28 mars 1995 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'histoire de l'université Paris VIII, la démocratisation et la rénovation des études et de la recherche universitaire, le plan université 2000 et le soutien de l'Etat à la demande sociale d'éducation, Saint-Denis le 28 mars 1995.

Madame la Présidente,
- monsieur le Maire,
- monsieur le Président,
- mesdames, mesdemoiselles, messieurs,
- Me voici pour la cinquième fois en cinq mois dans un établissement d'enseignement et de formation. Vous allez croire que c'est une manie, mais ne croyez pas que cela soit un hasard.
- C'est une manière de dire l'importance que j'attache à certaines réalisations et à ce que vous avez rappelé être tout à l'heure la priorité, dans l'action que j'ai pu mener au cours de ces quatorze dernières années.
- La décision de construire, ici, une nouvelle bibliothèque est une décision tout à fait utile. Je suis heureux de pouvoir en témoigner et je l'ai fait, en posant la première pierre avec vous et en souhaitant qu'elle ne soit pas la dernière ! Mes fréquents déplacements en milieu universitaire ont aussi une autre signification : l'enseignement supérieur rencontre beaucoup de difficultés et beaucoup d'inquiétudes.
- Il est pourtant simple de comprendre que ce qui fut accompli, dans les premières années de la IIIème République au bénéfice de l'enseignement primaire, que ce qui fut élargi à l'enseignement secondaire au lendemain de la seconde guerre mondiale, devait forcément connaître son aboutissement quelques années plus tard, c'est-à-dire maintenant, par l'accession du maximum possible d'étudiants à l'enseignement supérieur. Il y en avait un million après la guerre, on en avait prévu deux millions, c'est bien le cas. Ce n'est pas une question de chiffre. Il n'est pas question de battre un record, mais c'est parce qu'il serait intolérable pour une nation civilisée, de ne pas offrir à chacune de ces jeunes filles ou à chacun de ces jeunes hommes, la chance de parvenir aux connaissances sans lesquelles il n'y aura pas de progrès, ni de civilisation.
- Ce n'est pas toujours très facile à faire comprendre. Il faut toujours bousculer quelqu'un ou quelque chose, et même les gouvernements. Je ne dis pas cela pour l'actuel - je ne me mêle pas beaucoup des débats électoraux actuels, peut être parce que je m'en suis trop mêlé auparavant -. Mais à chaque gouvernement, il faut le rappeler : votre université le sait d'instinct. Naturellement vous passez dans une université et l'établissement lui-même dure au-delà de vous. Madame la Présidente en a rappelé comme cela, brièvement, l'histoire et le sens. Vous êtes les héritiers d'une université qui avait pris en France une valeur symbolique considérable, donc naturellement très contestée. C'était l'Université de Vincennes. A vrai dire, dans les milieux officiels, personne n'en voulait. Qu'est-ce que c'était que cette université qui voulait se passer des normes, qui prétendait à l'originalité ? On n'a eu de cesse de la faire disparaître. Par chance, elle a été reconstituée ici, à Saint-Denis.
- C'est qu'elle avait été créée dans des conditions particulières. En 1968, non pas par décision gouvernementale, mais par la volonté d'un collectif d'enseignants qui voulait démocratiser et rénover les études supérieures. C'est parce qu'est né en décembre 1968 l'embryon de la célèbre université expérimentale de Vincennes que nous sommes là aujourd'hui.\
Vous connaissez snas doute l'histoire tumultueuse des relations entre votre université et ses ministres de tutelle ou les différentes administrations. Edgar Faure, il faut le dire, au point de départ avait participé activement à sa fondation. Mais ses successeurs plus timides trouvaient que vous étiez vraiment hors des normes, ancrés dans des points de vues idéologiques déplacés et qu'il fallait vous ramener dans le droit chemin. Je ne sais pas ce qu'est le droit chemin, j'ai lu les textes et je m'efforce de le savoir, mais je me garderai bien de vous dire que là est le seul chemin qu'il faut suivre.
- Les enseignants et le collectif de 1968 avaient pensé, en tout cas, sans procéder d'une manière autoritaire, par définition, qu'il fallait laisser l'esprit chercher et aller à sa guise, bien entendu dans le souci du plus grand savoir, mais, aussi, du savoir le plus divers pour un public étudiant lui aussi le plus divers possible, et non pas réservé à une caste ou à une catégorie sélectionnée. Si bien que si l'on vous a coupé de vos origines, on n'a pas détruit l'âme de Vincennes et la volonté de démocratiser et d'innover reste, me semble-t-il, Madame le Président, les deux principes d'action de l'ensemble des professeurs qui sont ici et sans doute de beaucoup d'étudiants qui m'entendent. Cette volonté de grande démocratie se manifeste en particulier par l'ouverture de votre université à des publics nouveaux, et notamment à des jeunes gens qui n'ont pas eu les moyens de préparer le baccalauréat.\
Le souci d'ouvrir de nouveaux champs de connaissances s'est concrétisé par le rapprochement que vous opérez entre des disciplines habituellement sans relations entre elles, vous les avez citées, et aussi par l'ouverture de recherches sur des sujets nouveaux, parfois dérangeants, mais toujours utiles à la connaisance du monde contemporain.
- Bien entendu, les choses ont beaucoup évolué depuis 1968. Il eût été dommage qu'il n'en fût pas ainsi. Mais il y a une sorte de tradition, toute une histoire à respecter, un état d'esprit à maintenir, car rien n'est plus important pour une nation que d'accroître sans cesse la qualité de ses formations et de ses recherches. Je ferai une parenthèse à ce propos. L'un des objectifs principaux que j'ai poursuivis, - et les gouvernements que j'ai choisis l'ont fait comme moi -, a été de dégager le maximum de crédits pour la culture et pour la recherche. Ne parlons pas de la culture, pour l'instant, mais parlons de la recherche.
- Comment imaginez-vous que dans la compétition mondiale, qu'il s'agisse de l'industrie ou de la médecine, mais aussi qu'il s'agisse des sciences ou des philosophies fondamentales, comment voulez-vous qu'une nation comme la France puisse prétendre supporter cette compétition si elle ne dispose pas de centaines de milliers de jeunes gens, préparés aux disciplines qui feront l'histoire du XXIème siècle ? Ce siècle, dans sa première moitié, c'est vous qui le ferez, - peut-être un peu plus longtemps - £ c'est votre affaire, moi, je vous en parle comme quelqu'un qui ne le verra pas. D'autres vous succéderont qui s'occuperont d'autres choses et qui seront eux-mêmes animés par d'autres formes d'idéal et sans doute par d'autres connaissances scientifiques. Mais c'est vous qui la ferez. La vie est ainsi faite, et vous vivrez dans cette société que l'université, particulièrement celle de Saint-Denis - Vincennes, aura contribué à former.
- Vous êtes un élément original des universités françaises, et puisque je parlais de la recherche, puisque j'ai voulu accroître le budget, ce qui a été fait dans des conditions très importantes sous l'autorité de M. Hubert Curien, j'aimerais bien que cela continue, et je me pose des questions. Ce n'est pas le moment de s'en poser, il y a même la télévision ici, qu'est-ce que j'entendrais ce soir ou demain ! C'est une opinion, vous l'avez déjà compris, et quiconque m'entendra le saura. Le premier devoir de la puissance publique c'est de contribuer au développement de la recherche dans tous les domaines de l'esprit humain. C'est à quoi on reconnaîtra une Nation grande, forte, dans l'Europe qu'il s'agit de construire.
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Quant à la bibliothèque, elle est un élément du plan "université 2000" que vous avez bien voulu rappeler. J'ai même noté quelques sourires, car il a bien fallu dire son auteur qui est Lionel Jospin. Vous comprendrez que je n'éprouve aucune difficulté à dire la même chose. Ce n'est pas facile de ne pas traverser la ligne jaune, et c'est quelquefois plus difficile pour moi que pour les autres, mais cela ne durera pas éternellement. Mais enfin, on est en plein dans le sujet. On me dit que votre bibliothèque devrait offrir 15000 mètres carrés aux étudiants et aux chercheurs et qu'il convenait de remercier les deux partenaires qui se sont associés à son financement : le Ministère de l'enseignement supérieur et le Conseil général de Seine-Saint-Denis. Je dois en même temps féliciter l'architecte, M. Riboulet, qui a conçu un bâtiment fonctionnel largement ouvert à la population de la banlieue nord de Paris £ et je forme le voeu que cette bibliothèque corresponde à l'attente que vous en avez, vous, les uns et les autres.
- Je pense que le plan université 2000 a constitué un élément essentiel de la politique universitaire de ces dernières années. Préparé en 1990, il a été décidé pour la période 1991-1995, nous y sommes. Dès l'origine, il a été prévu que l'Etat y mettrait 16 milliards de francs, et qu'il proposerait aux collectivités territoriales, vous en êtes, monsieur le maire et vous, monsieur le Président du Conseil général, de faire avec lui un investissement si possible équivalent. Je crois pouvoir dire que ce plan est un succès, même si des retards sont constatés ici et là.\
Nous avions besoin d'un très grand effort, il fallait répondre à des urgences brûlantes £ tout retard est une faute, à nous de ne pas relâcher notre effort. C'est du moins le testament qui sera le mien : ne pas relâcher l'effort, et continuer de considérer que l'éducation nationale, que l'enseignement et particulièrement l'enseignement supérieur avec la recherche, serait l'âme de la nation dans les temps à venir. Et puis en même temps c'est passionnant, cultiver son esprit, dominer la matière, apprendre à la connaître £ faire que l'homme soit en mesure, à mesure que le temps passe et que les générations se succèdent, de s'approcher des vérités fondamentales qu'il ignore encore. C'est tout cela qui sera rendu possible par votre présence et par votre travail, en même temps que par l'édification de bâtiments comme ceux qui nous voyons ici.
- Quant à la démocratie, elle n'est véritable que si elle est mise à la disposition du plus grand nombre. C'est très curieux, ces esprits démocrates qui ne cherchent qu'à sélectionner ! C'est le plus grand nombre, possible, bien entendu. C'est la raison pour laquelle je reste favorable, malgré les difficultés évidentes, de caractère financier, à l'accroissement maximum des possibilités d'études pour les jeunes Français. Et quand je dis pour tous les jeunes Français, c'est à eux que je m'adresse, naturellement, mais pour tous ceux qui nous font l'honneur de venir ici, chez nous, en France, pour s'associer à notre effort.
- J'entends quelquefois dire que les besoins des universités pèseraient trop lourd sur le budget de la Nation, et qu'il faudra peut-être se résoudre à freiner la demande sociale d'éducation. Vous imaginez cela, vous qui vivez dans cette ville, ou dans les villes voisines : freiner la demande sociale d'éducation ? C'est le contraire de ce qu'il faut faire ! Si l'éducation a un prix, les responsables politiques doivent être convaincus que l'humanité ne progressera que parce que les savoirs seront de plus en plus nombreux, de plus en plus divers, de plus en plus accessibles à chacun.
- Et voilà, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, ce que je voulais vous dire rapidement. Dire une fois de plus pour la grande ambition universitaire de la France pour la qualité de la recherche française, pour la contribution de la France au développement de l'Europe, ce rôle est le mien, tant que je le remplis et je le remplirai jusqu'au dernier jour. Je vois dans votre université un symbole, celui que je viens d'exprimer : la lutte incessante, courageuse, enthousiaste pour la démocratie dans l'université ou à l'école : pour la diversification des savoirs, pour qu'il n'y ait nulle part dans notre pays - ou parmi ceux qui viennent dans notre pays -, une femme, un homme qui se sente exclu de ce que nous appellerons la connaissance, le savoir, le moyen de comprendre, le moyen de transmettre.
- J'ai accepté de venir inaugurer cette bibliothèque pour pouvoir vous le dire. Je ne peux pas être toujours sur les routes, et je ne peux pas aller dans toutes les universités, mais quand j'en rencontre une, j'en suis content.
- Je vous remercie, Madame le Président, d'avoir bien voulu me convier à me joindre à vous aujourd'hui, c'est une joie et un honneur pour moi.\