18 juillet 2002 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Jacques Chirac, Président de la République, à l'agence russe Interfax le 18 juillet 2002, sur le développement des relations de la Russie avec la France et l'Europe, notamment dans la lutte contre le terrorisme, la question de la libre circulation entre Kaliningrad et le reste de la Russie, les voies d'un réglement du conflit au Proche Orient et la préparation du prochain sommet du G8 en France.

QUESTION - Quels sont les objectifs de votre visite en Russie. Comment voyez-vous le partenariat franco-russe au début du XXIe siècle ?
LE PRESIDENT - Je vous rappellerai tout d'abord que ma visite à Sotchi est une "visite de travail". Ceci indique bien le caractère informel et confiant de mes contacts avec le Président russe - ainsi que notre souci commun d'avoir une coopération productive et d'obtenir des résultats.
Caractériser en quelques mots la relation franco-russe au XXIe siècle est un exercice difficile. Mais si je dois m'y essayer, alors je vous dirai ceci.
La France et la Russie sont deux grands pays qui ont un rôle à la fois européen et mondial. Aucun équilibre durable sur notre continent ne peut être atteint sans la participation de la Russie. La France voit dans la Russie d'aujourd'hui un partenaire fort et stable avec lequel elle peut coopérer de manière durable, dans de nombreux domaines d'intérêt commun. En voici quelques exemples.
D'abord, celui des réponses à apporter aux nouvelles menaces et de la réflexion à mener sur les nouvelles conditions de la stabilité stratégique. Il s'agit là d'un enjeu majeur, qui nous a incités à créer le Conseil de coopération franco-russe pour les questions de sécurité, qui associera les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux pays et qui se réunira dès cet automne à Paris. Bien entendu le résultat de nos travaux pourra alimenter ceux d'autres enceintes, notamment multilatérales.
Autre exemple, l'enjeu européen. Nous appuyons tout rapprochement de la Russie avec l'Union Européenne, qu'il s'agisse de la défense avec la possibilité d'une participation russe aux développements opérationnels de la Politique européenne de sécurité et de défense, parallèlement à sa nouvelle coopération avec l'OTAN £ ou de la lutte contre la criminalité et l'immigration illégale, avec la tenue régulière d'un Conseil UE-Russie au niveau des ministres de la Justice et des Affaires intérieures £ ou encore de l'économie, avec la reconnaissance par l'Union Européenne du statut d'économie de marché à la Russie et l'appui à son entrée à bref délai dans l'OMC.
Troisième et dernier exemple, le domaine des hautes technologies. La France et la Russie disposent toutes deux de hautes capacités et d'une grande expérience. Elles font le constat commun que, dans le contexte actuel de compétition mondiale, il n'y a pas d'alternative à la solution d'un pôle européen, notamment en matière aéronautique et spatiale, tout comme dans le domaine énergétique. Les récentes décisions de la Russie sur l'acquisition de 18 Airbus par Aeroflot, et de l'Agence Spatiale Européenne sur l'utilisation du pas de tir de Kourou en fournissent de bonnes illustrations. La France pour sa part continuera à jouer un rôle déterminant pour promouvoir ce partenariat bilatéral et européen. Les perspectives qui s'ouvrent en ces domaines devraient représenter, à côté des questions politiques et de sécurité, une part importante de mes entretiens avec le Président POUTINE.
QUESTION - Quelle appréciation portez-vous sur la coopération entre la Russie et l'Occident, et particulièrement la France, en matière de lutte anti-terroriste ?
LE PRESIDENT - Comme vous le savez, un grand mouvement de solidarité et de coopération internationales s'est manifesté après les événements tragiques du 11 septembre dernier, auquel la Russie s'est naturellement associée.
Face à la menace terroriste qui demeure, l'enjeu consiste à maintenir -et surtout à amplifier- ce mouvement de coopération internationale. Tout doit être mis en oeuvre afin de consolider les acquis dans ce domaine et jeter les bases d'une coopération efficace et durable de façon à apporter une réponse globale, transnationale, à la menace terroriste.
Je dis bien : tous les moyens de coopération mis à notre disposition, qu'ils soient politiques, diplomatiques, juridiques, policiers ou judiciaires, naturellement dans le respect des valeurs démocratiques qui sont les nôtres, doivent être mis en oeuvre.
Je me réjouis à cet égard de la création récente, à notre initiative commune au Président POUTINE et à moi-même, du Conseil de coopération franco-russe pour la sécurité. Celui-ci vient d'être créé par une déclaration, signée il y a 10 jours à Moscou, par les ministres des Affaires étrangères français et russe. Nos ministres de la Défense participeront à ses activités en matière de sécurité internationale. Pour des raisons géographiques comme politiques, la Russie est un partenaire majeur en matière de lutte anti-terroriste, et j'attache donc une importance particulière à notre coopération avec elle dans ce domaine. J'observe d'ailleurs que des contacts entre le Conseil de Sécurité russe et ses interlocuteurs français se sont développés ces derniers mois et je m'en réjouis.
J'indique aussi que j'avais proposé au Conseil Européen de Laeken, en décembre dernier, que les ministres de l'Intérieur et de la Justice des Quinze se réunissent régulièrement avec leurs homologues russes, sous la forme d'un Conseil de Sécurité Intérieure, afin de discuter notamment des moyens de renforcer notre coopération en matière de lutte contre le terrorisme. Je me réjouis qu'une première réunion de ce Conseil se soit tenue à Luxembourg, le 25 avril dernier. Je souhaite que ce mécanisme soit pérennisé, et il est bon que nos partenaires danois partagent cette vision.
Enfin, je suis très heureux que la Russie ait ratifié, ces derniers jours, la Convention pour la répression du financement du terrorisme, qui avait été proposée par la France en 1998.
Vous voyez donc que cette coopération face à la menace terroriste, qui appelle une vigilance sans relâche et un engagement de tous les Etats démocratiques, est déjà très dense, et se nourrit constamment d'initiatives et de décisions nouvelles.
QUESTION - Quelle est votre vision d'un règlement au Proche-Orient, votre jugement sur le plan américain ?
LE PRESIDENT - Face à la situation dramatique que connaît le Proche-Orient, la communauté internationale doit se mobiliser et assumer ses responsabilités. Aujourd'hui, il existe entre l'Union Européenne, les Etats-Unis, la Russie et les pays arabes suffisamment de convergences pour progresser dans la recherche d'une solution : la nécessité de lutter contre le terrorisme, la nécessité d'une réforme de l'autorité palestinienne £ le besoin d'élections démocratiques dans les territoires palestiniens £ le retrait des forces israéliennes de ces territoires £ l'objectif commun de deux Etats vivant côte à côte dans la paix et la sécurité. C'est sur ces convergences que nous devons nous appuyer pour construire la paix dont la région a tant besoin.
Mais tous les efforts réalisés par la communauté internationale ne produiront de résultats que si nous parvenons, parallèlement, à relancer un processus politique. C'est pourquoi nous insistons sur la convocation, de pair avec la mise en oeuvre des réformes, et aussi rapidement que possible, d'une conférence internationale qui aurait pour tâche de définir un cadre de référence et un calendrier pour la reprise des négociations.
Ma conviction est que seule une perspective politique aboutissant à une solution juste, établie sur le respect des droits de chacun, peut permettre de répondre aux aspirations des peuples de la région à une paix durable. Toute solution qui ne serait pas fondée sur une véritable vision de l'avenir, qui se limiterait à un rapport de forces, serait précaire et dangereuse.
Enfin, la France défend l'idée d'une approche globale des problèmes de la région. Nous pensons que tous les volets doivent être traités : bien sûr, le conflit entre Israël et la Palestine, mais aussi le volet syrien et le volet libanais. Il est important d'inclure l'ensemble de ces éléments si nous voulons arriver à une paix à la fois juste et durable.
QUESTION - Pour la Russie, la question du libre transit dans une UE élargie des habitants de Kaliningrad est actuellement prioritaire dans ses relations avec l'Union Européenne. Cependant, du fait des désaccords entre l'UE et la Russie, la question est dans l'impasse. A votre avis, comment peut se dégager un compromis ?
LE PRESIDENT - Je suis très conscient que Kaliningrad, de par sa géographie et son histoire, occupe une place particulière au sein de la Fédération russe et dans le coeur des Russes. Personne en Europe ne veut isoler le million de personnes qui y vit. Bien au contraire, nous souhaitons qu'ils tirent partie des possibilités offertes par leur position géographique unique de trait d'union entre l'Union Européenne et la Russie. Le sort de cette région nous concerne tous en raison des enjeux existants. C'est bien pourquoi la France, au sein de l'Union Européenne, est disposée à soutenir les efforts des autorités russes en faveur du développement économique et social de Kaliningrad.
S'agissant de la question des visas, le problème peut se formuler simplement. Nous devons être à même de concilier deux principes : premièrement, le principe constitutionnel de libre circulation des citoyens russes, deuxièmement, l'application de ce qu'on appelle l'acquis communautaire à la Lituanie et à la Pologne, dans la perspective de leur prochaine adhésion à l'Union Européenne. Nous nous sommes engagés à parvenir à un compromis, cette année, d'ici le prochain sommet UE-Russie. Les discussions doivent donc se poursuivre dans un esprit constructif. Dans le cadre des deux principes que j'évoquais tout à l'heure, il faut faire preuve d'imagination, identifier les flexibilités et les solutions techniques disponibles. La France pour sa part -j'ai déjà eu l'occasion de le dire au Premier ministre KASSIANOV au début de ce mois- s'emploiera à dégager, avec ses partenaires, les éléments d'une issue pragmatique. Le ministre français des Affaires étrangères l'a confirmé la semaine dernière.
La difficulté que nous rencontrons actuellement sur Kaliningrad ne doit cependant pas occulter le développement actuel des relations entre l'UE et la Russie. Lors du sommet du 29 mai, les Quinze ont décidé de reconnaître à la Russie le statut d'économie de marché, répondant ainsi à une demande ancienne. Parallèlement, notre dialogue s'approfondit, aussi bien en matière politique et de sécurité, que sur le plan énergétique, autant de secteurs stratégiques pour l'avenir de notre continent.
QUESTION - C'est à la France que revient l'idée des sommets des pays les plus industrialisés, qui avec le temps ont changé de format et sont devenus plus officiels et solennels. La France, qui organise le prochain sommet du G8, va-t-elle rendre à cette manifestation son aspect original, informel, d'espace de rencontre des dirigeants des grandes puissances, hors des médias ?
LE PRESIDENT - Laissez-moi tout d'abord vous dire que l'objectif du G8 n'est pas d'éviter les médias, car il est important que les résultats de la concertation des huit Chefs d'Etat et de Gouvernement soient connus du public et que l'information circule.
Ceci étant dit, la priorité va à la qualité des contacts des participants. Ils ont besoin de calme et de discrétion pendant leurs débats. Cette approche informelle est celle que la France avait voulue lorsqu'elle a créé la formule des Sommets des principaux Pays industrialisés. C'est ce que l'on appelle "l'esprit de Rambouillet". Comme le Canada l'a fait à Kananaskis, nous aurons le souci d'offrir l'an prochain en France, dans le lieu que nous aurons choisi, un cadre qui facilite les échanges de nos hôtes en toute sérénité et en toute tranquillité.
Il s'agira toutefois d'un G8 un peu particulier puisque ses membres se seront rendus la veille, le 31 mai, à Saint-Pétersbourg à l'invitation du Président POUTINE, pour y retrouver leurs homologues de l'Union Européenne à l'issue du Sommet UE-Russie. Ce Sommet du G8 sous Présidence française sera ainsi précédé d'un hommage collectif à la grande tradition européenne de la Russie à l'époque des Lumières -tradition que nous voyons à nouveau à l'oeuvre dans la Russie d'aujourd'hui. Et nous serons heureux de nous rendre en Russie en 2006, pour le premier sommet du G8 sous présidence russe.