13 mars 1998 - Seul le prononcé fait foi
Entretien de M. Jacques Chirac, Président de la République, avec M. Jean Lacouture, le 13 mars 1998, paru dans "Le Nouvel Observateur" du 10 septembre, sur ses relations avec l'ancien Président de la République et sur la personnalité de M. Mitterrand.
Jean Lacouture. - L'expérience de la cohabitation a-t-elle modifié votre jugement sur François Mitterrand ?
Jacques Chirac. - Je connaissais très peu M. Mitterrand, ne l'ayant rencontré que deux ou trois fois. J'étais hostile à ses conceptions, pas à l'homme.
J. Lacouture. - Dans les milieux gaullistes, son image était très défavorable...
J. Chirac. - Oui. Mais je me gardais de porter un jugement sur lui. J'ai donc abordé la cohabitation de 1986 sans prévention... Et en fait cet épisode ne s'est pas déroulé de façon aussi négative qu'on l'a écrit. Nous avons travaillé de compagnie, sans élever un mot plus haut que l'autre.
J. Lacouture. - Il y eut des crises, tout de même...
J. Chirac. - Il n'y a eu qu'un moment de tension, lors du sommet franco-espagnol, où j'ai fait savoir à la presse que la politique de la France à l'égard du terrorisme basque allait changer. M. Mitterrand s'est fâché et a dénoncé mon intervention. Mais à part cela, nos relations ont été envenimées par nos entourages, pas par nous...
J. Lacouture. - ...En dépit de l'excellente « charnière » Bianco-Ulrich...
J. Chirac. - Oui, c'est à un niveau plus modeste que les dissensions se sont produites.
J. Lacouture. - Il y a pourtant eu l'affrontement du 14 juillet 1986 à propos des ordonnances, que François Mitterrand a refusé de signer...
J. Chirac. - C'est vrai. Mais je m'y attendais. Nous ne pouvions être surpris de sa réaction, attaché comme il l'était à l'archaïsme des nationalisations. Nous, nous étions très attachés aux privatisations, et pressés d'aboutir. D'où les ordonnances. Mais, je le répète, la cohabitation a bien fonctionné dans l'ensemble, jusqu'au débat qui nous a opposés lors de la campagne présidentielle, au cours duquel il m'a profondément choqué...
Il avait obtenu qu'il n'y ait aucun « plan de coupe », qui permet à la caméra de se détacher de celui qui parle pour se braquer sur son interlocuteur. Quand je l'ai sommé de me répéter l'une de ses affirmations qui était fausse - nous avions longuement parlé de cette affaire dans son bureau, et j'estimais qu'elle devait rester entre nous - et s'il maintenait sa version en me regardant dans les yeux, il a déclaré au public qu'il le faisait, mais moi je voyais bien que non. Là, il y a eu confrontation, parole contre parole, et je n'ai pas respecté son comportement...
J. Lacouture. - L'affaire de l'interdiction de survol de la France faite aux avions américains en route pour bombarder la Libye ?
J. Chirac. - Il n'a pas apprécié que je fasse savoir que c'est moi qui avais pris la décision. Mais l'incident ne remettait pas en cause la cohabitation, qui, je le répète, fut difficile, mais fonctionna convenablement...
J. Lacouture. - Pensez-vous qu'en dépit de la légende Mitterrand était un homme qu'animaient certaines convictions ?
J. Chirac. - Probablement. Mais je ne saurais dire lesquelles, hormis ce qui concerne la construction de l'Europe, à laquelle il était très attaché. Mais j'estime que les convictions républicaines qu'il affichait n'étaient pas très solides, car s'il avait été un vrai républicain il n'aurait pas contribué comme il l'a fait à la consolidation du Front national.
J. Lacouture. - Vous tenez à cette explication ? Vous n'attribuez pas la croissance du Front national à des raisons socio-historiques qui se suffisent à elles-mêmes pour expliquer ces phénomènes, comme naguère en Allemagne, en Italie - le chômage, l'insécurité urbaine, l'immigration sauvage ?
J. Chirac. - Non. Je tiens pour assuré que M. Mitterrand a voulu cette croissance pour nous prendre à revers sur notre droite. Il me disait lui-même : « Si vous diabolisez, vous grossissez... » Il a ainsi façonné le Front national de ses mains. Je le lui ai d'ailleurs expressément reproché...
J. Lacouture. - Lui attribuez-vous un rôle dans la stérilisation du communisme en France ?
J. Chirac. - Oui, mais le phénomène était tellement général... Disons qu'il a accéléré les choses...
J. Lacouture. - Admettez-vous que l'on trouve entre vous et lui des valeurs communes, sur la base d'une France rurale, radicale, tricolore ?
J. Chirac. - L'attachement au monde rural nous est commun - les arbres, les champs, les marchés... Mais nos liens sont différents. Chez moi, ils sont au premier degré. Chez lui, au deuxième... Il intellectualisait tout. Nous parlions de cela, mais nous nous comprenions peu. A vrai dire, il avait de la France une conception idéologique teintée de cynisme. Il aimait la France par le cerveau, pas par les tripes. Il n'admettait pas qu'elle soit abaissée, mais il l'enfermait dans des perspectives archaïques... au fond, il eût laissé vieillir la France comme un paysage qu'il aimait. Ce n'était pas un visionnaire, si intelligent qu'il fût...
J. Lacouture. - Vous est-il arrivé, dans une conférence internationale, d'être flatté en tant que Français par l'ascendant intellectuel qu'il exerçait ?
J. Chirac. - Peut-être... Mais j'étais souvent agacé aussi par la longueur de ses exposés, brillants mais à côté du sujet. Je bouillais en me disant : « Quand en viendra-t-on aux vrais problèmes, les échanges, l'industrie ? » Et je me disais que c'était moi qui allais « ramer » à propos des pommes ou du commerce avec le Japon !
J. Lacouture. - Mais vous avez eu, en voyage notamment, des tête-à-tête détendus ?
J. Chirac. - Pas vraiment. Nous pouvions parler cordialement, mais nous n'étions jamais sur la même longueur d'onde. Et puis, s'il connaissait bien la France, il ne connaissait pas le monde.
J. Lacouture. - L'Afrique, tout de même...
J. Chirac. - Très superficiellement. Moi, je la connais, et c'est pour cela que je peux vous parler ainsi.
J. Lacouture. - Mais il a bien connu Houphouët et le Rassemblement démocratique africain, dont il a été en quelque sorte le parrain...
J. Chirac. - Ah ! Parlons-en. Moi qui n'ai depuis trente ans pas pris une décision importante de ma vie sans aller consulter Houphouët à Yamoussoukro, je peux vous dire que lui, comme les autres dirigeants africains, se méfiait de Mitterrand, et me disait de me méfier de lui !
J. Lacouture. - Le jour de la mort de François Mitterrand, vous lui avez rendu un hommage émouvant et qui a paru laudateur. Si vous aviez à écrire aujourd'hui sur lui, reprendriez-vous ce texte, en feriez-vous le schéma de votre discours ?
J. Chirac. - (Après un silence.) Oui... Enfin, je reprendrais ce texte, en supprimant un mot
- celui d'exemple -, qui ne me semble pas tout à fait approprié... Je garde du respect pour l'homme d'Etat, pour l'artiste de la politique, pour son talent d'expression. Je ne renie donc pas mon texte du 8 janvier 1996 £ j'ai toujours tenu à ce que ses volontés fussent respectées, allant au-delà pour la Bibliothèque de France. Non, je n'ai décidément qu'à retirer ce mot d'exemple (1).
(1) En fait, le mot n'apparaît pas dans le texte du président. Mais l'idée y est bien, et c'est d'elle que le successeur de François Mitterrand souhaite visiblement faire l'économie. (J. L.)
Jacques Chirac. - Je connaissais très peu M. Mitterrand, ne l'ayant rencontré que deux ou trois fois. J'étais hostile à ses conceptions, pas à l'homme.
J. Lacouture. - Dans les milieux gaullistes, son image était très défavorable...
J. Chirac. - Oui. Mais je me gardais de porter un jugement sur lui. J'ai donc abordé la cohabitation de 1986 sans prévention... Et en fait cet épisode ne s'est pas déroulé de façon aussi négative qu'on l'a écrit. Nous avons travaillé de compagnie, sans élever un mot plus haut que l'autre.
J. Lacouture. - Il y eut des crises, tout de même...
J. Chirac. - Il n'y a eu qu'un moment de tension, lors du sommet franco-espagnol, où j'ai fait savoir à la presse que la politique de la France à l'égard du terrorisme basque allait changer. M. Mitterrand s'est fâché et a dénoncé mon intervention. Mais à part cela, nos relations ont été envenimées par nos entourages, pas par nous...
J. Lacouture. - ...En dépit de l'excellente « charnière » Bianco-Ulrich...
J. Chirac. - Oui, c'est à un niveau plus modeste que les dissensions se sont produites.
J. Lacouture. - Il y a pourtant eu l'affrontement du 14 juillet 1986 à propos des ordonnances, que François Mitterrand a refusé de signer...
J. Chirac. - C'est vrai. Mais je m'y attendais. Nous ne pouvions être surpris de sa réaction, attaché comme il l'était à l'archaïsme des nationalisations. Nous, nous étions très attachés aux privatisations, et pressés d'aboutir. D'où les ordonnances. Mais, je le répète, la cohabitation a bien fonctionné dans l'ensemble, jusqu'au débat qui nous a opposés lors de la campagne présidentielle, au cours duquel il m'a profondément choqué...
Il avait obtenu qu'il n'y ait aucun « plan de coupe », qui permet à la caméra de se détacher de celui qui parle pour se braquer sur son interlocuteur. Quand je l'ai sommé de me répéter l'une de ses affirmations qui était fausse - nous avions longuement parlé de cette affaire dans son bureau, et j'estimais qu'elle devait rester entre nous - et s'il maintenait sa version en me regardant dans les yeux, il a déclaré au public qu'il le faisait, mais moi je voyais bien que non. Là, il y a eu confrontation, parole contre parole, et je n'ai pas respecté son comportement...
J. Lacouture. - L'affaire de l'interdiction de survol de la France faite aux avions américains en route pour bombarder la Libye ?
J. Chirac. - Il n'a pas apprécié que je fasse savoir que c'est moi qui avais pris la décision. Mais l'incident ne remettait pas en cause la cohabitation, qui, je le répète, fut difficile, mais fonctionna convenablement...
J. Lacouture. - Pensez-vous qu'en dépit de la légende Mitterrand était un homme qu'animaient certaines convictions ?
J. Chirac. - Probablement. Mais je ne saurais dire lesquelles, hormis ce qui concerne la construction de l'Europe, à laquelle il était très attaché. Mais j'estime que les convictions républicaines qu'il affichait n'étaient pas très solides, car s'il avait été un vrai républicain il n'aurait pas contribué comme il l'a fait à la consolidation du Front national.
J. Lacouture. - Vous tenez à cette explication ? Vous n'attribuez pas la croissance du Front national à des raisons socio-historiques qui se suffisent à elles-mêmes pour expliquer ces phénomènes, comme naguère en Allemagne, en Italie - le chômage, l'insécurité urbaine, l'immigration sauvage ?
J. Chirac. - Non. Je tiens pour assuré que M. Mitterrand a voulu cette croissance pour nous prendre à revers sur notre droite. Il me disait lui-même : « Si vous diabolisez, vous grossissez... » Il a ainsi façonné le Front national de ses mains. Je le lui ai d'ailleurs expressément reproché...
J. Lacouture. - Lui attribuez-vous un rôle dans la stérilisation du communisme en France ?
J. Chirac. - Oui, mais le phénomène était tellement général... Disons qu'il a accéléré les choses...
J. Lacouture. - Admettez-vous que l'on trouve entre vous et lui des valeurs communes, sur la base d'une France rurale, radicale, tricolore ?
J. Chirac. - L'attachement au monde rural nous est commun - les arbres, les champs, les marchés... Mais nos liens sont différents. Chez moi, ils sont au premier degré. Chez lui, au deuxième... Il intellectualisait tout. Nous parlions de cela, mais nous nous comprenions peu. A vrai dire, il avait de la France une conception idéologique teintée de cynisme. Il aimait la France par le cerveau, pas par les tripes. Il n'admettait pas qu'elle soit abaissée, mais il l'enfermait dans des perspectives archaïques... au fond, il eût laissé vieillir la France comme un paysage qu'il aimait. Ce n'était pas un visionnaire, si intelligent qu'il fût...
J. Lacouture. - Vous est-il arrivé, dans une conférence internationale, d'être flatté en tant que Français par l'ascendant intellectuel qu'il exerçait ?
J. Chirac. - Peut-être... Mais j'étais souvent agacé aussi par la longueur de ses exposés, brillants mais à côté du sujet. Je bouillais en me disant : « Quand en viendra-t-on aux vrais problèmes, les échanges, l'industrie ? » Et je me disais que c'était moi qui allais « ramer » à propos des pommes ou du commerce avec le Japon !
J. Lacouture. - Mais vous avez eu, en voyage notamment, des tête-à-tête détendus ?
J. Chirac. - Pas vraiment. Nous pouvions parler cordialement, mais nous n'étions jamais sur la même longueur d'onde. Et puis, s'il connaissait bien la France, il ne connaissait pas le monde.
J. Lacouture. - L'Afrique, tout de même...
J. Chirac. - Très superficiellement. Moi, je la connais, et c'est pour cela que je peux vous parler ainsi.
J. Lacouture. - Mais il a bien connu Houphouët et le Rassemblement démocratique africain, dont il a été en quelque sorte le parrain...
J. Chirac. - Ah ! Parlons-en. Moi qui n'ai depuis trente ans pas pris une décision importante de ma vie sans aller consulter Houphouët à Yamoussoukro, je peux vous dire que lui, comme les autres dirigeants africains, se méfiait de Mitterrand, et me disait de me méfier de lui !
J. Lacouture. - Le jour de la mort de François Mitterrand, vous lui avez rendu un hommage émouvant et qui a paru laudateur. Si vous aviez à écrire aujourd'hui sur lui, reprendriez-vous ce texte, en feriez-vous le schéma de votre discours ?
J. Chirac. - (Après un silence.) Oui... Enfin, je reprendrais ce texte, en supprimant un mot
- celui d'exemple -, qui ne me semble pas tout à fait approprié... Je garde du respect pour l'homme d'Etat, pour l'artiste de la politique, pour son talent d'expression. Je ne renie donc pas mon texte du 8 janvier 1996 £ j'ai toujours tenu à ce que ses volontés fussent respectées, allant au-delà pour la Bibliothèque de France. Non, je n'ai décidément qu'à retirer ce mot d'exemple (1).
(1) En fait, le mot n'apparaît pas dans le texte du président. Mais l'idée y est bien, et c'est d'elle que le successeur de François Mitterrand souhaite visiblement faire l'économie. (J. L.)