6 avril 2002 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. Jacques Chirac, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle 2002, à "France - Antilles" et "France - Guyane" le 6 avril 2002, sur la loi d'orientation sur l'outre-mer de décembre 2000 et ses propositions pour l'évolution institutionnelle, l'égalité économique et l'emploi dans l'outre-mer.

L'élection présidentielle s'annonce serrée. C'est la raison pour laquelle vous avez choisi de venir en Guyane, Martinique et Guadeloupe, dans cet "outre-mer où votre c¿ur bat plus vite". A la pêche aux voix ?
Je n'ai pas besoin de prétexte pour rendre visite à nos compatriotes d'outre-mer que je respecte profondément, car sans eux, la France ne connaîtrait pas cet épanouissement dans la diversité. Mon affection pour l'outre-mer et pour ses habitants est connue. C'est toujours avec beaucoup de plaisir et d'émotion que je viens en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe. J'aimerais y venir plus souvent. Pendant cette campagne pour l'élection présidentielle, il m'a paru naturel de venir présenter aux Français d'outre-mer, comme je le fais en métropole, mon projet pour la France et m'engager devant eux sur des réformes ambitieuses pour l'outre-mer.
Quelle vision avez-vous de la situation locale ?
Je regrette de constater que ces cinq dernières années n'ont pas été des années de progrès pour l'outre-mer, comme elles auraient pu l'être. La politique économique et sociale qui a été menée a plongé encore un peu plus les DOM dans un assistanat humiliant. Aucune réforme d'envergure n'a été mise en place pour créer de vrais emplois durables dans les entreprises et faire ainsi reculer l'exclusion et la précarité. De même, l'investissement n'a pas été relancé faute d'un véritable mécanisme de défiscalisation. Il est maintenant urgent d'avoir une politique à la hauteur des défis économiques et sociaux. Le temps est à l'action et non pas à la confection de nouveaux rapports ou à la réunion d'États généraux.
Si vous êtes élu, envisagez-vous de mettre en ¿uvre un programme particulier pour les Départements français d'Amérique ?
Je veux, pour les Départements français d'Amérique, construire un modèle de développement économique et social cohérent, valorisant leurs atouts, et en particulier leur formidable jeunesse, et réduisant leurs handicaps liés notamment à l'éloignement.
Mon objectif est de réaliser, après l'égalité sociale, l'égalité économique qui constitue l'étape ultime de l'accès à la pleine citoyenneté de chacun par le travail et la dignité. Pour l'atteindre, je m'engage à présenter dès 2002 au Parlement une grande loi de programme d'une durée de 15 ans. Nous avons en effet besoin de fixer précisément les engagements de l'État sur une durée suffisamment longue. C'est à ce prix que nous rétablirons un climat de confiance et de stabilité pour relancer l'économie.
Cette loi, tout en maintenant bien sûr l'effort de solidarité de la Nation, sera fondée sur une logique d'activité et comportera des dispositifs économiques d'accompagnement originaux et puissants qui, en réduisant le coût du travail et du capital, permettront de créer des emplois dans le secteur productif et de relancer l'investissement. Je m'engage par exemple à exonérer de charges sociales les 10 premiers salariés de chaque PME et à faciliter l'embauche de Rmistes par les entreprises. Je veux aussi bâtir un nouveau système de défiscalisation à la fois innovant et transparent.
Cette loi de programme s'attaquera également au problème de la continuité territoriale qui doit absolument être assurée dans de bonnes conditions entre les Départements français d'Amérique et la métropole. J'ajoute que, s'agissant de la Guyane et de la Guadeloupe, cette continuité territoriale doit être également assurée à l'intérieur de ces deux territoires. Il n'est pas plus admissible aujourd'hui que les citoyens d'outre-mer soient à ce point pénalisés par une desserte aérienne aussi peu satisfaisante. Les jeunes qui souhaitent venir en formation en métropole sont les premières victimes de cette situation et je m'engage à créer à leur intention un " passeport mobilité " qui permettra la prise en charge intégrale de leurs billets d'avion en combinant le système des bourses universitaires et les conventions avec les organisations de formation.
Comptez-vous poursuivre le processus initié par la loi d'orientation pour l'outre-mer ?
Je pense que vous évoquez le processus institutionnel de cette loi, puisque, s'agissant de son volet économique, je souhaite son remplacement par une loi de programme dont la dimension et l'ambition ne sont bien sûr pas comparables.
Je désapprouve la méthode qui a été utilisée par le gouvernement socialiste. J'estime en effet que, lorsqu'on prend la responsabilité d'ouvrir un débat statutaire, il faut procéder avec rigueur et cohérence, sans idéologie et sans prendre le risque de voir mis en cause l'unité et les principes de la République.
Or, que constatons-nous aujourd'hui ?
Les élus sont contraints par la loi d'orientation de se réunir en Congrès et de débattre sur un ordre du jour imposé, consistant à proposer des évolutions institutionnelles et des nouveaux transferts de compétence de l'Etat. Les élus ont-ils vocation à se transformer ainsi en Assemblées constituantes, sous les yeux d'une population tenue à l'écart et inquiète à la perspective d'un relâchement du lien avec la République ? Je ne le pense pas.
Je crois qu'il est urgent de remettre sur les rails un processus qui dérape et ouvre les portes à des dérives dangereuses pouvant aboutir au démembrement de la République.
Il faut tout d'abord mettre un terme à cette méthode dirigiste : les élus doivent être respectés et doivent pouvoir se réunir s'ils le souhaitent, au moment où ils le souhaitent et pour évoquer les sujets de leur choix. Je vous rappelle que les élus de Guyane n'ont pas eu besoin des injonctions de la loi d'orientation pour procéder ainsi. J'ajoute qu'aucune collectivité d'outre-mer ne doit se trouver entraînée dans une évolution institutionnelle que sa population n'aurait pas explicitement souhaitée, ce qui signifie que la possibilité de conserver son statut actuel est entière et qu'elle doit être préservée pour l'avenir.
Il faut ensuite remettre les choses à l'endroit. Si certains souhaitent des évolutions institutionnelles, il faut leur dire clairement et fermement au préalable ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. C'est pour cette raison que j'ai toujours indiqué qu'il fallait d'abord fixer le cadre et les limites de ces évolutions. J'ai également précisé que, si on est prêt à réviser la Constitution pour donner plus de pouvoirs aux autorités locales, ce qui est mon cas puisque je le souhaite pour la métropole, il fallait commencer par cette révision de la Constitution. En procédant ainsi, on a, d'une part, la certitude de ne mettre en péril ni l'unité, ni les principes de la République, ni l'appartenance des DOM à l'Europe et, d'autre part, on consulte les populations dans la plus grande clarté sur des propositions d'évolution dont on est sûr qu'elles sont conformes à la Constitution.
Je désapprouve donc cette sorte de mécanique infernale du processus de la loi d'orientation qui provoque à juste titre beaucoup d'inquiétude et de désarroi dans la population.
Jusqu'où seriez-vous prêt à aller en matière d'autonomie des DOM ?
Je ne suis pas sûr qu'il y ait dans les DOM actuellement une revendication d'" autonomie ", au sens où on l'entend, par exemple, en Polynésie ou en Nouvelle-Calédonie, c'est-à-dire l'absence d'application automatique et générale de toutes les lois votées par le Parlement, ce qu'on appelle la spécialité législative.
Je crois que les Départements d'Outre-mer sont très attachés à l'identité législative avec la métropole que leur a apporté la départementalisation, en particulier dans le domaine social. La question qui se pose est de savoir si la simple adaptation des lois telle qu'elle est permise par l'actuel article 73 de notre Constitution est suffisante ou s'il faut envisager un système dans lequel, pour certaines matières très strictement définies et qui relèvent du domaine législatif au niveau national, une compétence réglementaire pourrait être accordée à une Assemblée locale.
Je suis favorable à un assouplissement du régime d'adaptation prévu par l'article 73 de la Constitution que nous pouvons réaliser en reprenant la rédaction de l'article 299-2 du Traité d'Amsterdam relatif aux régions ultrapériphériques.
Par ailleurs, je ne suis pas hostile à ce qu'on prévoit dans la Constitution, des transferts de compétence de l'Etat, dans certains domaines, vers les collectivités d'outre-mer, puisque je l'envisage pour les collectivités de métropole.
Je fixe quatre limites à toute évolution institutionnelle :
1) le respect de l'unité et de l'indivisibilité de la République
2) le respect des principes qui fondent notre pacte républicain et qui figurent dans notre Constitution
3) la consultation obligatoire des populations, qui ne peut évidemment porter que sur des projets reconnus conformes à la Constitution
4) le maintien de l'appartenance à l'Europe.
Pour prendre un exemple concret, si demain la Guyane souhaite pouvoir réglementer de façon spécifique le transport en pirogue sur l'Oyapock et le Maroni, je ne vois pas en quoi lui accorder cette possibilité mettrait en péril l'unité de la République, car unité ne signifie pas uniformité.
Lors de votre dernière visite en Martinique, en mars 2000, vous avez notamment déclaré (et surpris votre monde) lors du " discours de Madiana " ne pas être hostile à une évolution institutionnelle et même partisan d'un " statut sur mesure " pour chaque collectivité d'outre-mer. Êtes-vous toujours dans le même état d'esprit ? Est-ce toujours votre vision ?
Je viens de vous rappeler les conditions que je pose à toute évolution institutionnelle et que j'avais déjà mentionnées dans mon discours de Madiana. Je ne vois pas ce qu'il y a de surprenant de parler de " statut sur mesure " pour les collectivités d'outre-mer puisqu'il s'agit déjà de la réalité. La classification uniforme en deux catégories, les DOM et les TOM, est dépassée depuis longtemps. C'est d'ailleurs moi qui ai mis un terme à l'appellation du Ministère des DOM-TOM qui est devenu en 1995 le Ministère de l'Outre-mer.
En effet, Mayotte et Saint-Pierre-et-Miquelon ne sont ni DOM ni TOM. S'agissant des TOM, la Nouvelle-Calédonie a un statut très dérogatoire et transitoire pendant 15 à 20 ans, la Polynésie française a un statut d'autonomie, à Wallis et Futuna, l'exécutif du territoire relève du Préfet, le droit coutumier à toute son importance avec la présence de trois Rois et les communes n'existent pas, enfin les Terres Australes et Antarctiques françaises n'ont pas de population autochtone. S'agissant des DOM, y-a-t'il vraiment beaucoup de points communs entre La Réunion et la Guyane ? J'observe d'ailleurs que la loi d'orientation n'a pas pris en compte la catégorie des DOM puisque l'institution du Congrès ne s'applique qu'à trois d'entre eux.
Je considère donc que chaque collectivité d'outre-mer a ses spécificités qu'il faut respecter et que chacune a aujourd'hui le droit d'exprimer un choix différent sur son avenir institutionnel. Mais à l'inverse du gouvernement socialiste, je veux que ce traitement spécifique se fasse à l'intérieur d'un cadre global, cohérent et unique qui est celui du Titre XII de la Constitution qui traite de l'ensemble des collectivités de la République de métropole et d'outre-mer. Ce qu'au contraire je refuse, c'est la cacophonie, telle que le gouvernement socialiste l'a organisée, car elle ne peut conduire qu'à la confusion et au démantèlement de la République.
Si vous êtes élu, quel écho donnerez-vous aux projets élaborés par les congrès de Martinique et de Guadeloupe ?
Il n'est pas question pour moi de ne pas tenir compte des réflexions menées par les élus pendant de longs mois et du travail important qu'ils ont réalisé.
Je regrette que ce travail ait été entrepris sans cadrage préalable. Ce qui explique que certaines propositions émanant des Congrès sont inconstitutionnelles. Mais les élus ne sont en aucun cas responsables de cette situation confuse qui résulte uniquement de la méthode désordonnée du gouvernement.
Trouveriez-vous raisonnable d'accorder une parcelle de pouvoir législatif aux futures collectivités ?
Non, parce que la France est un Etat unitaire et que le pouvoir législatif appartient au seul Parlement. En revanche, j'ai déjà indiqué, notamment lorsque j'ai reçu à Paris les élus guyanais, que je n'étais pas défavorable à l'idée de permettre à une Assemblée locale de prendre des délibérations dans certaines matières qui relèvent normalement du domaine de la loi. Il s'agit alors d'un pouvoir réglementaire, et non pas législatif, accordé dans des domaines préalablement définis. Je vous ai cité précédemment l'exemple des transports.
Mais dans cette hypothèse, comme dans celle d'un assouplissement du pouvoir d'adaptation de la loi déjà accordée aux DOM, que j'ai évoquée précédemment, une révision de la Constitution est nécessaire.
Les conseillers généraux et conseillers régionaux de Martinique réunis en congrès ont voté tout récemment une motion visant à reconnaître la notion de " peuple martiniquais " et de " nation martiniquaise ". Qu'en pensez-vous ?
Je ne connais qu'un peuple et qu'une nation, le peuple français et la nation française. Le Conseil constitutionnel l'a affirmé avec force à propos de la Corse. La richesse de ce peuple et de cette nation, c'est sa diversité, la pluralité de ses cultures, la force de ses identités. Les Français d'outre-mer sont attachés aux valeurs communes qui fondent notre République, à notre passé commun, aux luttes que nous avons menées ensemble pour la liberté et je ne doute pas de leur fidélité à la nation française. Ils apportent à l'épanouissement de notre pays une contribution immense et généreuse et nous devons en être à la fois fiers et profondément reconnaissants. Mais nous devons aussi respecter leur identité, leur personnalité et leur dignité. Nous ne le faisons pas assez et je crois que lorsqu'ils parlent de " peuple martiniquais " ou de " nation martiniquaise ", c'est ce manque de reconnaissance et de respect à leur égard qu'ils veulent exprimer, de même que leur capacité à assumer eux-mêmes une partie plus importante de leur destin. Nous ne pouvons pas ignorer ce message, mais personnellement, justement parce que je me sens proche de nos compatriotes antillais, je ne le ressens pas comme une volonté de rupture avec la France.
Dans le même temps, les mêmes élus ont adopté le principe de création d'une Assemblée unique. Y voyez-vous un danger sur le plan constitutionnel d'une part, et pour la poursuite du rattachement des Départements français d'Amérique à la France et à l'Europe, d'autre part ?
La création d'une Assemblée unique nécessite une révision constitutionnelle. Je ne suis pas défavorable à cette possibilité pour les régions monodépartementales que sont les DOM. Mais je considère que la population doit être consultée sur une telle réforme qui ne remet nullement en cause le rattachement à la France et à l'Europe mais qui modifie l'équilibre des pouvoirs locaux. Comme j'entends souvent dire qu'une modification institutionnelle d'un DOM mettrait fin à son statut européen de région ultrapériphérique, je veux être clair sur ce point : l'évolution interne d'un DOM n'a aucune conséquence sur son statut de RUP qui ne peut être remis en cause que par une modification du Traité d'Amsterdam.
Estimez-vous que la France devra un jour se séparer de ses départements et territoires d'outre-mer ?
Cette question ne me semble pas d'actualité. Je vous rappelle que cela ne pourrait résulter que de la volonté majoritaire des populations de ces collectivités. L'article 53 de notre Constitution exige en effet, pour toute cession de territoire, le consentement des populations intéressées. Je souhaite bien sûr le maintien dans la République de nos dix collectivités d'outre-mer qui donnent à la France sa dimension mondiale et à l'Europe de nouvelles frontières. Et je crois que quiconque jette un regard lucide sur le monde dans lequel nous vivons mesure aisément combien l'appartenance à la France et au grand ensemble européen constitue une chance exceptionnelle pour les DOM.
En Martinique comme en Guadeloupe, la délinquance a fortement augmenté. Quels remèdes préconisez-vous afin de contrer l'insécurité ?
C'est vrai que les départements d'outre-mer, dans lesquels le taux de criminalité était nettement inférieur à celui de la métropole, et en particulier la Martinique, sont parmi les plus affectés par cette augmentation et semblent connaître une véritable dérive. La délinquance de voie publique, qui regroupe les infractions les plus durement ressenties par les populations a ainsi progressé de près de 20 % en cinq ans dans les quatre départements d'outre-mer.
Nous avons atteint un seuil inacceptable et cette situation doit cesser.
Les propositions que je fais sont connues. De la prévention à la répression, toutes s'inspirent d'une double exigence d'humanité et d'autorité. Elles appellent, à côté de l'Etat, une mobilisation de tous les acteurs de la société, parents, éducateurs, associations, et bien sûr, élus.
Ce qu'il faut, ce n'est pas seulement organiser des médiations bénévoles pour apaiser les conflits. C'est créer de véritables juges de proximité, avec des assesseurs-citoyens. Ces nouveaux juges prononceront les premières peines dans l'échelle des sanctions, afin que toute agression trouve une réponse. Il faut aussi créer des centres pour les multirécidivistes, caïds et chefs de bande. Mais pas des centres ouverts comme aujourd'hui, d'où ils fuguent dès leur placement. Des centres fermés, qui les éloignent des lieux où ils sèment le désordre et la peur. C'est la meilleure protection pour les victimes et aussi pour les plus jeunes, qu'ils attirent vers la délinquance. Et c'est la seule solution qui offre à chacun d'eux les meilleures chances d'échapper à l'escalade de la violence et de préparer leur insertion.
Mais l'insécurité quotidienne n'est pas seulement la conséquence d'actes individuels.
La vérité, c'est que des quartiers entiers sont mis en coupe réglée par des organisations mafieuses liées au trafic de la drogue, à l'immigration clandestine, à la prostitution. Les individus qui dirigent ces réseaux ne se commettent pas avec la délinquance ordinaire, mais ils l'exploitent. Ce sont eux qui la font vivre et qui lui ont donné sa dimension actuelle.
Les services de police et de gendarmerie, auxquels je tiens à rendre un légitime hommage, sont souvent débordés malgré leurs efforts et les risques qu'ils prennent. Ils n'ont pas les moyens de faire face.
C'est pourquoi je veux créer, dans les régions, des groupements opérationnels d'intervention. Ils seront composés de magistrats, de policiers, de gendarmes, mais aussi de douaniers, de fonctionnaires des impôts et des autres corps d'inspection. Ils passeront au crible les quartiers en crise pour démanteler les réseaux criminels. Ces groupements seront mis en place avant l'été.
Loin de la violence, des désordres et des peurs qui perturbent l'harmonie de notre société, tous les Français ont le droit de vivre en sécurité, à la campagne comme en ville, dans la paix et la tranquillité.
La plus grande épreuve de vérité pour le politique, c'est de démontrer sa capacité à garantir la sûreté, la dignité et la liberté de chacun. La " naïveté " dans un tel domaine n'est pas acceptable.
L'économie antillaise, et notamment guadeloupéenne, souffre d'une agitation sociale permanente. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Estimez-vous que le droit de grève devrait être davantage encadré ?
Il est vrai que les conflits sociaux, dans vos départements, se signalent par leur durée, par leur intensité, leur forte composante idéologique et l'extrême difficulté dont font preuve les partenaires sociaux pour les maîtriser et les faire cesser. C'est un handicap supplémentaire pour vos économies. Je crois qu'on mesure la maturité d'une société et son degré de responsabilité à la capacité des partenaires sociaux à mener un dialogue social de qualité, à développer un cadre contractuel des relations du travail, à renoncer à la violence. Il faut donc faire vivre ce dialogue social de façon pragmatique dans le cadre que fixe la loi dont l'Etat demeure le garant.
Pensez-vous que toutes les ressources de la départementalisation ont été utilisées ?
J'ai envie de dire aux Guyanais, aux Guadeloupéens et aux Martiniquais, la départementalisation, c'est votre histoire, c'est votre conquête de l'égalité, elle a été pour vous synonyme de progrès et de dignité.
C'est vrai qu'elle conserve tous ses mérites car elle est un espace de solidarité aux qualités éprouvées. Mais elle a sans doute besoin aujourd'hui d'un nouveau souffle et comme en métropole, il est nécessaire d'imaginer une nouvelle architecture des pouvoirs pour favoriser un plus large exercice des responsabilités locales, pour que les problèmes soient traités au plus près des citoyens et que se développe une démocratie de terrain et de proximité.
En vous opposant à l'ordonnance portant sur l'organisation des transports en commun aux Antilles, n'avez-vous pas l'impression de n'entendre que la voix de Lucette MICHAUX-CHEVRY qui souhaiterait que la Région ait son mot à dire dans ce dossier ?
J'ai en effet exprimé, en Conseil des Ministres, les plus grandes réserves sur cette ordonnance, car il était de mon devoir d'attirer l'attention du gouvernement sur les fortes critiques que suscite ce texte outre-mer et sur les risques de tension sociale qui pourraient en résulter. J'ai fait observer que la Région Guadeloupe avait émis un avis défavorable sur ce projet, mais aussi que les Régions Guyane et Martinique n'avaient pas donné d'avis. J'avais surtout été alerté par les transporteurs qui m'avaient informé de leur hostilité à ce texte. Mes mises en garde étaient parfaitement fondées puisque j'observe aujourd'hui que, comme je le craignais, les voix des transporteurs et, pas seulement celle de Lucette MICHAUX-CHEVRY, se font entendre, accompagnées de demandes visant à faire annuler cette ordonnance.
Comment envisagez-vous la représentation future de la France lors des réunions de l'Association des États de la Caraïbe ?
Comme je l'ai toujours envisagée, c'est-à-dire une France qui reste membre associé de l'AEC et qui est toujours représentée par ses élus de Guadeloupe, Guyane et Martinique, s'exprimant en son nom.
Je ne peux accepter qu'il en soit autrement pour deux raisons.
La première, c'est qu'en ma qualité de Président de la République, je dois veiller au respect des traités internationaux. La France a adhéré à l'AEC dans le cadre d'un Traité International ratifié par le Parlement qu'aucune loi, fut-ce la loi d'orientation, ne peut remettre en cause.
La seconde raison, c'est que la France, qui a un rôle important à jouer dans la Caraïbe, ne peut avoir de meilleurs porte-parole, de meilleurs représentants que ses élus des trois Départements français d'Amérique. Je vous rappelle que j'ai pris l'initiative de réunir en Guadeloupe en mars 2000 un sommet des chefs d'État de la Caraïbe auquel j'ai associé les élus de nos 3 DOM et que je me suis fait représenter par les exécutifs de Guadeloupe, Martinique et Guyane au sommet des chefs d'État de l'AEC qui s'est tenu au Venezuela en décembre 2001. J'ai ainsi démontré que nos élus méritent le respect et la confiance de la France, qu'ils ont le sens des responsabilités et sont dignes de représenter notre pays. Je ne peux accepter qu'on leur assigne un rôle réducteur et contraire à l'unité de la République, selon lequel ils ne s'exprimeraient plus au nom de la France mais au nom de leurs départements respectifs.
Je reste donc fidèle à cette position constante.
Vous me permettrez d'ajouter que j'ai quelque difficulté à comprendre la logique du gouvernement socialiste sur ce dossier qui semble hésiter entre indépendantisme et jacobinisme. En effet, d'un côté, ce gouvernement souhaite qu'à l'AEC nos trois DOM agissent et s'expriment de façon indépendante, et de l'autre, il leur adresse des instructions indéfendables car provocantes à l'égard de nos partenaires de la Caraïbe, comme par exemple, l'affirmation qu'il existe un risque zéro pour le transport maritime de produits dangereux dans la mer des Caraïbes.
En réalité, la réforme indispensable qu'il faut mener sur cette question, c'est celle de la préparation de ces réunions de coopération régionale qui doit être complètement revue. Il est en effet indispensable que les services de l'Etat se mettent réellement à la disposition des élus, dont la consultation systématique et approfondie doit être une règle absolue avant l'élaboration de toute position française sur les différents sujets traités à l'AEC.
La reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité a ouvert la porte à un débat sur la réparation de ce crime. Êtes-vous favorable à une procédure d'indemnisation des descendants d'esclaves ?
Je me félicite que la loi reconnaissant l'esclavage comme crime contre l'humanité ait été adoptée, tant par l'Assemblée nationale que par le Sénat, à l'unanimité.
Exercer ce devoir de mémoire honore la République. C'est aussi un message éclatant au monde d'aujourd'hui situé dans la droite ligne de l'année internationale de mobilisation proclamée, en 2001, par les Nations Unies contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui lui est associée.
Ce passé terrible et cette souffrance profonde ne doivent pas faire oublier l'action de femmes et d'hommes pétris des idéaux de la République, comme un Delgrès, un Ignace, ou encore une Solitude, qui se sont sacrifiés pour des idéaux de Liberté, d'Egalité et de Fraternité, qui ont forgé notre République.
Le débat sur la mise en ¿uvre d'une procédure de réparation ou encore d'indemnisation, est ancien et a incontestablement une composante internationale qui implique l'Afrique.
Cette question est difficile car est-il concevable de chiffrer, est-il imaginable de monnayer cette impardonnable tragédie humaine ?
La réparation authentique, celle qui nous incombe, c'est l'inscription au fronton de notre République de ce devoir de mémoire, la réparation authentique, c'est un Félix Eboué au Panthéon, la réparation authentique, c'est que la France rayonne aujourd'hui à travers le monde grâce à l'outre mer, la réparation authentique est de ne jamais oublier et de lutter pour que plus jamais de telles tragédies ne se reproduisent.
Huit jours après la visite de Lionel JOSPIN, votre principal adversaire dans cette présidentielle, vous venez à votre tour faire campagne aux Antilles et en Guyane, des terres lointaines qui vous sont chères, mais où paradoxalement vous ne faites pas de très bons scores (exception faite de la Guyane, 57,43 % des suffrages au second tour de 1995). Comment expliquez-vous la désaffection de votre électorat en Martinique et Guadeloupe ?
Je ne regarde pas le passé, mais l'avenir.
Je pense que les Martiniquais et les Guadeloupéens, comme l'ensemble de mes compatriotes d'outre-mer, sauront juger avec lucidité, pour ne pas dire avec sévérité, le bilan de la gauche outre-mer : insécurité, chômage, malaise des économies locales, désordre institutionnel ¿
Les citoyens d'outre-mer ne se résignent pas à voir la nécessaire solidarité nationale dégénérer en une culture d'assistanat.
Je leur propose une alternative ambitieuse, mais surtout généreuse, à la politique socialiste, un vrai projet de société où la participation de chacun sera la règle et qui leur permettra d'exprimer pleinement leur citoyenneté française dans le travail et la dignité.
Par ailleurs, je considère qu'il est grand temps de remédier à la véritable anomalie tenant au fait qu'en raison du décalage horaire, les résultats de l'élection sont annoncés alors que les bureaux de vote sont encore ouverts pour plusieurs heures en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe.
(source http://www.chiracaveclafrance.net, le 9 avril 2002)