7 mai 1996 - Seul le prononcé fait foi

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Article de M. Jacques Chirac, Président de la République, dans "Le Monde" du 7 mai 1996, sur les atouts et les handicaps de l'économie française et sur les réformes nécessaires à sa modernisation et à son rayonnement, intitulé "Le chantier est immense Il est ouvert à tous".

Un an s'est écoulé depuis l'élection présidentielle. L'heure, et c'est naturel, est donc au bilan, même si la durée du septennat rend aléatoires et incertaines, parce que prématurées, les conclusions tirées ici ou là.
- Pour ce 7 mai, je ne veux pas vous parler de ce jeune passé, mais bien de l'avenir, de notre avenir. Mes choix ne sont pas dictés par les contraintes de l'instant, mais par l'idée que je me fais de la France, de ses perspectives, de ses attentes, de ses espérances.
- Je sais que, pour beaucoup de Français, le changement espéré vient trop lentement. L'effort demandé apparaît trop exigeant pour certains. Ils comprennent mal le sens et la portée des réformes entreprises et ne voient pas toujours les fruits qu'à terme ils en recueilleront.
- Il y a beaucoup à faire, tout le monde en a conscience. Et s'il y a tant à faire, c'est parce que nous avions pris de mauvaises habitudes.
- Par facilité, par manque de courage, parfois par opportunisme, nous avons longtemps différé les réformes nécessaires pour moderniser la France et l'adapter à son temps. Trop souvent, nous avons fait le choix de l'immédiat, en sacrifiant les enjeux du long terme. Nous n'avons pas géré sérieusement nos affaires. Nous avons laissé filer la dépense publique et se creuser les déficits.
- J'ai demandé au gouvernement d'interrompre cette dérive. Pour une raison évidente. Une nation, pas plus qu'une famille, ne peut vivre durablement à crédit. Les dettes d'aujourd'hui sont les impôts que nos enfants supporteront demain, comme nous payons actuellement les facilités excessives que nous nous sommes accordées hier. Tout cela fragilise notre pays et, au bout du compte, nourrit le chômage. Notre voix et notre influence dans le monde s'en trouvent affaiblies.
- C'est au nom de cette idée simple que le gouvernement s'attache à assainir notre économie, à remettre en ordre nos finances, à résorber nos déficits. En 1995, les dépenses publiques ont été réduites, comme elles ne l'avaient jamais été auparavant, créant ainsi les conditions d'une baisse sensible et indispensable des taux d'intérêt.
- Ce n'est pas seulement Maastricht et ses critères de convergence qui inspirent notre démarche. C'est surtout notre bon sens. C'est la volonté de donner à la maison France de solides fondations.\
Je n'ignore pas que nombre de nos compatriotes ne retiennent de cette politique que l'augmentation des impôts. Elle était malheureusement nécessaire pour mettre un terme à la dérive de nos comptes publics. Mais elle a eu pour effet de porter les prélèvements obligatoires à un niveau que je sais insupportable et démotivant. Chacun en paie le prix, et d'abord les classes moyennes.
- Aujourd'hui, l'objectif est clair : aller plus loin dans la réduction de la dépense publique, car c'est la seule façon de baisser les impôts dès 1997, sans pour autant creuser les déficits. La réforme fiscale sera menée à bien. C'est une absolue nécessité si l'on veut redonner aux Français le goût d'entreprendre et les moyens de consommer.
- Pour réduire les dépenses, il faut faire des choix. Lutter contre les gaspillages. Réduire le train de vie de l'Etat. Passer d'une culture d'assistance, lourde d'effets pervers, à une culture de responsabilité, seule capable de réduire la fracture sociale et de garantir la dignité de chacun. Concentrer nos énergies et nos moyens sur nos grandes priorités, au premier rang desquelles l'activité, l'emploi et la lutte contre l'exclusion. Se poser la question de l'efficacité chaque fois que l'on engage l'argent du contribuable. Déclarer un moratoire pour toute dépense nouvelle qui ne serait pas financée par des économies ailleurs réalisées. C'est la mission que j'ai assignée au chef du gouvernement et à chacun des ministres.
- Il faut apprendre à dépenser mieux. La dépense n'est légitime que si elle est efficace, ce qui suppose examen critique et constante évaluation. Cette efficacité ne passe pas, bien contraire, par l'augmentation indéfinie des interventions publiques. Dans un pays comme le nôtre, où le recours à l'Etat est une seconde nature, il s'agit bien d'accomplir une révolution des mentalités.
- J'ai souvent évoqué les forces vives. Elles sont aujourd'hui empêchées, par trop de contraintes, de jouer pleinement le rôle moteur qui leur revient dans la nation. Il faut leur donner les moyens d'agir, de créer, de prendre des initiatives. Les défis auxquels la France est confrontée l'exigent.\
Il y a quelques années encore, la mondialisation n'était qu'une notion abstraite, en même temps qu'une vague menace. Aujourd'hui, c'est une réalité perçue de plus en plus clairement par l'opinion. Le monde change vite. La France doit changer au rythme du monde.
- Nous n'abordons pas la mondialisation sans atouts. Notre économie est saine. Le franc inspire confiance. Nos marchés financiers sont parmi les plus performants. Nous avons maîtrisé l'inflation, assurant ainsi la compétitivité de nos produits, comme le montrent les résultats de notre commerce extérieur. Nous sommes la quatrième puissance économique de la planète et, par habitant, nous exportons plus que les Etats-Unis ou le Japon. C'est dire que nous sommes en mesure de profiter, plus que d'autres, de la mondialisation. Nos entreprises, qu'elles soient industrielles ou agricoles, financières ou de services, ont tout à gagner à conquérir les marchés extérieurs. La vitalité de notre recherche, l'importance de nos investissements, les performances de nos technologies de pointe sont les meilleures garanties de notre développement futur. Elles sont autant d'avantages décisifs dans la compétition économique internationale.
- Mais si nous avons des atouts, nous souffrons aussi de sérieux handicaps. Au-delà de la nécessaire réduction de la dépense publique, c'est l'Etat tout entier qui doit se réformer.
- Le gouvernement a engagé des réformes de fond. Elles iront à leur terme. Qu'il s'agisse de la protection sociale, de la politique du logement et de la ville, de la modernisation des services publics, de la professionnalisation des armées, de la restructuration des industries de défense ou de la réforme des télécommunications, nous tiendrons le cap.
- L'emploi est au coeur de nos priorités. Libération des capacités d'initiative de nos entreprises, petites et moyennes, réduction du coût du travail pour les emplois les moins qualifiés, lutte contre le chômage de longue durée, développement des services aux personnes, aménagement et réduction du temps de travail, mobilisation en faveur de l'embauche et de l'insertion des jeunes. Autant d'objectifs autour desquels le gouvernement reste tout entier mobilisé, attentif aux initiatives des partenaires sociaux.\
Toutes ces évolutions sont nécessaires. Mais celles qui concernent la formation des hommes sont plus décisives encore. A l'école, comme à l'université, des changements s'imposent si nous voulons rester fidèles aux idéaux de notre République. Garantir l'égalité des chances. Donner une seconde chance. Réussir l'intégration. Assurer à chacun une formation qui débouche sur un métier.
- Faire évoluer notre système éducatif est une exigence forte. Pour les jeunes Français, pour la France, l'enjeu est trop grand pour que nous remettions à plus tard ce que nous devons faire aujourd'hui. Dans tous les domaines, face aux conservatismes de toute sorte, je serai du côté de la réforme, comme je serai du côté de ceux qui choisissent l'audace et la générosité pour anticiper l'avenir.
- Dans cinq ans, dans dix ans, notre société ne sera plus la même. Cette société de demain, elle se prépare aujourd'hui.
- Les jeunes retraités sont de plus en plus nombreux. Faut-il que leur savoir et leur expérience soient trop souvent perdus pour les nouvelles générations ?
- La vie professionnelle est de plus en plus mobile et diverse. La formation permanente, la reconversion, l'apprentissage de nouveaux métiers sont des nécessités toujours plus fortes. Sommes-nous capables de satisfaire ces exigences vitales ?
- Entrepreneurs individuels, créateurs d'entreprises, travailleurs indépendants : ces nouvelles formes d'activité se développent chaque jour, ouvrant à chacun d'autres perspectives que celles du seul emploi salarié. Est-ce que tout est fait pour faciliter les initiatives de ces Français qui souhaitent devenir les propres acteurs de leur vie professionnelle ?
- Les nouvelles technologies façonnent de plus en plus notre vie quotidienne. Allons-nous les utiliser pour favoriser l'accès à la connaissance, permettre un meilleur épanouissement de l'homme et développer son sentiment d'appartenance à une culture et à une nation ?
- Les salariés souhaitent mieux concilier leurs aspirations personnelles, et leur vie professionnelle. Avons-nous suffisamment réfléchi aux rapports, en constante évolution, de l'homme au travail ?
- Le chantier est immense. Il est ouvert à tous.\
Bien sûr, la réforme suppose la concertation, la pédagogie, l'explication. Le temps passé à dialoguer n'est jamais du temps perdu. J'appelle l'Etat, les partenaires sociaux, les organisations professionnelles, les associations, l'ensemble des responsables publics et privés à prendre toute leur part de ce dialogue. Les Français ont besoin de comprendre où l'on veut les conduire. C'est une exigence de la démocratie. C'est la clé de la confiance.
- Le changement inquiète, et c'est normal, mais notre peuple, contrairement à certaines idées reçues, n'est pas conservateur. Telle réforme, considérée comme impossible il y a quelques mois, peut être engagée aujourd'hui car les esprits, mieux informés, évoluent. Ce serait une profonde erreur que de raisonner comme si l'opinion, dans sa psychologie, ses attentes, sa perception de l'avenir, sa conscience des enjeux, était immuable. C'est cette aptitude à s'adapter à son temps qui fonde mon optimisme.
- Cet optimisme, je voudrais que les Français, et surtout les jeunes Français, et surtout les jeunes Français, le partagent. Nous avons trop tendance à nous sous-estimer. Si l'esprit critique est utile, l'esprit de dénigrement est dangereux. Il nous paralyse. Il nous dissuade d'entreprendre. Il gâche nos chances, poussant notre société à se replier sur elle-même, craintive pour l'avenir et indifférente aux mouvements du monde.
- Et pourtant, il suffit de franchir nos frontières pour comprendre ce que représente la France, les attentes et les espoirs qu'elle suscite.
- Forte et fière de son histoire, la France a une certaine vision du monde. Elle a un rôle singulier à y jouer, pour peu qu'elle le veuille.\
La France a d'abord une grande ambition en Europe et pour l'Europe. Elle veut faire cette Europe des Européens qu'exprime notre mémorandum sur le modèle social européen. Elle veut que l'Europe retrouve la place qu'elle a si longtemps occupée dans l'Histoire : l'Union doit être porteuse d'une véritable identité, dotée d'une monnaie unique, d'une politique commerciale et d'une politique étrangère et de sécurité commune.
- La France et l'Europe doivent contribuer à l'émergence d'un monde multipolaire : en rénovant l'Alliance atlantique, avec un véritable pilier européen £ en proposant une nouvelle architecture de sécurité pour notre continent, associant la Russie : en rééquilibrant le triangle de la croissance que dessinent l'Amérique du Nord, l'Europe et l'Asie orientale £ en encourageant les intégrations régionales, qui sont autant de facteurs de stabilité et d'équilibre, de l'Amérique latine à l'Asie du Sud-Est et, demain, au Proche-Orient.
- Cette volonté de modernisation de notre politique étrangère, d'anticipation sur les temps à venir, doit nous conduire à prendre l'initiative, chaque fois que nécessaire, avec imagination, pragmatisme et détermination.
- Rénover notre partenariat avec le Maghreb, comme nos liens avec l'Afrique, doter la francophonie d'institutions nouvelles, retrouver notre place au Moyen-Orient et affirmer une véritable solidarité euro-méditerranéenne : autant d'ambitions pour la France, mais aussi pour l'Europe, qui doit jouer, dans le monde, un rôle politique à la mesure de son aide économique.
- Pour donner toute sa cohérence à cette politique, deux décisions majeures s'imposaient : l'ultime série de nos essais nucléaires d'abord, pour garantir durablement notre sécurité et participer pleinement aux négociations de désarmement. La réforme de notre défense ensuite, pour mieux assurer notre sécurité et mieux assumer nos responsabilités en Europe et hors d'Europe.
- Si la France a une vision claire et globale de son rôle dans le monde de demain, elle a aussi des convictions et des idéaux à défendre.
- Elle est fidèle à elle-même quand elle exprime, toujours et partout, une exigence sociale qui, pour moi, puise aux sources de gaullisme. Quand elle propose et défend un modèle social européen et quand elle se bat pour le respect dans le commerce international, de règles universelles garantissant la dignité de l'homme au travail.
- Elle est fidèle à elle-même quand elle plaide, toujours et partout, pour le progrès des droits de l'homme et de la démocratie.
- Sur tous ces fronts, la France exprime ses idées et les fait progresser. Nos compatriotes peuvent être fiers de la place que reprend notre pays dans les affaires du monde.
- Il n'y a pas d'un côté la politique étrangère, et de l'autre la politique intérieure. Il y a la politique de la France. Cette politique, celle que le gouvernement conduit sous mon autorité, procède d'une double volonté. Retrouver, hors de nos frontières, des marges de manoeuvre et de souveraineté. Ainsi les Français, aujourd'hui solidaires dans l'effort de redressement demandé à tous, pourront partager, au profit de chacun, les fruits d'une prospérité pour longtemps assurée.\