11 mars 1995 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'importance du développement social au niveau international, la proposition de "contrats de développement social" et de création d'une taxe sur les transactions financières et le refus de considérer la pauvreté et l'exclusion comme des "fatalités", Copenhague le 11 mars 1995.
Comme vous, mesdames et messieurs, je l'attendais depuis longtemps, ce rendez-vous de Copenhague. Merci à ceux qui en ont pris l'initiative, merci à ceux qui l'ont organisé. Mais la question qui se pose derrière chacune de nos paroles, c'est celle-ci : à quoi cela servira-t-il ?
- J'ai participé, au cours d'une longue vie politique, à une multitude de sommets de ce genre où le seul fait d'évoquer le social apparaissait comme une bizarrerie. Le social n'avait pas sa place dans les discussions entre les responsables de la planète, comme la paix, le désarmement, l'économie : c'étaient deux mondes différents, comme si la marche de cette société internationale n'était que la résultante des mécanismes économiques et financiers, d'un bon réglage des taux de change et d'intérêts. Eh bien £ ce n'est pas ainsi que je vois les choses. Beaucoup pensent, comme moi, que l'homme, chacun d'entre nous, chacun d'entre vous, chacun des individus qui vivent sur la terre, doit être la visée ultime de toute stratégie politique ou économique et passe donc par le social.
- Le 31 janvier 1992, devant le Conseil de Sécurité des Nations unies qui réunissait les chefs d'Etat, j'avais souhaité la tenue d'un premier Sommet mondial du développement social, et je le faisais - et je n'étais pas le seul - £ avec la volonté de répondre à une urgence, de remédier à une anomalie.
- Mais, était-ce la lassitude ? Je n'y croyais pas vraiment. Je me posais cette question : "laisserons-nous le monde se transformer en un marché global, sans autre loi que celle du plus fort, sans autre objectif que la réalisation du maximum de profit en un minimum de temps, un monde où la spéculation ruine en quelques heures le travail de millions d'hommes et de femmes et menace les résultats de longues négociations comme celle-ci ?" Je me disais : "allons-nous abandonner les générations futures au jeu de ces forces aveugles ? Saurons-nous construire un ordre international fondé sur le progrès, et notamment sur le progrès social ?"
- Je sais bien qu'on est sensible, ici ou là, aux appels d'autres sirènes. Et faut-il laisser le champ libre à ceux dont le seul credo se résume en quelques mots, tels que : dérégulation, démantèlement des acquis et même oubli du rôle de l'Etat, qu'il est de mode de brocarder alors qu'il est le ciment des sociétés démocratiques. La nécessité, pour les pays développés, de faire face au risque de désagrégation sociale, dont chacun d'entre-eux est menacé, ne doit pas les détourner des engagements de solidarité à l'égard des pays pauvres. Dans les pays pauvres, il y a beaucoup de gens pauvres et quelques-uns qui ne le sont pas. Dans les pays riches, il y a beaucoup de gens qui vivent aisément mais il y en a des millions qui vivent difficilement.\
Nous n'avons pas cessé de plaider, à quelques uns, - je le fais à la tête de mon pays depuis 14 ans - pour que 0,7 % du produit national brut de chaque pays soit consacré à l'aide publique aux pays en développement. Et chaque fois que je rappelais cette règle, on me disait : "ce n'en n'est pas une".
- On y a pensé ici : peut-être parce qu'il s'agit d'un objectif qui n'oblige personne. Mais je me réjouis de voir repris cet objectif-là par notre déclaration commune, aujourd'hui. Je vous signale, au demeurant, que la France se rapproche de cet objectif chaque année : nous en sommes à 0,63 %.
- Je salue, également, les engagements de ce sommet sur l'Afrique. Et pourtant, comment cacher mon inquiétude lorsque je vois que, malgré les efforts faits pour les attirer, les capitaux continuent de se détourner de ce continent, 3 % des investissements mondiaux seulement vont vers l'Afrique et l'aide publique ne peut naturellement compenser cette faiblesse. On me dira : "Mais c'est un fait, c'est un continent moins doté que d'autres de richesses naturelles". Ce qui n'est pas vrai. "Les sociétés y sont moins organisées" : c'était peut être vrai, cela l'est de moins en moins. Est-ce que ce serait une raison suffisante pour l'abandonner en chemin ? De plus en plus se dégagent des élites, se constituent des structures qui permettent à chacun de ces pays de s'organiser pour prendre part au développement mondial.
- La dette, par exemple : on en a beaucoup parlé. Il a fallu donner l'exemple. Mon pays a d'abord abandonné sa créance publique à l'égard de 39 états, ceux naturellement qui se trouvaient dans les pires difficultés. Puis nous avons pris des mesures en faveur de ceux que l'on appelle les Etats en situation intermédiaire. Nous ne sommes pas les seuls : d'autres pays ont fait comme nous, et je les en remercie, mais on ne peut pas dire que nous ayons entraîné dans un enthousiasme général la majorité des pays dits riches du monde.\
Aussi, je vous le demande, pour les situations financières internationales, ne croyez-vous pas que nous ferions évoluer les esprits et les politiques en prenant quelques mesures simples ? Par exemple, pourquoi ne pas veiller à ce qu'aucune décision importante ne soit prise sans consultation préalable des partenaires sociaux des pays en cause ? Par exemple, ne faudrait-il pas donner une juste place aux représentants des travailleurs et des entreprises dans les organismes internationaux, comme dans beaucoup de nos pays ?
- Mais cette règle n'est pas admise généralement. Il faut donc que se rencontrent ces représentants des travailleurs, qu'ils recherchent entre eux un accord sur le rôle qu'ils seraient prêts à jouer dans nos institutions.
- Et pourtant, notre déclaration marque un progrès majeur dans la définition des droits fondamentaux des travailleurs du monde, puisqu'elle lève les préventions qu'avaient les pays en difficulté ou en développement contre ce qu'ils appelaient, ce que l'on appelait, la clause sociale, qui apparaissait comme un empêchement d'avancer alors qu'en vérité cette clause sociale - oublions cette expression - ne doit avoir pour objet que d'aider chacun à suivre le mouvement général vers le progrès.
- Pour rendre effectifs ces droits, je vous propose de réfléchir à une méthode graduelle et pratique de soutien des efforts des Etats qui veulent mieux les garantir à leurs citoyens et en particulier aux enfants.
- J'appelle à la conclusion de contrats de développement social. Ces contrats seraient établis après négociation avec l'OIT et les organisations internationales dépendant ou non de l'Organisation des Nations unies. Ils permettraient d'aider financièrement les efforts des gouvernements qui affirment leur volonté de respecter strictement les conventions de l'Organisation internationale du travail sur les droits des travailleurs. C'est la base de tout, mesdames et messieurs, tout le reste n'est que discours.
- Pour financer tout cela, pourquoi ne pas envisager une taxe sur les transactions financières à court terme, comme le propose Tobin ? Un pourcentage infime dégagerait des moyens considérables. Cela sera très difficile à obtenir et je ne me fais pas d'illusions dès qu'on parle de transactions financières.
- Mais êtes-vous prêts à prendre vos responsabilités ? Des rencontres comme celle-ci ne sont-elles que des faux semblants ? Jouons-nous une comédie à la face du monde ? Ou sommes-nous vraiment décidés à placer le social au rang de la paix et de l'économie ?
- L'organisation de la sécurité collective, comme celle des échanges et des monnaies dont nous nous sommes dotés au lendemain de la seconde guerre mondiale, à San Francisco et à Bretton Woods, nécessitent aussi d'être adaptées, quand elles n'ont pas été détruites. Je crois que notre monde mérite d'être repensé et qu'il sera repensé si nous introduisons le social parmi les points majeurs de nos préoccupations.\
Mesdames et messieurs, permettez-moi de conclure sur un mot plus personnel. Pendant cinquante ans de ma vie, exactement quarante-neuf, j'ai pu, dans la vie publique française et internationale, agir pour nous rapprocher de l'idéal qui est le nôtre, avec trois pensées principales au coeur :
- la première : c'est que la liberté, l'égalité - n'est-ce pas la révolution française de 1789 qui a servi de modèle à beaucoup -, la liberté, l'égalité mais aussi la solidarité, les droits de l'homme, du citoyen, des travailleurs, la démocratie, tout cela est indissociable. Ces valeurs peuvent paraître difficiles à concilier, certains même craignent qu'elles ne ralentissent la marche vers le progrès. Mais je vous le dit, elles seules nous permettront d'assurer la pérennité des acquis et la marche vers le progrès. Tout le reste serait recul tragique et finalement décadence !
- la deuxième pensée : la pauvreté, l'exclusion, mesdames et messieurs, ne sont pas des fatalités. Elles résultent de mécanismes connus et précis qu'il faut dénoncer et faire reculer par l'éducation, par la formation, par la recherche scientifique, par le développement de l'égalité des chances, par l'humanisation des conditions de vie et de travail, que sais-je ? Chacun d'entre vous pourrait ajouter sa proposition et contribuer, ainsi, à donner à notre vie un sens nouveau.
- enfin, ce sera mon dernier mot, on ne peut faire le bonheur des hommes sans eux. La mobilisation de tous est nécessaire. Et à ce titre, la présence de 2000 ONG à Copenhague me parait très encourageante.
- N'oublions pas qu'aucun des pays les plus avancés n'aurait connu le niveau de développement qui est le sien sans l'existence d'une vie démocratique, de partis politiques, d'organisations syndicales et patronales, d'associations, c'est-à-dire d'un travail en commun dont ne serait exclue aucune catégorie sociale. C'est ce qui nous reste à faire. C'est immense, mais votre présence ici montre que vous êtes prêts à vous y engager comme nous-mêmes.\
- J'ai participé, au cours d'une longue vie politique, à une multitude de sommets de ce genre où le seul fait d'évoquer le social apparaissait comme une bizarrerie. Le social n'avait pas sa place dans les discussions entre les responsables de la planète, comme la paix, le désarmement, l'économie : c'étaient deux mondes différents, comme si la marche de cette société internationale n'était que la résultante des mécanismes économiques et financiers, d'un bon réglage des taux de change et d'intérêts. Eh bien £ ce n'est pas ainsi que je vois les choses. Beaucoup pensent, comme moi, que l'homme, chacun d'entre nous, chacun d'entre vous, chacun des individus qui vivent sur la terre, doit être la visée ultime de toute stratégie politique ou économique et passe donc par le social.
- Le 31 janvier 1992, devant le Conseil de Sécurité des Nations unies qui réunissait les chefs d'Etat, j'avais souhaité la tenue d'un premier Sommet mondial du développement social, et je le faisais - et je n'étais pas le seul - £ avec la volonté de répondre à une urgence, de remédier à une anomalie.
- Mais, était-ce la lassitude ? Je n'y croyais pas vraiment. Je me posais cette question : "laisserons-nous le monde se transformer en un marché global, sans autre loi que celle du plus fort, sans autre objectif que la réalisation du maximum de profit en un minimum de temps, un monde où la spéculation ruine en quelques heures le travail de millions d'hommes et de femmes et menace les résultats de longues négociations comme celle-ci ?" Je me disais : "allons-nous abandonner les générations futures au jeu de ces forces aveugles ? Saurons-nous construire un ordre international fondé sur le progrès, et notamment sur le progrès social ?"
- Je sais bien qu'on est sensible, ici ou là, aux appels d'autres sirènes. Et faut-il laisser le champ libre à ceux dont le seul credo se résume en quelques mots, tels que : dérégulation, démantèlement des acquis et même oubli du rôle de l'Etat, qu'il est de mode de brocarder alors qu'il est le ciment des sociétés démocratiques. La nécessité, pour les pays développés, de faire face au risque de désagrégation sociale, dont chacun d'entre-eux est menacé, ne doit pas les détourner des engagements de solidarité à l'égard des pays pauvres. Dans les pays pauvres, il y a beaucoup de gens pauvres et quelques-uns qui ne le sont pas. Dans les pays riches, il y a beaucoup de gens qui vivent aisément mais il y en a des millions qui vivent difficilement.\
Nous n'avons pas cessé de plaider, à quelques uns, - je le fais à la tête de mon pays depuis 14 ans - pour que 0,7 % du produit national brut de chaque pays soit consacré à l'aide publique aux pays en développement. Et chaque fois que je rappelais cette règle, on me disait : "ce n'en n'est pas une".
- On y a pensé ici : peut-être parce qu'il s'agit d'un objectif qui n'oblige personne. Mais je me réjouis de voir repris cet objectif-là par notre déclaration commune, aujourd'hui. Je vous signale, au demeurant, que la France se rapproche de cet objectif chaque année : nous en sommes à 0,63 %.
- Je salue, également, les engagements de ce sommet sur l'Afrique. Et pourtant, comment cacher mon inquiétude lorsque je vois que, malgré les efforts faits pour les attirer, les capitaux continuent de se détourner de ce continent, 3 % des investissements mondiaux seulement vont vers l'Afrique et l'aide publique ne peut naturellement compenser cette faiblesse. On me dira : "Mais c'est un fait, c'est un continent moins doté que d'autres de richesses naturelles". Ce qui n'est pas vrai. "Les sociétés y sont moins organisées" : c'était peut être vrai, cela l'est de moins en moins. Est-ce que ce serait une raison suffisante pour l'abandonner en chemin ? De plus en plus se dégagent des élites, se constituent des structures qui permettent à chacun de ces pays de s'organiser pour prendre part au développement mondial.
- La dette, par exemple : on en a beaucoup parlé. Il a fallu donner l'exemple. Mon pays a d'abord abandonné sa créance publique à l'égard de 39 états, ceux naturellement qui se trouvaient dans les pires difficultés. Puis nous avons pris des mesures en faveur de ceux que l'on appelle les Etats en situation intermédiaire. Nous ne sommes pas les seuls : d'autres pays ont fait comme nous, et je les en remercie, mais on ne peut pas dire que nous ayons entraîné dans un enthousiasme général la majorité des pays dits riches du monde.\
Aussi, je vous le demande, pour les situations financières internationales, ne croyez-vous pas que nous ferions évoluer les esprits et les politiques en prenant quelques mesures simples ? Par exemple, pourquoi ne pas veiller à ce qu'aucune décision importante ne soit prise sans consultation préalable des partenaires sociaux des pays en cause ? Par exemple, ne faudrait-il pas donner une juste place aux représentants des travailleurs et des entreprises dans les organismes internationaux, comme dans beaucoup de nos pays ?
- Mais cette règle n'est pas admise généralement. Il faut donc que se rencontrent ces représentants des travailleurs, qu'ils recherchent entre eux un accord sur le rôle qu'ils seraient prêts à jouer dans nos institutions.
- Et pourtant, notre déclaration marque un progrès majeur dans la définition des droits fondamentaux des travailleurs du monde, puisqu'elle lève les préventions qu'avaient les pays en difficulté ou en développement contre ce qu'ils appelaient, ce que l'on appelait, la clause sociale, qui apparaissait comme un empêchement d'avancer alors qu'en vérité cette clause sociale - oublions cette expression - ne doit avoir pour objet que d'aider chacun à suivre le mouvement général vers le progrès.
- Pour rendre effectifs ces droits, je vous propose de réfléchir à une méthode graduelle et pratique de soutien des efforts des Etats qui veulent mieux les garantir à leurs citoyens et en particulier aux enfants.
- J'appelle à la conclusion de contrats de développement social. Ces contrats seraient établis après négociation avec l'OIT et les organisations internationales dépendant ou non de l'Organisation des Nations unies. Ils permettraient d'aider financièrement les efforts des gouvernements qui affirment leur volonté de respecter strictement les conventions de l'Organisation internationale du travail sur les droits des travailleurs. C'est la base de tout, mesdames et messieurs, tout le reste n'est que discours.
- Pour financer tout cela, pourquoi ne pas envisager une taxe sur les transactions financières à court terme, comme le propose Tobin ? Un pourcentage infime dégagerait des moyens considérables. Cela sera très difficile à obtenir et je ne me fais pas d'illusions dès qu'on parle de transactions financières.
- Mais êtes-vous prêts à prendre vos responsabilités ? Des rencontres comme celle-ci ne sont-elles que des faux semblants ? Jouons-nous une comédie à la face du monde ? Ou sommes-nous vraiment décidés à placer le social au rang de la paix et de l'économie ?
- L'organisation de la sécurité collective, comme celle des échanges et des monnaies dont nous nous sommes dotés au lendemain de la seconde guerre mondiale, à San Francisco et à Bretton Woods, nécessitent aussi d'être adaptées, quand elles n'ont pas été détruites. Je crois que notre monde mérite d'être repensé et qu'il sera repensé si nous introduisons le social parmi les points majeurs de nos préoccupations.\
Mesdames et messieurs, permettez-moi de conclure sur un mot plus personnel. Pendant cinquante ans de ma vie, exactement quarante-neuf, j'ai pu, dans la vie publique française et internationale, agir pour nous rapprocher de l'idéal qui est le nôtre, avec trois pensées principales au coeur :
- la première : c'est que la liberté, l'égalité - n'est-ce pas la révolution française de 1789 qui a servi de modèle à beaucoup -, la liberté, l'égalité mais aussi la solidarité, les droits de l'homme, du citoyen, des travailleurs, la démocratie, tout cela est indissociable. Ces valeurs peuvent paraître difficiles à concilier, certains même craignent qu'elles ne ralentissent la marche vers le progrès. Mais je vous le dit, elles seules nous permettront d'assurer la pérennité des acquis et la marche vers le progrès. Tout le reste serait recul tragique et finalement décadence !
- la deuxième pensée : la pauvreté, l'exclusion, mesdames et messieurs, ne sont pas des fatalités. Elles résultent de mécanismes connus et précis qu'il faut dénoncer et faire reculer par l'éducation, par la formation, par la recherche scientifique, par le développement de l'égalité des chances, par l'humanisation des conditions de vie et de travail, que sais-je ? Chacun d'entre vous pourrait ajouter sa proposition et contribuer, ainsi, à donner à notre vie un sens nouveau.
- enfin, ce sera mon dernier mot, on ne peut faire le bonheur des hommes sans eux. La mobilisation de tous est nécessaire. Et à ce titre, la présence de 2000 ONG à Copenhague me parait très encourageante.
- N'oublions pas qu'aucun des pays les plus avancés n'aurait connu le niveau de développement qui est le sien sans l'existence d'une vie démocratique, de partis politiques, d'organisations syndicales et patronales, d'associations, c'est-à-dire d'un travail en commun dont ne serait exclue aucune catégorie sociale. C'est ce qui nous reste à faire. C'est immense, mais votre présence ici montre que vous êtes prêts à vous y engager comme nous-mêmes.\