22 janvier 2003 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Jacques Chirac, Président de la République, à Arte le 22 janvier 2003, sur les relations franco-allemandes, leur importance pour l'Europe, l'idée d'une opposition entre "petits" et "grands" pays au sein de l'Union européenne et l'opposition de la France à une éventuelle intervention militaire contre l'Irak sans l'approbation du Conseil de sécurité de l'ONU.

QUESTION - Monsieur le Président, bonsoir.
LE PRESIDENT - Bonsoir.
QUESTION - Quarante ans après la signature du Traité de l'Elysée par le Général de GAULLE et le Chancelier ADENAUER, est-ce que l'on peut parler sans exagérer de portée historique du 22 janvier 1963 et donc de ce 22 janvier 2003 ? Est-ce que c'est la suite, est-ce que c'est une nouvelle page qui s'ouvre ?
LE PRESIDENT - D'abord, il est indiscutable que l'on peut parler de portée historique et même d'événement historique en évoquant la signature par le Général de GAULLE et le Chancelier ADENAUER de l'acte de réconciliation et d'engagement commun vers la paix et la démocratie de l'Allemagne et de la France. Cela, c'est vraiment historique. Donc, le 40ème anniversaire est également une date importante, d'abord parce que c'est une confirmation que la vision des deux grands Européens que furent le Général et le Chancelier ADENAUER a été confirmée par les faits. L'accord franco-allemand s'est approfondi, renforcé, maintenu en tous les cas, et notre ambition, aujourd'hui, c'est de poursuivre sur cette voie et de renforcer encore nos liens. Les renforcer d'abord parce que c'est naturel, ensuite parce que nous avons l'un et l'autre une vision de l'Europe, de l'organisation de l'Europe de demain et que cette vision suppose une entente complète entre l'Allemagne et la France.
QUESTION - Justement, Monsieur le Président, est-ce que cette amitié franco-allemande a été, reste et restera, je dirais, fondatrice pour l'Europe ? En d'autres termes, est-ce que sans elle nous en serions à l'élargissement à 25 pays ? Est-ce que cela serait possible ?
LE PRESIDENT - Non, sans aucun doute. Dès le départ, l'Union européenne à Six était, de façon essentielle, fondée sur l'accord franco-allemand. Vous voyez bien que, s'il n'y avait pas en d'accord franco-allemand, cela n'aurait pas pu marcher. Eh bien, cette réalité a perduré. Elle s'impose toujours, non pas que l'Allemagne et la France veuillent exercer je ne sais quelle hégémonie, naturellement, sur l'Europe, ce n'est pas du tout, du tout notre sentiment ni la vision que nous avons de l'Europe de demain, mais parce qu'il apparaît clairement que, si nous sommes la main dans la main, si nous nous entendons, alors, tout progresse au bénéfice de l'ensemble des pays concernés, qui vont être demain vingt cinq, puis vingt sept. Au contraire, si nous ne sommes pas d'accord, alors, l'expérience prouve que l'Europe s'arrête. Et donc c'est un élément essentiel de la construction d'une Europe telle que nous la souhaitons pour demain.
QUESTION - La vitalité, la vigueur du couple franco-allemand, comme l'on dit, a connu, c'est comme partout, des hauts et des bas. Et puis là, je me permets de citer Gerhard SCHRÖDER qui dit : "et voici une extraordinaire relance de cette amitié". Alors, cette embellie, cette relance du moteur franco-allemand, elle passe naturellement par un compromis ? Est-ce que cela a été compliqué ? Est-ce que l'on était un peu en panne ? Est-ce que ce n'est pas un peu inespéré, si l'on en croit les commentateurs en tous cas ?
LE PRESIDENT - Je ne crois pas que ce que vous appelez les hauts et les bas soient à imputer à une difficulté de communication, d'entente, entre l'Allemagne et la France. Je crois que sur ce point l'accord a toujours été de la même nature. En revanche, il y a des périodes où les problèmes imposent des solutions et d'autres où cela n'est pas le cas. Je prends un exemple : il fut une période où il n'y avait pas de grandes difficultés, je dirais il y a deux ans, il y a un an, et puis tout d'un coup on est arrivé à une échéance, celle de l'élargissement, et à la constatation qu'il y avait une divergence de vues importante entre l'Allemagne et la France, notamment pour ce qui concerne la politique agricole commune. Alors là, nous avons marqué que l'entente restait essentielle, nous avons trouvé le compromis parce que c'est un compromis où chacun fait un pas vers l'autre et qui permet ainsi d'avoir un accord. C'est ce que nous avons fait à Bruxelles il y a trois mois, ce qui a permis la politique de l'élargissement.
Il en va de même aujourd'hui. L'Europe s'élargissant, les problèmes sont plus complexes, ils sont plus nombreux et il faut une réforme des institutions, il faut donner à nos institutions plus d'autorité, plus de capacité pour gérer nos problèmes. C'est ce que nous avons fait en faisant une contribution allemande et française commune qui nous permettra, je l'espère, d'avoir une contribution essentielle à l'organisation institutionnelle de l'Europe de demain. Et, là aussi, nous l'avons fait en faisant chacun un pas important vers l'autre.
QUESTION - Chacun un bout de chemin. Cette contribution, elle a recueilli un bon accueil, vous trouvez qu'elle a fait non pas l'unanimité mais que le climat est bon là-dessus ?
LE PRESIDENT - Les réactions qui ont été celles, notamment, du Président de la Convention, M. GISCARD d'ESTAING, celles d'un certain nombre de pays aussi, ont été des réactions, je dirais, positives. Naturellement, il ne s'agit pas d'une décision, il s'agit d'un contribution qu'apportent l'Allemagne et la France à la Convention. Maintenant, nous allons parler, discuter tous ensemble pour arriver à la meilleure solution possible mais vous voyez bien que, déjà, en ayant un accord entre l'Allemagne et la France, on a fait un pas essentiel.
QUESTION - Vous en parliez il y a un instant, M. le Président, est-ce que l'on ne risque pas de faire un peu des envieux, nous les Français et les Allemands, vis-à-vis des autres pays, peut-être des plus petits pays parmi les vint-cinq ?
LE PRESIDENT - Non, cela, vous savez, c'est un mythe. Je connais bien l'histoire de l'Union européenne et il n'y a jamais eu dans l'histoire de l'Union européenne une situation où les "grands", c'est-à-dire les plus peuplés, auraient imposé leur solution aux "petits", c'est-à-dire les moins peuplés. Cela ne s'est jamais produit. Chaque fois qu'il y a eu des problèmes au sein de l'Union, il y a toujours eu des grands et des petits ensemble défendant un point de vue différent d'un autre groupe composé également de grands et de petits. Donc, l'idée que les grands puissent vouloir imposer je ne sais quelle hégémonie aux petits est une idée fausse qui ne correspond pas à la réalité politique de notre Union.
QUESTION - D'accord, mais à l'inverse, est-ce qu'il n'y a pas un danger ? Celui pour la France et pour l'Allemagne de se perdre un peu, de se diluer dans ce grand nombre de pays européens ?
LE PRESIDENT - C'est dans la nature même de l'union. Bien entendu les cultures, les traditions, les intérêts des uns et des autres doivent être respectés et c'est bien ce que nous faisons, d'où les discussions longues, souvent difficiles au niveau du Conseil européen. D'où l'importance capitale -et qui doit être renforcée- du rôle de la Commission, qui incarne l'intérêt général de l'Europe. Mais il est dans la nature-même de cette démarche que, volontairement, nous déléguions de plus en plus de notre capacité de souveraineté au bénéfice d'un ensemble européen. Qu'est-ce que nous voulons ? Nous voulons une Europe qui soit organisée, qui permette de répondre à une ambition, dans un monde difficile, qui est d'assurer la paix, la démocratie, la stabilité, le développement économique et social. Nous voulons une Europe qui ait une capacité à se défendre et donc une capacité à parler dans le monde et à être entendue, d'où une politique étrangère et de défense. Nous voulons une Europe qui soit un véritable espace où soient renforcées la sécurité, la liberté, la solidarité. La démocratie, naturellement. C'est cela, c'est à cela que nous tendons et c'est pour cela que l'accord entre l'Allemagne et la France est essentiel.
QUESTION - Vous, personnellement, Monsieur le Président, comment est-ce que vous la vivez, dans votre pratique, cette relation franco-allemande ? Est-ce qu'elle est seulement, simplement, construite, rationnelle ? Est-ce qu'il y a aussi peut-être, peu à peu, une part de, non pas d'affectivité mais peut-être de proximité plus grande ?
LE PRESIDENT - Il n'y a pas, je crois, de progrès dans le monde si les hommes ou les femmes qui assument les responsabilités ne se connaissent pas et n'ont pas lié entre eux des relations amicales. Pourquoi ? Parce que ce qui essentiel, c'est de respecter l'autre. Si on ne respecte pas l'autre, alors c'est la force qui finit par triompher. Il faut donc respecter l'autre. Pour le respecter, il faut le connaître et quand on se connaît, on finit bien par s'estimer. Par nouer des liens d'amitié. Se bien connaître, c'est avoir une claire perception de ce que l'on peut demander ou ne pas demander à l'autre dans le respect mutuel.
QUESTION - Donc, entre Jacques CHIRAC et Gerhard SCHROEDER, si vous me permettez l'expression, ça marche ?
LE PRESIDENT - Nos relations sont tout à fait excellentes. J'ai pour le Chancelier beaucoup d'estime et, je dis très clairement, beaucoup d'amitié. J'observe que depuis quarante ans les relations entre les présidents français et les chanceliers allemands ont été des relations fondées sur l'amitié, l'estime et la confiance, et ça continue.
QUESTION - Monsieur le Président, la chaîne culturelle européenne ARTE figure dans votre déclaration commune d'aujourd'hui. Comment faut-il le comprendre et l'interpréter ?
LE PRESIDENT - ARTE est un élément important de la relation franco-allemande, même si c'est une chaîne à vocation européenne. Elle est donc, en quelque sorte, détentrice d'une part de notre culture commune et de la culture européenne. Et, à ce titre, il était tout à fait légitime que la déclaration que nous avons adoptée ce matin, lors du Conseil des ministres franco-allemand, fasse sa part à un instrument qui est, je l'espère, destiné à se développer au bénéfice de cette culture européenne que nous devons tous assumer.
QUESTION - Il vous arrive de regarder ARTE de temps en temps ?
LE PRESIDENT - Cela ne m'arrive pas très souvent parce que je n'ai pas beaucoup de temps à consacrer à la télévision, mais chaque fois que j'ai la possibilité de le faire, je le fais, et je n'ai jamais été déçu.
QUESTION - Un mot sur l'Iraq, si vous voulez bien, une question d'actualité pour terminer, Monsieur le Président. Est-ce que votre ligne de diplomatie, de rigueur et de vigueur, notamment à base de résolutions de l'ONU, sera avec le temps, si des événements se produisent sur le terrain, est-ce que cette ligne sera tenable ?
LE PRESIDENT - C'est la ligne de la France et nous n'en changerons pas, naturellement. Cela veut dire que toute action militaire ne pourrait, à nos yeux, être légitime que si elle était décidée par le Conseil de sécurité, au sein duquel la France garde toute sa liberté d'appréciation, naturellement, sur le rapport des inspecteurs. Décidée par le Conseil, sur le rapport des inspecteurs. Nous sommes loin de cette situation, me semble-t-il, aujourd'hui, où les inspecteurs demandent un délai supplémentaire, ce qui me paraît tout à fait légitime et me paraît devoir être soutenu.
Voilà notre position et nous ne la changerons pas. S'il y a des initiatives prises sur le plan militaire et qui n'aient pas l'aval du Conseil de sécurité, alors, ce sera en dehors, je dirais, de la communauté internationale et de la règle, que nous estimons essentielle, de la morale internationale.
QUESTION - Merci, Monsieur le Président.