30 novembre 2007 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, dans "Corriere della Sera" du 30 novembre 2007, notamment sur les relations franco-italiennes, les négociations entre l'Union européenne et la Turquie, la question du Kosovo, les réformes en France et sur la moralisation du marché financier.


Q - Monsieur le Président, dans quel état d'esprit et avec quels objectifs entamez-vous votre premier Sommet franco-italien ? Et quels sont vos sentiments envers un pays que vous connaissez très bien ?
R - J'aime l'Italie. Pour moi, c'est la beauté, la culture, une économie dynamique, une société où le génie créatif s'exprime comme nulle part ailleurs dans le monde. A mes yeux, l'Italie est sans doute le pays le plus proche de la France. Je n'oublie pas que c'est l'un des fondateurs de notre Union européenne. L'idée que j'ai de l'Italie, c'est donc celle d'une grande puissance européenne et méditerranéenne, d'un partenaire essentiel pour la France.
Les nombreuses marques d'intérêt pour mon action, qui me viennent d'Italie, me touchent particulièrement. Elles sont, à mon sens, un témoignage supplémentaire - s'il en était besoin - de la profondeur et de l'intensité des liens qui unissent nos deux pays.
Mon ambition pour le Sommet de Nice, c'est de placer les relations entre nos deux pays au plus haut niveau de coopération possible. Parce que c'est notre intérêt commun et parce que c'est déterminant pour l'avenir de l'Europe.
C'est dans cet état d'esprit très constructif que j'aborde la rencontre avec mon ami Romano Prodi. Nous allons bien sûr nous concerter sur les principaux dossiers d'actualité européenne et internationale mais, au-delà de cela, nous voulons profiter de ce sommet pour donner un nouvel élan à la relation franco-italienne en prenant des décisions concrètes : pour travailler conjointement à une véritable politique commune en matière d'immigration, pour donner un coup d'accélérateur à notre coopération économique, en particulier dans le domaine de l'énergie, si important en Europe et pour nos deux pays, mais aussi des transports, de la lutte contre la contrefaçon, de la coopération spatiale, pour agir ensemble en faveur d'une relance l'Europe de la défense, qui sera l'un des points importants de la première réunion du Conseil franco-italien de défense. Nous écouterons également avec beaucoup d'intérêt la voix de la société civile, portée par les deux co-présidents du Forum franco-italien de la société civile, Antoine Bernheim et Pasquale Pistorio, qui nous présenteront leurs réflexions et leurs propositions sur l'avenir de la Méditerranée.
Q - Vous avez proposé de créer l'Union de la Méditerranée. À la veille du sommet franco-italien, et dans la perspective de ce projet, quel rôle peuvent jouer nos deux pays ?
R - Ma conviction, c'est que l'Union de la Méditerranée ne se fera que si chacun des pays concernés s'approprie véritablement le projet et y participe activement. La place de l'Italie dans ce processus est évidemment essentielle : Romano Prodi a été le premier à venir m'exprimer à Paris son soutien à cette idée, très peu de temps après mon élection.
Sur ce dossier, nous avons la même approche : gardons-nous des constructions institutionnelles et privilégions les projets concrets, associant sur un pied d'égalité les pays du Nord et du Sud, et qui seuls permettront de créer une véritable solidarité de fait. Il nous faut maintenant travailler ensemble pour élaborer des projets mobilisateurs. Les perspectives de travail commun ne manquent pas : l'environnement, le développement économique, la sécurité, le dialogue des cultures, etc. C'est pour cela que Romano Prodi et moi-même avons demandé aux plus grands noms du monde des affaires et de la recherche de nos deux pays, réunis au sein du Forum franco-italien de la société civile, de nous présenter, en marge du sommet, leurs idées et leurs attentes.
Q - La France et l'Italie partagent souvent les mêmes valeurs et travaillent ensemble dans différents contextes internationaux. Il y a pourtant un point de désaccord : l'entrée de la Turquie en Europe. Comment peut-on trouver une démarche commune ?
R - Il y a effectivement, comme vous le soulignez, une grande unité de vues entre nos deux pays sur les questions internationales. L'Italie, qui siège actuellement à nos côtés au Conseil de sécurité de l'ONU, a pris, par exemple, la tête du combat contre la peine de mort. C'est grâce notamment à l'impulsion qu'elle a donnée qu' un moratoire sur la peine de mort vient d'être adopté par l'Assemblée générale des Nations Unies, ce dont je me réjouis, car c'est un combat que nous avons mené ensemble. Nos deux pays sont aussi parmi les plus grands contributeurs aux opérations de maintien de la paix et de reconstruction sous mandat des Nations Unies au Liban, avec la FINUL, en Afghanistan et dans les Balkans.
Sur la Turquie, ma position est bien connue et n'a pas changé. La question qui se pose est celle des frontières de l'Union. C'est une question difficile, ce qui n'est pas une raison pour ne pas se la poser, même si je suis bien conscient qu'elle ne trouvera pas de réponse simple. En attendant, je suis prêt à donner mon accord à l'ouverture de nouveaux chapitres de négociation, pourvu qu'ils restent compatibles avec les deux issues possibles de cette négociation, l'intégration, comme le souhaitent nos amis, turcs, ou une association très étroite entre l'Union et la Turquie, qui me paraît être la meilleure formule. C'est le cas de 30 chapitres sur 35, ce qui nous laisse du temps pour un travail de fond. Il s'agit là, à mon sens, de la seule voie raisonnable.
Q - La France et l'Italie craignent une nouvelle crise dans la région des Balkans. Quelles solutions proposez-vous pour éviter le pire ? Est-ce que la France va reconnaître l'indépendance du Kosovo ?
R - Sur le Kosovo, il est essentiel que les Européens maintiennent leur unité. C'est un sujet dont nous parlerons naturellement avec Romano Prodi, à l'approche de la remise du rapport de la Troïka composée des États-Unis, de la Russie et de l'Union Européenne, le 10 décembre prochain. Il est prématuré de poser la question de la reconnaissance d'une éventuelle déclaration unilatérale d'indépendance du Kosovo.
Nous soutiendrons évidemment toute solution acceptée par les deux parties, Serbes et Kosovars. Si un accord ne pouvait être trouvé, l'indépendance inléuctable du Kosovo devra alors s'inscrire dans le cadre tracé par M. Martti Ahtisaari, l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations Unies, pour assurer notamment le respect des droits des minorités. La communauté internationale et l'Union Européenne en particulier, devront prendre leurs responsabilités pour accompagner cette indépendance. La France et L'Italie sont parfaitement conscientes de elrus responsabilités
Q - Vous bénéficiez d'une large majorité, d'un gouvernement ouvert à gauche et d'une constitution qui vous attribue beaucoup de pouvoir. Que répondez-vous à ceux qui vous définissent comme un « hyper Président » ? Que signifie être un homme de droite, aujourd'hui ? On vous définit de façon différente et quelquefois contradictoire : gaulliste, nationaliste, pragmatique, libéral, blairiste, thatchérien. Avez-vous un modèle qui vous inspire ? Le modèle français de services publics et sociaux est en général très apprécié en France et à l'étranger. Qu'est-ce qui va changer ?
R - Je réponds à ceux qui me critiquent que j'ai été élu pour changer les choses, que si l'on me reproche d'en faire trop aujourd'hui, c'est incompréhensible, parce que tant reste à faire. Si j'ai été élu avec une large majorité, si j'ai voulu l'ouverture et la diversité au sein même du gouvernement français, si je souhaite que l'on réforme la Constitution, c'est parce que j'estime que cela est nécessaire pour adapter notre pays aux défis du monde contemporain.
Cela veut dire qu'il faut mettre en oeuvre un programme cohérent de réformes, celui sur lequel j'ai été élu à une large majorité. Et ce programme, je compte le mettre en oeuvre, en étant ouvert à la discussion, mais avec détermination et fermeté. Les réformes, je peux vous assurer qu'elles se poursuivront, parce qu'elles sont nécessaires.
Q - Vous critiquez la Banque Centrale Européenne (BCE) et l'euro fort. Cette position ne risque-t-elle pas de renforcer les préjugés sur le « protectionnisme à la française » ? Vous attribuez une signification positive au mot « protection ». Qu'est-ce que cela signifie dans un contexte européen ?
R - Dans ma conception de la démocratie, on peut discuter de tout, y compris de la politique monétaire. Il n'est pas question pour moi de remettre en cause l'indépendance de la BCE, mais je ne vois aucune raison de ne pas débattre de ses choix. Je relève d'ailleurs que le traité lui-même confie au Conseil la responsabilité de définir les grandes orientations de la politique de change. Il n'est pas acceptable que les pays européens subissent les conséquences de déséquilibres monétaires auxquels ils sont étrangers. Je l'ai dit à propos de la sous-évaluation du yuan, notamment lors de mon déplacement en Chine cette semaine. Je l'ai également dit très fermement lors de la crise des subprimes : on ne peut plus laisser quelques dizaines de spéculateurs mettre par terre tout un système international, emprunter dans n'importe quelle condition, acheter à n'importe quel prix.
La protection, ce n'est pas le protectionnisme. Il y a une différence. L'Europe doit protéger ses citoyens sans tomber dans le protectionnisme. Pour moi, la préférence communautaire, ce n'est pas du protectionnisme. L'Europe est légitimement attachée à la concurrence, mais c'est un moyen et non une fin en soi. Nous devons être capables de nous doter des mêmes moyens d'agir que les autres. Qui pourrait nous reprocher de vouloir une concurrence loyale avec nos principaux partenaires ? N'est-ce pas également la condition nécessaire pour un développement durable des pays les plus faibles ? C'est l'intérêt de tous d'avoir des règles du jeu équitables : c'est pourquoi j'ai notamment proposé que la Présidence française de l'Union Européenne, au second semestre 2008, fasse des propositions pour la moralisation du capitalisme financier.
Plus largement, nous devons débattre de l'avenir de notre Europe. C'est pourquoi j'ai proposé la création d'un groupe de 10 ou 12 sages, chargé de réfléchir sur ce que pourrait être le rêve européen à l'horizon 2020-2030. Pour prendre les bonnes décisions, il faut beaucoup réfléchir, beaucoup consulter et beaucoup discuter, sans tabous. J'espère que la mise en place de ce groupe pourra être décidée lors du Conseil européen de décembre.