20 novembre 1999 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Jacques Chirac, Président de la République, à CNN Turk le 20 novembre 1999, sur les perspectives d'adhésion de la Turquie et de Chypre à l'Union européenne, l'amélioration des relations entre la Grèce et la Turquie et les relations entre la France et la Turquie.

Monsieur le Président,
D'abord, soyez le bienvenu. C'est un honneur pour nous.
LE PRESIDENT - Et c'est une joie pour moi.
QUESTION - C'est gentil. Je vais commencer par les relations Europe-Turquie.
LE PRESIDENT - Vous permettrez que je vous interrompe. Je voudrais d'abord, avant de parler de l'Europe et de la Turquie, exprimer aux autorités turques toute ma reconnaissance pour un sommet qui a été remarquablement organisé, et qui est un succès. Et ce n'était pas facile, avec cinquante-quatre pays. Deuxièmement, je voudrais redire, au nom de tous les Français, qui ont été traumatisés par ces évènements, la solidarité de la France à l'égard des épreuves qui ont frappé la Turquie récemment. Et puis permettez-moi, pour commencer sur un sourire, de féliciter la Turquie pour sa victoire, hier soir, en football, dont je me suis réjouis.
QUESTION - Cela, c'est beaucoup plus important pour l'opinion publiqueà Europe-Turquie, est-ce que vous croyez qu'à Helsinki il y aura la décision pour la candidature ou est-ce qu'il y a encore des doutes ?
LE PRESIDENT - Je suis un avocat depuis bien longtemps de la candidature de la Turquie à l'Union européenne. Pendant longtemps j'ai été un peu isolé et, au fond, assez pessimiste. Aujourd'hui, les choses ont bougé et je suis beaucoup plus optimiste, j'ai un grand espoir. J'ai eu ce matin des entretiens avec le Premier ministre Ecevit, j'avais eu le Président Demirel il y a deux ou trois jours au téléphone, j'ai eu des entretiens avec M. Simitis, le Premier ministre grec, de même qu'avec le Président de la Commission et avec le Président en exercice de l'Union européenne, notre ami finlandais Ahtisaari, donc tous les gens responsables. Je crois que nous sommes sur la bonne voie. Alors, naturellement, il y a une phase d'ajustement, il faut trouver les mots qui conviennent, éliminer les mots qui peuvent fâcher, trouver les formules. Mais nous sommes dans une période où le désir de paix et d'harmonie s'impose de plus en plus dans le monde, et dans cette région en particulier.
Quant à la Turquie, qui est volontaire pour s'associer, pour être candidate, elle est à mon avis nécessaire au bon équilibre de l'Europe.
QUESTION - Oui, mais est-ce que ce sera oui ou non ? Est-ce que cela va passer ?
LE PRESIDENT - J'espère que ce sera oui.
QUESTION - Vous ne voulez pas dire oui ou non ?
LE PRESIDENT - Non, parce que c'est difficile. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que cela soit oui. Et si je devais faire un pronostic aujourd'hui, il serait positif, mais attendons les évènements.
QUESTION - Pourquoi a-t-on attendu depuis Luxembourg, est-ce qu'il fallait des tremblements de terre ?
LE PRESIDENT - Non, il fallait plusieurs choses. A Luxembourg il y a eu des malentendus, ne revenons pas dessus, c'est le passé. Il y a eu des erreurs partagées d'ailleurs par un peu par tout le monde, et des malentendus. Ensuite, il a fallu attendre qu'il y ait une ouverture entre la Grèce et la Turquie. Celle-ci s'est faite finalement au lendemain du tremblement de terre. Il y a eu une ouverture ? conduite notamment par les deux gouvernements, je dirais une ouverture de sagesse, de réalisme. A partir de là, les choses pouvaient être construites.
QUESTION - Vous croyez que maintenant M. Simitis est beaucoup plus prêt à dire oui, ou bien est-ce qu'ils ont encore des réserves ?
LE PRESIDENT - Je suis persuadé qu'aujourd'hui le gouvernement grec et le gouvernement turc sont disposés à faire les gestes nécessaires de compréhension mutuelle pour que les choses puissent se passer comme nous le souhaitons.
QUESTION - Avant ou après Helsinki ?
LE PRESIDENT - A Helsinki. Ce sera l'un des points essentiels du sommet d'Helsinki que de décider que la Turquie est candidate à l'Union européenne.
QUESTION - Est-ce qu'il y a des conditions ? Est-ce qu'il y a des gestes ? Parce qu'on parle beaucoup des gestes que la Turquie doit faire pour faciliter la vie à Helsinki. Qu'est-ce que c'est, ces gestes ?
LE PRESIDENT - Il n'y a pas de gestes particuliers. Il y a une meilleure compréhension de la candidature turque par la Grèce et une meilleure compréhension des problèmes grecs, et notamment des problèmes politiques grecs et des besoins grecs ? par la Turquie. Alors, ceci suppose une attitude positive pour l'affaire de Chypre. La reprise des négociations, à New York, très bientôt entre M. Denktash et M. Clerides. Il y a des problèmes sur des contestations dans la mer Egée, dont il faut trouver la solution soit par la négociation, soit éventuellement par l'arbitrage de la Cour Internationale de Justice, si cela est nécessaire. Et puis, il y a naturellement la nécessité pour la Turquie d'accepter les règles du jeu communautaire, les règles du club. Mais, il y a encore peu de temps, le Premier ministre M. Ecevit avait adressé au Chancelier Schroeder, à l'époque Président de l'Union européenne, une lettre tout à fait positive sur ce point.
QUESTION - Vous énumérez un peu le " road map " ?
LE PRESIDENT - Si vous voulez, ce sera la carte de route.
QUESTION - Est-ce que ce sera une candidature d'étiquette ou bien est-ce que ce sera vraiment une vraie candidature ?
LE PRESIDENT - Ce sera le premier pas d'un processus d'adhésion. Nous n'avons pas du tout l'habitude, dans l'Union européenne, de faire du cinéma. La Turquie est candidate, elle engage un processus qui prendra un peu de temps, naturellement, comme pour tous les autres pays candidats.
QUESTION - Spéculons un peuà
LE PRESIDENT - Non, non, c'est impossible à dire. Vous savez, c'est essentiellement des considérations d'ordre économique qui commandent la capacité d'adhésion. Donc, il y a des réformes à faire, des adaptations à faire. On peut les faire vite ou moins vite pour des raisons de politique intérieure, pour des raisons économiques en général.
QUESTION - Est-ce qu'on peut parler du dégel entre la Turquie et l'Europe ? Est-ce que c'est fini cette période ?
LE PRESIDENT - Je ne crois pas qu'on ait pu parler de gel. Alors, je ne parlerai pas de dégel. En tous les cas, je n'ai jamais ressenti les relations entre l'Europe et la Turquie comme étant glacées, peut-être parce que je ne les souhaitais pas ainsi. Mais, aujourd'hui, ces relations sont bonnes.
QUESTION - La plaie, c'est Chypre ?
LE PRESIDENT - Non, c'est l'ensemble de la relation gréco-turque qui comporte les éléments que j'évoquais à l'instant.
QUESTION - Chypre, en tous les cas, c'est la clé d'une certaine manière. Par exemple, est-ce que Chypre peut être, parce que vous êtes l'un des Présidents d'un pays qui a un point très important là-dessus, est-ce que Chypre peut-être membre à part entière. Il faut trouver une solution politique au problèmeà
LE PRESIDENT - Là encore, ne soyons pas dogmatiques, soyons pragmatiques. Il est souhaitable qu'une solution politique permette à Chypre d'intégrer l'Union européenne en tant qu'un Etat uni. Ce serait le mieux, mais ne posons pas de conditions. C'est inutile. Soyons pragmatiques, je le répète. Disons, en tous les cas, qu'il ne faut pas qu'un Etat puisse s'opposer à l'adhésion de Chypre pour quelque raison que ce soit. Donc, je le répète, soyons pragmatiques et misons sur un avenir positif et non pas sur un avenir de crise.
QUESTION - Il y avait toujours cette discussion. Est-ce que Chypre, sans les Turcs, doit adhérer ou non ?
LE PRESIDENT - Soyons, je le répète, pragmatiques dans les affaires. L'affrontement n'est jamais une bonne solution au problème.
QUESTION - Qu'est-ce que c'est la Turquie pour vous ?
LE PRESIDENT - Pour moi, c'est d'abord probablement la plus ancienne civilisation du monde, le berceau du premier village. L'endroit où les hommes se sont rassemblés dans une ville, dans un village, pour la première fois, en tous les cas dans l'état actuel des connaissances de l'archéologie. Si je le mentionne, c'est parce que c'est important. C'est une terre de très ancienne tradition et culture. Qui, jusqu'à la période contemporaine, a été parmi les foyers qui ont éclairé le monde sur le plan culturel. Cela est très important.
Deuxièmement, bien entendu, c'est une force politique , économique considérable dans le monde d'aujourd'hui et en particulier dans le continent euro-asiatique dont personne ne peut sous-estimer l'importance et probablement plus grande encore demain.
Enfin, c'est un pays qui a une vocation naturelle à partager les mêmes ambitions, les mêmes valeurs, tout en étant fidèle, bien entendu, à son identité, à sa culture, mais les mêmes valeurs que les valeurs européennes, c'est-à-dire des valeurs d'humanisme. C'est vrai depuis la fondation de la Turquie moderne, c'est toujours aussi vrai aujourd'hui.
Tout ceci demande naturellement que chacun trouve sa place. Pour moi, la Turquie c'est quelque chose de très important. Je crois que c'est une grande nation.
QUESTION - C'est la première fois, c'est symbolique, c'est très intéressant, si la candidature se réalise, qu'un pays musulman sera candidat.
LE PRESIDENT - Vous savez, il pourrait y en avoir d'autres. Dans les Balkans... Nous verrons. Vous savez, la France, c'est un pays où il y plus de quatre millions de musulmans. L'Islam n'est pas quelque chose qui nous étonne ou nous surprend. La France est un pays où il y a quatre millions de musulmans.
QUESTION - Il y a pas mal de gens qui disaient que l'Islam était un obstacle pour que la Turquie s'approche de l'Europe. Mais maintenant, c'est une belle phase qui a commencé, n'est-ce pas, entre la Turquie et l'Europe.
LE PRESIDENT - L'Europe, parmi ses valeurs, est très respectueuse des valeurs éthiques, politiques, religieuses. Ce que l'Europe refuse, ce sont les excès du fondamentalisme, d'où qu'il vienne, notamment de quelque religion dont il soit issu. Pour Pour le reste, je ne vois pas ce que le caractère islamique de la Turquie pourrait empêcher dans cet ensemble euro-asiatique que nous allons constituer.\
QUESTION - Il faut parler, bien sûr, des relations entre la France et la Turquie. Il y a une accélération considérable, n'est-ce pas. C'est étonnant. On a été à un certain moment dans des périodes assez limitées et maintenant... Etes-vous content du niveau des relations ? Ou bien faut-il les améliorer ?
LE PRESIDENT - Moi, je ne suis jamais content du niveau des relations. Je les trouve toujours insuffisantes. Je reconnais qu'avec la Turquie elles ont atteint un niveau très élevé. C'est vrai sur le plan des échanges politiques, où nos relations sont tout à fait amicales, cordiales, excellentes à tous égards. C'est de plus en plus vrai sur le plan économique où nos échanges et nos investissements se multiplient. C'est vrai sur le plan culturel, où la Turquie, pays de grande culture, je le disais tout à l'heure, conserve tout de même avec la France une sympathie naturelle forte. Donc, ces relations sont effectivement très bonnes. Elles peuvent toujours être meilleures. Je les souhaite encore meilleures.
QUESTION - Comment par exemple ?
LE PRESIDENT - En développant nos relations politiques, économiques, culturelles chaque fois que l'occasion est possible.
QUESTION - Quand on vous dit, par exemple, la Turquie et la France, est-ce qu'il y a des anecdotes qui vous viennent en tête ? Vous avez une anecdote ? Chaque fois qu'on parle des Turcs, cela vient à votre tête, en disant " tiens, c'est une anecdote que je n'oublie jamais " ?
LE PRESIDENT - Pas particulièrement une anecdote, mais j'ai le souvenir de relations très amicales que j'ai eues avec des personnalités turques. Et notamment, lorsque j'étais membre d'une organisation politique internationale qui s'appelait l'Union Démocratique Européenne, à laquelle le Parti de la Mère Patrie voulait adhérer. Pour toutes sortes de raisons, un certain nombre de nos partenaires ne voulaient pas. A l'époque, c'était M. Ozal qui était Premier ministre. J'avais lancé une campagne extrêmement active pour l'adhésion, à sa demande, du parti de M. Ozal à l'Union Démocratique Européenne. J'ai fini par gagner et, en plus, aux Etats-Unis. C'est ma première contribution positive à l'intégration de la Turquie dans un système essentiellement européen.
QUESTION - Si vous pouvez donner un conseil aux Turcs en général. Disons " faites ceci, parce que cela va vous faciliter la vie et vos relations internationales ", que diriez-vous par exemple ?
LE PRESIDENT - Je n'ai pas l'habitude de donner des conseils à mes amis. Donc, je ne donnerai pas de conseil. Je dirai simplement : " poursuivez la politique que vous avez engagée et qui est une politique de modernisation permanente de votre pays et qui nous permet d'être tous ensemble et de constituer tous ensemble un des grands pôles de ce monde multipolaire de demain que je souhaite pour notre planète ".
QUESTION - Monsieur le Président, merci beaucoup. C'est très gentil de votre part de nous donner ce temps qui est très précieux.
LE PRESIDENT - Merci infiniment, et je suis sensible au fait que vous portiez une décoration française.