne. La lutte contre le terrorisme et l'extrémisme islamiste doit être menée avec une détermination sans faille. Quant à la question des armes nucléaires, elle prouve tout simplement à quel point il est essentiel, en matière nucléaire, d'agir dans le respect des grands principes de la non-prolifération.
6 - Vous avez été en pointe pour souligner les risques d'une confrontation entre les forces islamistes et l'Occident. Cela vient-il étayer la théorie du choc des civilisations ? Que doit faire le monde pour éviter un tel choc?
LE PRESIDENT - Pour éviter ce conflit des civilisations, il faut allier trois ambitions. Une détermination totale, d'abord, dans la lutte contre le terrorisme, que rien ne peut justifier, jamais, comme dans la lutte contre la prolifération d'armes de destruction massive, qui est toujours le fait de régimes ennemis de la paix. Il faut aider les forces de modération et de modernité, pour que se développe un Islam ouvert et tolérant. Le sens de la diversité, ensuite, pour que l'adhésion aux valeurs universelles aille de pair avec le respect de la différence. Et, de ce point de vue, l'exemple de l'Inde, où cohabitent tant de nations, de langues, de religions, peut nous inspirer. Enfin, l'ouverture à la réconciliation avec ceux qui font le choix de la paix contre les doctrines de haine et la violence aveugle. Ces ambitions doivent être poursuivies et je pense que l'Inde et la France peuvent y travailler ensemble.
7 - L'invasion américano-britannique de l'Irak, visant à mettre fin à un programme de développement d'armes nucléaires imaginaire, et les menaces répétées contre l'Iran ne vont-elles pas contribuer à accroître le mécontentement des musulmans, encourageant les vocations au terrorisme ?
LE PRESIDENT - La France a désapprouvé la guerre lancée contre l'Irak, vous le savez. La question iranienne est très différente. Voilà un Etat qui, pendant vingt ans, développe un programme nucléaire clandestin en violation des traités et avec l'aide d'un réseau de prolifération international. Un Etat qui appelle à l'anéantissement d'Israël. Un Etat dont l'AIEA ne peut établir le caractère pacifique de ce programme nucléaire et qui développe des activités d'enrichissement qui n'ont aucune justification civile et ne correspondent à aucun besoin. Il fallait donc réagir, et l'Europe l'a fait de la façon la plus mesurée qui soit, en proposant une approche diplomatique, approuvée par les Etats-Unis, la Chine et la Russie, et soutenue par l'écrasante majorité du conseil de sécurité et de l'AIEA. Nous disons à l'Iran : prouvez votre bonne volonté en répondant aux demandes de la communauté internationale, négocions, et nous vous offrons une coopération politique, économique et nucléaire civile. Mais l'Iran refuse d'entendre raison. Il a donc fallu prendre des mesures pour lui faire comprendre que nous n'accepterons jamais un Iran doté de l'arme nucléaire. Nous sommes déterminés à régler cette question par le dialogue. J'y suis personnellement engagé. Mais nous ne transigerons pas sur cette question, qui est essentielle pour la paix et la sécurité du monde.
8 - Votre Présidence marque-t-elle une rupture par rapport à la politique étrangère de votre prédécesseur, Jacques CHIRAC, s'agissant des relations avec les Etats-Unis ? Serez-vous un nouveau Tony BLAIR dans votre politique étrangère à l'égard des Etats-Unis ?
LE PRESIDENT - Je ne me définis pas par rapport aux autres. J'ai été élu par les Français pour remplir les engagements pris au cours de la campagne. J'ai été élu avec la volonté, la détermination la plus totale à agir, à conduire une politique étrangère cohérente, ambitieuse, efficace. Ce qui m'anime, c'est la volonté de défendre les intérêts de la France et ses valeurs, de faire progresser l'Europe, de contribuer à la paix et à la stabilité du monde, un monde confronté à d'immenses défis et de grands dangers. Les Français sont les alliés des Etats-Unis depuis la création de ce pays. Nous nous sommes même battus à leurs côtés pour leur indépendance. Ils sont venus nous appuyer lors de la première guerre mondiale. Ils ont été l'instrument essentiel de la libération de l'Europe contre la barbarie nazie. Ils ont protégé l'Europe, quand l'Union Soviétique était menaçante. Donc, pour moi, il ne peut y avoir autre chose que de l'amitié à l'égard de cet allié de toujours et, en même temps, la liberté totale d'affirmer à tout moment les intérêts et les positions de la France, parce qu'il n'y a pas d'amitié sans liberté. Je l'ai dit devant le Congrès des Etats-Unis : la France est un ami debout, un allié indépendant, un partenaire libre.
9 - Aurions-nous affaire à une Présidence française activiste, qui ne voit aucun mal à traiter avec les Hugo Chavez et les Mouhammar Khadafi du monde entier ?
LE PRESIDENT - Je regrette que vous ayez une vision si caricaturale des choses. Le Colonel Kadhafi, qu'on le veuille ou non, a changé de politique. Il a renoncé à ses programmes nucléaires clandestins. Il a accepté de libérer les infirmières bulgares et le médecin injustement accusés. Il a coupé les liens avec toutes sortes de mouvements douteux. Il n'y a donc aucune raison de refuser de discuter avec lui ou de refuser de le recevoir. Il faut au contraire l'encourager dans cette voie, en lui montrant qu'elle ouvre la porte de la réinsertion pleine et entière dans la communauté internationale. D'ailleurs, comment voulez-vous convaincre des pays comme l'Iran de se conformer aux exigences de la communauté internationale si, dans le même temps, vous refusez de réintégrer au sein de cette même communauté internationale ceux qui se sont responsabilisés et qui ont fait l'effort de répondre à ses demandes ? Quant au Président Chavez, je ne vois pas en quoi la France ne devrait pas avoir de relations avec lui. Je suis un président décidé à agir et à avoir des résultats. Le Président Chavez a proposé son aide pour la libération d'Ingrid Betancourt et des otages des FARC en Colombie, qui vivent un calvaire depuis tant d'années et je vous rappelle que deux otages, Clara Rojas et Consuelo Gonzales ont été libérées il y a quelques jours. Mais je vais être clair pour qu'il n'y ait pas de malentendu : cette diplomatie de la réconciliation n'est en rien une diplomatie de la complaisance.
10 - En vous adressant aux Ambassadeurs français en août 2007, vous avez dit que les concepts mêmes de tiers-monde et de non-alignement avaient perdu leur signification. Bon nombre d'indiens sont convaincus que le non-alignement signifie seulement une manière indépendante de penser et de prendre des décisions. Ce concept est-il réellement dépassé ?
LE PRESIDENT - Je crois que le monde moderne est confronté à une réalité nouvelle, l'interdépendance, qui nous oblige à revoir notre façon de concevoir les relations internationales. Le non-alignement est un concept qui a surgi en réaction contre le monde bipolaire, qui a disparu. Il faut en tirer les conséquences ! Aujourd'hui, de quoi s'agit-il ? De lutter contre le terrorisme, phénomène international qui se moque des frontières. De lutter contre le changement climatique, qui ignore les nations. De lutter contre la prolifération nucléaire, qui passe par des réseaux internationaux. Donc, il faut à la fois que chaque nation soit respectée dans son identité, son indépendance, et la France y est très attachée, et que toutes les nations coopèrent, dans le respect du droit, pour maîtriser ces fléaux. Pour moi, cela n'impose en aucun cas un alignement sur qui que ce soit. C'est tout le contraire : le multilatéralisme signifie que nous sommes à égalité devant la loi internationale, à la recherche de solutions communes. Ce qu'il faut, c'est créer un ordre mondial adapté au XXIème siècle et cela passe, entre autres choses, par une réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies, du Fonds Monétaire International et du G8.
11 - Que pensez-vous de la renaissance de la Russie ? La Russie lance-t-elle aujourd'hui un nouveau défi stratégique à l'Europe ? Croyez-vous que la multipolarité soit nécessaire et possible dans le monde contemporain ?LE PRESIDENT - Avec la Russie, nous avons une responsabilité conjointe, pour assurer la sécurité internationale et de l'Europe. Le redressement économique de la Russie est évidemment le bienvenu, parce qu'il stabilise le pays. En même temps, il est clair que la place de la Russie comme producteur de pétrole et de gaz pose la question de ses rapports avec l'Europe sur ce sujet. Nous souhaitons aussi, c'est l'évidence, que la démocratie soit pleinement respectée dans ce pays. La France et l'Europe proposent à la Russie une relation de confiance et d'amitié, fondée sur l'intérêt mutuel. J'ai vu le Président Poutine à plusieurs reprises et nous avons eu des conversations franches et positives. Pour le reste, il ne s'agit pas de savoir si oui ou non nous pensons que la multipolarité est bonne ou mauvaise. C'est une réalité de plus en plus évidente de notre monde. Il s'agit de savoir si nous serons capables d'organiser les rapports internationaux de façon harmonieuse, ou si nous les laisserons se dégrader par inconscience ou par maladresse.
LE PRESIDENT - Je suis particulièrement heureux de me rendre en Inde pour cette visite d'Etat. Je le suis d'autant plus que la France sera à l'honneur pour ce Jour de la République, le 26 janvier, où nous célébrons nos valeurs communes : la liberté, l'égalité, la fraternité. Pour moi, l'Inde, recouvre trois réalités très importantes.
D'abord c'est une grande civilisation, et nous avons besoin de cette dimension alors que les problèmes du monde appellent une coopération de toutes les cultures. Ensuite, c'est une démocratie et un pays pacifique, engagé aux Nations Unies, épris de stabilité, dans un environnement complexe.
Enfin, c'est un nouveau miracle économique en train de transformer la vie de centaines de millions de gens, mais aussi un pays confronté à de redoutables défis écologiques et sociaux, qu'il faut aider.
Tout cela fait, qu'à l'évidence, l'Inde, qui rassemble près d'un sixième de la population mondiale, doit être considérée comme un acteur de premier plan. J'aurai l'occasion de le dire à votre Présidente, Madame Pratibha Patil, ainsi qu'au Premier Ministre, aux dirigeants et au peuple indien.
2 - Pendant votre mandat - le mandat du Président d'une France nouvelle - l'Inde intégrera-t-elle, aux côtés d'autres Nations, un G8 élargi, comme vous l'avez plusieurs fois évoqué ? De quelle façon allez-vous chercher à inclure l'Inde, la Chine et le Brésil dans le nouvel ordre mondial, suivant la priorité que vous vous êtes fixé en 2007 ?
LE PRESIDENT - Ma réponse est très simple : nous ne pouvons plus traiter les affaires globales sans l'Inde, la Chine, le Brésil, le Mexique et l'Afrique du Sud. C'est une question de bon sens : comment lutter contre le changement climatique, éliminer la pauvreté ou aborder les questions commerciales mondiales sans donner une place de premier rang aux représentants de 2.5 milliards d'habitants ? Voilà pourquoi je soutiens la candidature de l'Inde à un siège permanent au conseil de sécurité des Nations Unies, organe chargé de veiller à la paix et à la sécurité internationales £ et voilà pourquoi je souhaite que le G8, instance de concertation informelle sur les affaires globales, s'élargisse progressivement pour devenir le G13. Nous avons lancé l'an dernier ce processus, lors d'une réunion du G8 en Allemagne où j'ai eu l'occasion de rencontrer pour la première fois votre Premier ministre, le Dr Manmohan Singh. C'est l'une de mes priorités de politique internationale et je souhaite que, dès le prochain sommet du G8, en juillet, au Japon, nous fassions un pas significatif dans cette direction.
3 - Voulez-vous signer avec l'Inde un Accord du même type que l'Accord 123 signé par les Etats-Unis avec New-Delhi ? Est-il envisageable que la France vende des réacteurs nucléaires à l'Inde, si celle-ci n'a pas obtenu une autorisation du Groupe des fournisseurs nucléaires, alors même que l'Inde s'est toujours comportée de manière irréprochable sous l'angle de la non-prolifération nucléaire ?
LE PRESIDENT - Nous sommes sur le point de trouver un accord qui permettra de développer les coopérations nucléaires civiles avec l'Inde dans le plein respect de sa souveraineté et des règles internationales, tout en préservant et en renforçant le régime de non-prolifération. C'est l'un des enjeux essentiels de ma visite en Inde : faire aboutir cette évolution capitale pour le développement de l'Inde et pour la protection de l'environnement mondial.
La seule voie prometteuse, c'est celle qui est actuellement empruntée par l'Inde dans ses rapports avec l'AIEA et avec un certain nombre de pays dont la France. Ceci devrait aboutir à un régime spécial pour l'Inde dans le cadre du Groupe des Fournisseurs Nucléaires (NSG).
Dès que l'Inde aura conclu l'accord de garanties avec l'AIEA et que le NSG se sera prononcé, nous pourrons signer avec elle un accord de coopération. Cet accord permettra, notamment, de livrer des centrales nucléaires de la technologie la plus récente. Plus largement, nous pourrons développer avec elle une coopération industrielle et scientifique de grande envergure dans le domaine nucléaire civil.
4 - Etes-vous déçu par l'annulation de l'appel d'offres qui avait sélectionné Eurocopter? Allez-vous répondre à l'appel d'offres de l'armée de l'air indienne pour 126 avions de combat multi-rôles ?
LE PRESIDENT - Eurocopter a présenté des hélicoptères de première qualité qui répondaient aux besoins exprimés par les forces armées. Je regrette que cela n'ait pas abouti, mais, bien évidemment, je respecte la décision des autorités indiennes. Je suis convaincu que la coopération de près de quarante ans entre la France et l'Inde dans ce domaine ne va pas s'interrompre pour autant et qu'Eurocopter saura relever le défi. S'agissant des 126 avions de combat, le Rafale, l'un des meilleurs avions du monde, peut être la réponse aux besoins de l'armée de l'air indienne, de même que les Mirage 2000 lui rendent depuis des années les meilleurs services. Si le constructeur Dassault décide de présenter une offre, le gouvernement français l'appuiera.
5 - Lors d'une Conférence de presse avec le Président Bush, l'an passé, vous aviez souligné que le Pakistan, un pays de 150 millions d'habitats, possédait des armes nucléaires. Vous avez déclaré : « il est très important pour nous que l'on ne se réveille pas un jour avec un Gouvernement, une Administration au Pakistan qui soit aux mains des extrémistes ». Pensez-vous que l'avènement d'un tel régime extrémiste soit plus probable après l'assassinat de Benazir Bhutto ? Six ans après le 11 septembre, le Pakistan se trouve dans une situation bien pire, Musharraf et les militaires étant dans l'incapacité de neutraliser les éléments extrémistes. En le soutenant quoi qu'il arrive, le monde occidental aurait-il commis une grave erreur? Un changement de cap est-il possible à présent ? Les Etats-Unis/l'OTAN ont-ils un plan de secours pour protéger ou neutraliser les armes nucléaires du Pakistan?
LE PRESIDENT - Je dois d'abord vous dire que je suis impressionné par la détermination et la sagesse avec lesquelles l'Inde et le Pakistan conduisent, depuis plusieurs années, et en dépit des difficultés, ce que l'on appelle le dialogue composite, en vue d'une relation pacifiée entre les deux pays. S'agissant de la situation interne au Pakistan, je connais l'attachement des autorités indiennes à un Pakistan stable, pacifique et démocratique. La France partage pleinement cet objectif et c'est ce que j'ai dit au Président Musharraf à Paris mardi dernier. Face au Pakistan d'aujourd'hui, confronté à des problèmes immenses, il faut faire preuve de sagesse et d'une grande prudence. Je vous laisse donc la responsabilité de vos appréciations. L'assassinat de Benazir Bhutto a été une tragédie, que la France a vigoureusement condamnée, et dont les effets n'ont pas fini de se faire sentir. Comme tout le monde, je suis préoccupé. Ce qu'il faut maintenant, c'est que des élections régulières aient lieu et que le processus démocratique reprenne. La lutte contre le terrorisme et l'extrémisme islamiste doit être menée avec une détermination sans faille. Quant à la question des armes nucléaires, elle prouve tout simplement à quel point il est essentiel, en matière nucléaire, d'agir dans le respect des grands principes de la non-prolifération.
6 - Vous avez été en pointe pour souligner les risques d'une confrontation entre les forces islamistes et l'Occident. Cela vient-il étayer la théorie du choc des civilisations ? Que doit faire le monde pour éviter un tel choc?
LE PRESIDENT - Pour éviter ce conflit des civilisations, il faut allier trois ambitions. Une détermination totale, d'abord, dans la lutte contre le terrorisme, que rien ne peut justifier, jamais, comme dans la lutte contre la prolifération d'armes de destruction massive, qui est toujours le fait de régimes ennemis de la paix. Il faut aider les forces de modération et de modernité, pour que se développe un Islam ouvert et tolérant. Le sens de la diversité, ensuite, pour que l'adhésion aux valeurs universelles aille de pair avec le respect de la différence. Et, de ce point de vue, l'exemple de l'Inde, où cohabitent tant de nations, de langues, de religions, peut nous inspirer. Enfin, l'ouverture à la réconciliation avec ceux qui font le choix de la paix contre les doctrines de haine et la violence aveugle. Ces ambitions doivent être poursuivies et je pense que l'Inde et la France peuvent y travailler ensemble.
7 - L'invasion américano-britannique de l'Irak, visant à mettre fin à un programme de développement d'armes nucléaires imaginaire, et les menaces répétées contre l'Iran ne vont-elles pas contribuer à accroître le mécontentement des musulmans, encourageant les vocations au terrorisme ?
LE PRESIDENT - La France a désapprouvé la guerre lancée contre l'Irak, vous le savez. La question iranienne est très différente. Voilà un Etat qui, pendant vingt ans, développe un programme nucléaire clandestin en violation des traités et avec l'aide d'un réseau de prolifération international. Un Etat qui appelle à l'anéantissement d'Israël. Un Etat dont l'AIEA ne peut établir le caractère pacifique de ce programme nucléaire et qui développe des activités d'enrichissement qui n'ont aucune justification civile et ne correspondent à aucun besoin. Il fallait donc réagir, et l'Europe l'a fait de la façon la plus mesurée qui soit, en proposant une approche diplomatique, approuvée par les Etats-Unis, la Chine et la Russie, et soutenue par l'écrasante majorité du conseil de sécurité et de l'AIEA. Nous disons à l'Iran : prouvez votre bonne volonté en répondant aux demandes de la communauté internationale, négocions, et nous vous offrons une coopération politique, économique et nucléaire civile. Mais l'Iran refuse d'entendre raison. Il a donc fallu prendre des mesures pour lui faire comprendre que nous n'accepterons jamais un Iran doté de l'arme nucléaire. Nous sommes déterminés à régler cette question par le dialogue. J'y suis personnellement engagé. Mais nous ne transigerons pas sur cette question, qui est essentielle pour la paix et la sécurité du monde.
8 - Votre Présidence marque-t-elle une rupture par rapport à la politique étrangère de votre prédécesseur, Jacques CHIRAC, s'agissant des relations avec les Etats-Unis ? Serez-vous un nouveau Tony BLAIR dans votre politique étrangère à l'égard des Etats-Unis ?
LE PRESIDENT - Je ne me définis pas par rapport aux autres. J'ai été élu par les Français pour remplir les engagements pris au cours de la campagne. J'ai été élu avec la volonté, la détermination la plus totale à agir, à conduire une politique étrangère cohérente, ambitieuse, efficace. Ce qui m'anime, c'est la volonté de défendre les intérêts de la France et ses valeurs, de faire progresser l'Europe, de contribuer à la paix et à la stabilité du monde, un monde confronté à d'immenses défis et de grands dangers. Les Français sont les alliés des Etats-Unis depuis la création de ce pays. Nous nous sommes même battus à leurs côtés pour leur indépendance. Ils sont venus nous appuyer lors de la première guerre mondiale. Ils ont été l'instrument essentiel de la libération de l'Europe contre la barbarie nazie. Ils ont protégé l'Europe, quand l'Union Soviétique était menaçante. Donc, pour moi, il ne peut y avoir autre chose que de l'amitié à l'égard de cet allié de toujours et, en même temps, la liberté totale d'affirmer à tout moment les intérêts et les positions de la France, parce qu'il n'y a pas d'amitié sans liberté. Je l'ai dit devant le Congrès des Etats-Unis : la France est un ami debout, un allié indépendant, un partenaire libre.
9 - Aurions-nous affaire à une Présidence française activiste, qui ne voit aucun mal à traiter avec les Hugo Chavez et les Mouhammar Khadafi du monde entier ?
LE PRESIDENT - Je regrette que vous ayez une vision si caricaturale des choses. Le Colonel Kadhafi, qu'on le veuille ou non, a changé de politique. Il a renoncé à ses programmes nucléaires clandestins. Il a accepté de libérer les infirmières bulgares et le médecin injustement accusés. Il a coupé les liens avec toutes sortes de mouvements douteux. Il n'y a donc aucune raison de refuser de discuter avec lui ou de refuser de le recevoir. Il faut au contraire l'encourager dans cette voie, en lui montrant qu'elle ouvre la porte de la réinsertion pleine et entière dans la communauté internationale. D'ailleurs, comment voulez-vous convaincre des pays comme l'Iran de se conformer aux exigences de la communauté internationale si, dans le même temps, vous refusez de réintégrer au sein de cette même communauté internationale ceux qui se sont responsabilisés et qui ont fait l'effort de répondre à ses demandes ? Quant au Président Chavez, je ne vois pas en quoi la France ne devrait pas avoir de relations avec lui. Je suis un président décidé à agir et à avoir des résultats. Le Président Chavez a proposé son aide pour la libération d'Ingrid Betancourt et des otages des FARC en Colombie, qui vivent un calvaire depuis tant d'années et je vous rappelle que deux otages, Clara Rojas et Consuelo Gonzales ont été libérées il y a quelques jours. Mais je vais être clair pour qu'il n'y ait pas de malentendu : cette diplomatie de la réconciliation n'est en rien une diplomatie de la complaisance.
10 - En vous adressant aux Ambassadeurs français en août 2007, vous avez dit que les concepts mêmes de tiers-monde et de non-alignement avaient perdu leur signification. Bon nombre d'indiens sont convaincus que le non-alignement signifie seulement une manière indépendante de penser et de prendre des décisions. Ce concept est-il réellement dépassé ?
LE PRESIDENT - Je crois que le monde moderne est confronté à une réalité nouvelle, l'interdépendance, qui nous oblige à revoir notre façon de concevoir les relations internationales. Le non-alignement est un concept qui a surgi en réaction contre le monde bipolaire, qui a disparu. Il faut en tirer les conséquences ! Aujourd'hui, de quoi s'agit-il ? De lutter contre le terrorisme, phénomène international qui se moque des frontières. De lutter contre le changement climatique, qui ignore les nations. De lutter contre la prolifération nucléaire, qui passe par des réseaux internationaux. Donc, il faut à la fois que chaque nation soit respectée dans son identité, son indépendance, et la France y est très attachée, et que toutes les nations coopèrent, dans le respect du droit, pour maîtriser ces fléaux. Pour moi, cela n'impose en aucun cas un alignement sur qui que ce soit. C'est tout le contraire : le multilatéralisme signifie que nous sommes à égalité devant la loi internationale, à la recherche de solutions communes. Ce qu'il faut, c'est créer un ordre mondial adapté au XXIème siècle et cela passe, entre autres choses, par une réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies, du Fonds Monétaire International et du G8.
11 - Que pensez-vous de la renaissance de la Russie ? La Russie lance-t-elle aujourd'hui un nouveau défi stratégique à l'Europe ? Croyez-vous que la multipolarité soit nécessaire et possible dans le monde contemporain ?LE PRESIDENT - Avec la Russie, nous avons une responsabilité conjointe, pour assurer la sécurité internationale et de l'Europe. Le redressement économique de la Russie est évidemment le bienvenu, parce qu'il stabilise le pays. En même temps, il est clair que la place de la Russie comme producteur de pétrole et de gaz pose la question de ses rapports avec l'Europe sur ce sujet. Nous souhaitons aussi, c'est l'évidence, que la démocratie soit pleinement respectée dans ce pays. La France et l'Europe proposent à la Russie une relation de confiance et d'amitié, fondée sur l'intérêt mutuel. J'ai vu le Président Poutine à plusieurs reprises et nous avons eu des conversations franches et positives. Pour le reste, il ne s'agit pas de savoir si oui ou non nous pensons que la multipolarité est bonne ou mauvaise. C'est une réalité de plus en plus évidente de notre monde. Il s'agit de savoir si nous serons capables d'organiser les rapports internationaux de façon harmonieuse, ou si nous les laisserons se dégrader par inconscience ou par maladresse.