22 juin 2001 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. Jacques Chirac, Président de la République, rendant hommage à l'éditeur Jérôme Lindon, Paris le 22 juin 2001.

Madame,
Monsieur le président,
Cher Serge Eyrolles,
Mesdames, messieurs,
C'est une longue silhouette que nous cherchons des yeux et du coeur, les mains derrière le dos, le regard droit, attentif, exigeant, le sourire retenu, et pourtant si chaleureux.
Plus de deux mois après la disparition de Jérôme Lindon, nous mesurons toujours mieux, avec tristesse et regret, ce que nous avons perdu avec lui.
Une haute figure morale, qui s'imposait d'elle-même, dans une époque hésitante sur les règles à se donner, les valeurs à respecter, les idéaux à défendre, surtout quand ils ne sont pas dans l'air du temps.
Un militant, comme vous l'avez souligné, Cher Serge Eyrolles. Présent avec un courage tranquille dans les combats d'hier, ceux du jeune éclaireur israélite, ceux de la Résistance, plus tard ceux de la guerre d'Algérie. Présent, aussi, dans les combats d'aujourd'hui, donnant de la voix et du temps pour les causes qui lui tenaient à coeur et dont il se sentait en quelque sorte responsable : l'avenir du livre, et plus particulièrement, la publication des ouvrages au public potentiel restreint, menacée à ses yeux.
L'un des articles consacré à Jérôme Lindon s'intitulait " L'homme-livre ". C'est bien cela. Il était l'homme du livre que l'on devine dans le manuscrit maladroit, dont on accompagne l'éclosion, avec quelques compliments, aussi rares que denses, et beaucoup de conseils toujours empreints de modestie. Le livre que l'on défend ensuite auprès des lecteurs, par l'intermédiaire des libraires, profession qu'il soutenait de toute son autorité et de toute son amitié. Le livre qui jamais ne sera un produit comme un autre, et que l'on ne peut reproduire, photocopier à l'infini au détriment du droit des auteurs : c'était son combat, si légitime, pour le droit de prêt, qui lui avait valu, parfois, incompréhension et critiques.
Oui, le militant du livre incarnait une certaine idée de la littérature et de la relation écrivain/éditeur. La découverte. La réponse rapide au texte envoyé. Le travail en commun. L'aventure par les mots. Avec Jérôme Lindon, on était très loin des livres pré-formatés et pré-vendus avant même que d'être écrits. Mais très loin, aussi, de l'autisme littéraire. Il voulait et faisait en sorte que les livres de Minuit trouvent leur public. Simplement, l'éditeur de Beckett, de Claude Simon, de Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Robbe-Grille, Butor, et plus récemment, de Rouaud, Echenoz, Toussaint, Oster, Marie N'Diaye et tant d'autres, marchait sans faiblesse sur la ligne de crête qui, tout à la fois, sépare et rassemble la littérature et l'économie. Je sais que sa fille, Irène Lindon, étroitement associée à l'aventure des Editions de Minuit, poursuivra le même chemin exigeant.
Et puis, et peut-être surtout, nous avons perdu un ami. Un ami fidèle, modeste, toujours prompt à souligner ce qu'il appelait ses " limites ", et qui reflétaient en réalité des choix de vie. Un ami discret, présent quand il le fallait, mais qui ne voulait jamais être omniprésent. D'une ponctualité exemplaire, inséparable de sa rigueur, de son éducation, de son immense respect d'autrui. Un ami dont ses amis étaient fiers, parce qu'avec lui, l'on respirait tout naturellement à une certaine hauteur. Un ami chaleureux, dont le sourire, soudain, illuminait le visage austère et transformait une simple conversation en un moment privilégié, un moment partagé.
Pour tout cela, Madame, Mesdames et Messieurs, je m'associe pleinement à l'hommage rendu aujourd'hui à Jérôme Lindon, hommage de tous les amis, proches ou lointains, de la littérature, mais aussi hommage de tous ceux qui placent au premier rang le sens de l'honneur, la fidélité à ce que l'on est, à ce que l'on croit. Je souhaite qu'au-delà de la gratitude et de la reconnaissance, chacun ait à coeur de méditer et de faire vivre son message.
Je vous remercie.