28 janvier 1995 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le partage des fruits de la croissance, l'aventure européenne, sur les libertés publiques et les garanties de la démocratie notamment à l'épreuve de la campagne pour l'élection présidentielle, Château-Chinon le 28 janvier 1995.

Chers Amis,
- Je ne pense pas avoir besoin de vous faire un long discours. J'ai simplement besoin de vous exprimer quelques sentiments et peut-être quelques idées. Inutile de vous dire que de me retrouver à Château-Chinon, dans cette circonstance me touche beaucoup. L'initiative est venue de nos camarades de la Nièvre. Je n'y étais aucunement mêlé. Que nul n'y voie une opération politique ou, comme le dit un excellent journaliste au demeurant, une sorte d'affirmation narcissique ! Non ! On m'a invité, on a même un peu insisté parce que je ne me sentais pas toujours tout à fait en état de pouvoir faire ce voyage. Mais je me trouve parmi vous, j'en suis très heureux. Et je vous en remercie.
- Je ne vais pas égréner les souvenirs, je n'ai d'ailleurs pas l'intention d'écrire mes mémoires. Donc laissons libre cours à l'imagination de chacun. Je dirai simplement que je suis resté trente-cinq ans parlementaire de la Nièvre, parmi lesquels vingt-trois ans député de cette circonscription puisque auparavant c'était le régime de la proportionnelle et donc j'étais député du département tout entier. Il a fallu choisir une circonscription, j'ai choisi celle-là. Je suis resté trente-deux ans conseiller général en plein Morvan, dix-sept ans président du Conseil général. J'ai été très heureusement remplacé d'ailleurs et mon mandat de maire à Château-Chinon a été interrompu par mon élection à la Présidence de la République. C'est donc une conjonction très heureuse. Donc tout s'est bien passé entre les Nivernais et moi-même. Et j'en garde comme une sorte de sensibilité particulière, je rencontre souvent les Nivernais. Ca me fait toujours un plaisir un peu différent de celui que j'éprouve avec d'autres.
- Quand j'ai un moment de repos, ce qui est rare, je viens le plus souvent dans la Nièvre, voir les uns, voir les autres. Vous m'avez donc fourni l'occasion de vous le dire, ou de vous le redire. Une vie, ce n'est pas très long, elle se fixe sur certains points majeurs qui finissent par la dominer. Je suis Charentais d'origine, je reste fidèle à cette région de l'ouest de la France et je suis devenu Nivernais. Je n'ose pas le dire à de vrais Nivernais, je n'ai jamais parlé le patois local et en ce sens c'était peut-être une erreur politique, mais je crois que je n'y serais pas arrivé. Je me suis contenté d'être moi-même et finalement j'ai trouvé partout des supports, des amitiés fidèles, intransigeantes et des fidélités qui sont assez rares dans la vie.
- Je considère donc que ces trente-cinq années - je ne vois pas pourquoi je dis trente-cinq parce que depuis quatorze ans, je suis aussi l'élu de la Nièvre - donc cela fait trente-cinq et quatorze, ce n'est pas si mal ! Que l'on essaye, on verra que la vie politique est assez exigeante et qu'être pratiquement toujours élu pendant quarante-neuf ans par les mêmes gens ou les mêmes familles, il y a de quoi en être flatté et honoré. C'est ce qui se passe avec moi et je dois dire que mes amitiés personnelles dans ce département ont dépassé les frontières politiques, que souvent se sont mêlés dans les urnes les suffrages de gens avec lesquels j'entretenais des relations de cordialité, mais sans avoir jamais renoncé, vous le savez bien, vous qui êtes là, aux choix qui étaient les nôtres.\
Voilà, la première partie de mon exposé est terminée. C'était le remerciement. Je n'oublie pas que je suis dans une assemblée politique, organisée par les socialistes de la Nièvre, qu'à mes côtés se trouve le premier secrétaire de la fédération socialiste, que se trouvent présents dans cette salle quelques-uns des noms les plus significatifs du combat socialiste d'aujourd'hui et que mon voisin, M. Signé, est le maire socialiste de Château-Chinon, le conseiller général et le sénateur de la Nièvre. Donc c'est une assemblée politique. Je participe assez peu à ce type de réunion, non pas que je veuille mettre mon drapeau dans ma poche, mais parce qu'il me faut bien concilier mes obligations personnelles, mes préférences politiques, avec mes fonctions et mes fonctions me conduisent à représenter l'ensemble des Français, ce qui ne m'oblige pas à épouser les convictions de tous les Français, bien entendu. Je me sentirais assez mal dans ma peau dans certains cas.
- Je ne ferai pas non plus d'exposé sur la vie politique française dans son ensemble £ ce serait trop long, ce serait peut-être ennuyeux et cela ne servirait pas à grand chose. Je ne dirai pratiquement rien, au risque de décevoir ceux qui comme moi sont venus de Paris, de la vie intérieure du parti socialiste. Je ne me pose pas en arbitre, ni en juge, je dis simplement que je trouve tout à fait normal qu'une formation démocratique organise en son sein une juste compétition pour savoir finalement quel est le candidat qui lui parait le mieux convenir à la situation.
- On me rappelait tout à l'heure que, quand j'étais moi-même candidat, je me suis soumis à un vote. Il se trouve qu'il n'y a pas eu d'autres candidats, mais s'il y en avait eu un, cela n'aurait pas été un reproche à lui faire. Il y en avait même qui l'étaient sans le dire et constamment la vie d'une organisation dans une démocratie repose sur un choix. Je n'ai pas à vous dire quel sera le mien, le jour où vous aurez à mettre le bulletin dans l'urne, parce que je ne participerai pas à ce scrutin-là, mais aux mois d'avril et de mai, je dirai ce que j'aurai à dire et nul ne peut naturellement imaginer que ma préférence pourrait aller à un autre qu'à l'un de mes compagnons de toujours, qui se trouvera engagé dans cette rude vie où l'on reçoit beaucoup de coups, où l'on a quelques joies, mais où tout est aride, difficile et parfois décevant et ces compagnons-là me sont chers. Je ne les abandonnerai donc pas. Pour l'instant, je suis spectateur de ce que vous aurez à décider dans quelques jours.
- Bien des liens, bien des souvenirs, bien des images s'interposent pour l'instant entre vous et moi, au moment où je prononce ces mots, car ces compagnonnages ont pour eux plusieurs décennies d'activités, de combats, d'espérance et cela crée des attachements qui dépassent les inévitables différences lorsque ces différences sont mineures par rapport aux objectifs communs qui eux, restent majeurs. Il me resterait si j'étais membre actif, je suis membre honoraire quand-même du parti socialiste, il me resterait à choisir entre un député de la Haute-Garonne et un député des Landes. Lionel Jospin qui, s'il n'est pas député aujourd'hui représente cette région après avoir représenté Paris. Quant aux Landes, bien entendu, ce sont des relations de voisinage, mais qui ont précédé les relations de voisinage géographique d'aujourd'hui. Alors, je serais moi-même embarrassé pour choisir, mais je finirais par me déterminer comme vous ne manquerez pas de le faire.\
Ce que je trouve très choquant, c'est cette campagne menée pour tenter de discréditer le parti socialiste parce qu'il y a plusieurs candidats à la candidature. Est-ce que ce n'est pas le B.A. BA de la vie politique quand on n'a pas la chance, que j'ai eue, de ne pas avoir de candidat déclaré jusqu'au bout. On ne peut pas en faire une règle et si j'étais encore mêlé à la vie politique active, je n'aurais pas manqué de remarquer qu'entre les socialistes qui ont deux candidats à la candidature dont forcément l'un s'effacera devant l'autre au lendemain pour être son premier supporter, son premier militant pour l'élection présidentielle elle-même, entre cette situation-là et deux candidats du RPR qui, on le sait bien, ne se le pardonneront pas, si j'étais journaliste, je remarquerais plutôt cette deuxième situation que la première.
- Donc, cette situation ne me scandalise pas, on peut naturellement préférer l'harmonie préétablie, mais vous savez, cela n'existe pas beaucoup sur la terre et si l'on a organisé la démocratie, c'est bien pour que, l'harmonie n'étant pas préétablie, le peuple soit conduit à exercer son choix.
- De plus, être concurrent ne veut pas dire ennemi. Je sais bien que les querelles ou les rivalités socialistes prennent souvent un ton excessif et personnel. Mais c'est avoué, c'est reconnu et lorsque j'étais moi-même Premier secrétaire du Parti socialiste, à chaque tournant on me disait : "ce parti est perdu... vous vous disputez toujours". C'est vrai que les socialistes de mon temps se disputaient plutôt plus qu'ils ne se disputent aujourd'hui, il y a eu des progrès faits depuis lors. Et finalement, cela s'arrangeait et nous avons ensemble remporté quelques victoires. Je pense que le troisième candidat a dû raisonner comme je le fais maintenant - je le cite en troisième parce qu'il s'est retiré, il ne l'est plus maintenant - je pense qu'il a dû raisonner comme je le fais maintenant : "j'avais ma chance, cela m'intéressait, je m'en sentais capable, je ne veux pas ajouter à la difficulté, je me retire". Tout cela relève des normes de la bonne discipline et je l'espère d'une camaraderie solide au-delà des inévitables compétitions.
- Alors, vous, est-ce que vous connaissez un club, une association, un groupement où ce type de difficultés n'existe pas ? J'ai souvent raconté que moi, j'appartenais quand j'avais quatorze ans au club de ping-pong de Jarnac-Charente et cela fut entre mes treize et vingt ans une guerre infernale entre le président qui voulait le rester et le secrétaire général qui voulait devenir président.
- Et c'était une guerre civile dans la ville, pour le ping-pong. Lorsqu'il s'agit de choses qui engagent davantage les sociétés, on peut admettre que cela se produise avec une intensité particulière. Vous connaissez, vous, le club le plus innocent... est-ce qu'il y a des boulistes ici à Château-Chinon ? Oui, il y en a. Il n'y a jamais eu de querelles entre les boulistes ? Cela existe partout, c'est cela la nature humaine, c'est cela la société, et les marques de la civilisation acquise depuis la révolution de 1789, c'est que l'on s'est habitué à vivre ces difficultés, à vivre ces luttes en les dépassant, c'est-à-dire en se soumettant à la règle commune. C'est ce que je vous conseille et c'est ce que j'espère, pour ceux auxquels je m'adresse, c'est-à-dire les socialistes.\
Sur le plan de la politique générale, n'attendez pas de moi, je vous l'ai déjà dit, une analyse complète de la situation. Mais je m'adresse par la force des choses et par la présence des médias, aux Français dans leur ensemble. Et, si je ne le voulais pas, cela se passerait quand même comme cela. Cela relève de mes responsabilités, et je ne m'en choque pas. Je remercie la presse de se faire la porteuse des propos tenus ici ou là. Je voudrais attirer votre attention sur trois points, quel que soit le Président de demain, quelle que soit la majorité future... ce ne sera pas toujours la même que celle d'aujourd'hui, les choses passent vite, très vite. Lorsqu'arrive une majorité pour cinq ans, elle s'installe, elle se croit la maîtresse de tout, cela nous est même arrivé, puis les années passent comme le reste de la vie, plus vite qu'on le voudrait. Quand on arrive au bout, on s'en rend compte, qu'il s'agisse d'une législature et même d'une présidence de la République croyez-moi, et ce n'est pas toujours quatorze ans ! Tous ceux qui exercent de hautes fonctions, doivent savoir a priori, que c'est fugace, incertain, que la vie sera plus puissante. On dit : c'est un "fleuve tranquille". C'est un torrent, tout se passe à la fois. Surnager, survivre, dépasser la contradiction des événements, c'est déjà fort difficile, et si moi j'ai déjà trouvé quelques difficultés, je sais bien qu'elles ne seront pas épargnées à mes successeurs quels qu'ils soient. Je voudrais m'entretenir des trois points sur lesquels j'insiste.
- D'abord, il faudra que les responsables politiques se posent la question suivante : on parle de la croissance, du retour à la croissance, et je crois que c'est vrai. Elle a déjà commencé dans des pays qui ont une influence déterminante sur l'économie de la France. Ils ont eu cette influence, cette fois-ci détestable, dans le déclenchement de la crise, qu'il nous a fallu supporter pendant plus de vingt ans et le hasard, on pourrait dire malheureux, pour la circonstance, sans exagérer les termes, a voulu que je sois conduit à exercer ma fonction pendant la crise la plus grave qu'on ait connue depuis 1929 - 1930. Mais la croissance ayant repris ici ou là, spécialement aux Etats-Unis d'Amérique, on peut penser que les efforts accomplis pendant toutes ces années, et ces années comprennent ce que j'appellerais les miennes, vont pouvoir donner leurs fruits. Imaginez l'effort qu'il a fallu, pour des socialistes qui n'avaient jamais gouverné, d'aborder de plein front la somme des périls qui était amassée en 1981. Cette inflation qui était à près de 14 % et qui s'est achevée avec Pierre Bérégovoy a un peu plus de 2 %. Cela n'a pas permis au gouvernement socialiste d'atteindre, bien que beaucoup ait été fait, tout ce qu'ils auraient aimé réaliser sur le plan social, mais quand même ! On peut toujours trouver plus excessif que soi, il y a beaucoup de révolutionnaires en chambre mais quand on est là à la table de travail ou devant l'établi, on se rend compte que si l'on veut sauver à la fois la monnaie d'un pays, restaurer son économie, rétablir les équilibres sociaux, réduire les inégalités, on le peut, mais non sans un travail immense qui naturellement comporte sa part d'échec.\
Mais le problème qui se pose devant le retour de la croissance, dû à un mouvement mondial du monde occidental comme la crise en était déjà le produit, ce sont les devoirs que crée cette croissance. Le premier de ces devoirs est celui de la redistribution, c'est-à-dire du partage des bénéfices que notre société tout entière tirera de la croissance. Dans une période tragique, les salariés, craignant pour leur emploi, se soumettent à des exigences d'une grande injustice, mais dès lors que l'on retrouve une liberté d'action, ce qui est désormais le cas, il faut qu'ils comprennent que leur première nécessité est de savoir s'organiser, toujours dans le cadre démocratique et dans le respect des lois, pour que la redistribution de la nouvelle croissance se fasse d'une façon plus juste que naguère. C'est un point central. D'ailleurs, je suis heureux d'avoir fait des disciples. Je suis toujours moi-même le disciple de quelqu'un, donc je ne dis pas cela de façon péjorative, mais mes disciples, je les recrute un peu partout aujourd'hui, car si j'ai proposé un nouveau contrat social pour l'emploi, c'est devenu le pain quotidien de quelques candidats importants qui ne nous avaient pas habitués à cela. Et vous verrez que cela va finir par gagner. Personne ne veut être en reste et, sur le plan des paroles, que n'allez-vous entendre d'ici le mois de mai prochain ! Vous avez vu déjà ce qui s'est passé pour le logement c'est comme si on était réveillé d'un grand sommeil par un grand coup de tonnerre £ soudain on se lève, on ne sait plus très bien ce que l'on doit prendre pour se vêtir au moment de sortir. La plupart de ceux qui ont eu des responsabilités, sont sortis dans ces conditions sans avoir su exactement où il fallait mettre la chemise et où il fallait mettre le pantalon. Donc cette redistribution, ce partage, pour employer un terme plus simple, doit être négocié. Il faut redonner tout son sens à la politique conventionnelle ou contractuelle. Il faut que les différentes catégories sociales, intéressées à cette nouvelle répartition, en discutent. Je ne demande pas grand chose, je ne conclus pas à leur place. Je dis : il faut qu'ils en discutent. Voyez le chômage, créateur de graves inégalités. L'emploi n'a pas fait de grands progrès. Peut-être ne pouvait-il pas en faire, mais si la croissance ne crée pas automatiquement l'emploi, le souci des représentants des différentes catégories sociales doit être identifié au maximum possible : "cela va mieux... chacun en tire le meilleur possible, pour lui-même et pour sa famille". Or, il se produit un certain nombre de phénomènes qui vont à l'encontre de cette nécessité.\
Je me souviens d'avoir dit, lorsque je prononçais mes voeux en 1994 que l'on avait dépensé, accordé, distribué quatre-vingt milliards de francs pour réveiller l'emploi. Ils avaient été distribués et les emplois n'étaient pas venus, parce que ce sont deux notions qui ne s'accordent pas très bien dans le cerveau de ceux qui dirigent ces entreprises, pas tous, mais un très grand nombre. Cet argent, il va quelque part, mais pas chez les travailleurs. Alors, j'avais lancé cela comme un appel en 1994, mais si j'avais eu à faire le même discours en 1995, ce que je fais aujourd'hui, j'aurais constaté qu'au lieu de quatre-vingt milliards, c'est maintenant cent cinquante. Et le vice-président du patronat français reconnaissait que cela n'avait favorisé la création d'aucun emploi. Il y a donc une erreur de direction. Ce n'est pas comme cela que l'on résoudra le problème. On le résoudra par la négociation, car il y a un phénomène typique du chômage sur lequel on n'insiste pas assez, c'est que le chômage de longue durée s'accroît, même lorsque l'augmentation globale du chômage a tendance à diminuer. Elle ne diminue pas suffisamment, je veux dire qu'il y a toujours une croissance du chômage, mais enfin les proportions ont tendance à s'inverser. Eh bien, pendant ce temps là, le chômage de longue durée, qui frappe surtout les jeunes s'est installé dans notre société.
- J'ai là un chiffre : un million deux cent vingt mille chômeurs de longue durée. Plus de 33 % entre mars 1993 et septembre 1994 et qui est-ce ? A 25 ans et à moins de 25 ans, plus de 64 % ! De 25 à 49 ans, plus de 41 % ! Et ce sont des personnes dont le chômage de longue durée dépasse deux et trois ans. Quel est le point d'aboutissement évident de ce type de situation ? C'est le RMI, c'est la misère, c'est l'exclusion. Comment voulez-vous qu'un jeune qui, pendant trois ans, n'a pas eu accès à la société du travail alors qu'il en a les diplômes, qu'il a été formé pour cela, qu'il s'y est préparé, que sa famille attendait ce moment, ce grand moment, qui est celui de la réussite d'un enfant, comment voulez-vous que, pendant trois ans, il reste comme cela sans savoir que faire et l'on sait bien à quoi expose ce type de situation ? Bon, eh bien, il faut négocier sur le chômage de longue durée. Comme il faut négocier le nouveau contrat social pour l'emploi dont je vous ai parlé. Comme il faut négocier, sur les conditions, l'organisation, et la durée du travail. Comme il faut négocier pour donner la préférence au reclassement sur le renvoi ou le licenciement. Ce sont des choses qui paraissent très simples, il y a les patrons et les travailleurs, les ouvriers, les employés etc., toutes les catégories, qu'ils discutent et qu'ils se rencontrent !\
J'avais, hier soir, la visite des syndicats européens. Et je me disais que chaque fois qu'on rencontre les responsables du patronat - que je vais d'ailleurs recevoir la semaine prochaine - ça va plutôt bien, ils sont compréhensifs. Et au moment de l'exécution, ils disent "on ne peut pas, nous n'avons pas l'accord de notre base. Attendez". Si bien qu'il n'y a pas de négociation européenne, pour l'instant, engagée, alors qu'il y a tant de problèmes particuliers qui s'ajoutent à nos problèmes nationaux, puisqu'il faut accorder autant que possible le mode d'organisation sociale de quinze pays de nature très différente. Mais ces rencontres, elles ont lieu, le dialogue s'amorce, mais il ne se conclut pas, parce qu'il n'y a pas de négociations organisées à l'initiative des intéressés. Je comprends très bien qu'un gouvernement n'en soit pas directement responsable. Au moins pourrait-il encourager ce développement et, le cas échéant, y contribuer car les finances publiques disposent de quelques moyens qui peuvent être utiles pour amorcer cette transformation de notre vie sociale.
- Il y aura bientôt des conférences internationales sur ces problèmes sociaux, en particulier au mois de mars, l'une d'entre elles, à Copenhague, sera mondiale puisqu'elle est organisée par les Nations unies. Il y en aura aussi sur le plan européen, puisque j'assume actuellement la Présidence de l'Union européenne, jusqu'au mois de mai, mais au moins, pendant ce temps-là, je m'efforcerai, comme je l'ai dit à Strasbourg, de relancer ce type de dialogue.
- Voilà le premier point. Il faut absolument que le retour à la croissance soit accompagné par le retour au dialogue. Le problème principal n'est plus celui de la pénurie, il sera celui de la redistribution ou plus exactement du partage. Et si tous les socialistes et d'autres encore, je l'espère, s'accordent pour mettre l'accent sur cette nécessité, je me contente là de répéter l'écho qui me vient aux oreilles, pour mettre cela en exergue et dire aux Français : "rassemblez-vous pour exiger de vos gouvernements qu'ils accompagnent, qu'ils précèdent, qu'ils organisent, qu'ils facilitent le grand dialogue social pour un nouveau contrat sur l'emploi".\
Le deuxième point c'est l'Europe. Vraiment j'exprime mon souhait le plus profond. Je serais trop triste de voir mes successeurs abandonner cet objectif. Je ne parle pas simplement du prochain, mais des autres même si je ne suis pas là pour le voir. Je saurai porter en moi-même cet espoir que d'autres générations avant nous ont reçu en héritage : il faut réussir l'Europe. Et on ne peut pas réussir l'Europe en ne faisant les choses qu'à moitié, en ménageant ceux qui sont pour et ceux qui sont contre. Il faut faire un choix catégorique et clair. C'est celui que j'ai fait lorsque j'ai proposé un référendum sur le traité de Maastricht qui n'était pas un traité populaire, qui était un traité à peu près illisible. Vous imaginez ce que c'est de traiter ce type de problèmes avec douze pays, de langues différentes avec des mentalités, des usages, des coutumes, des traditions qui ne se rencontraient pas ? Il n'a pas été facile de faire admettre cela par les Français. Mais on l'a fait puisque nous l'avons emporté par 51 % des suffrages contre 49 %. On a pris nos risques, car un référendum qui eut été manqué aurait entraîné des conséquences politiques considérables. Et j'aurais été en première ligne. Mais on l'a fait ! De même que nous avons fait le marché unique, de même que nous avons fait toute une série de traités et de conventions qui ont renforcé l'Europe. Ce n'est pas une panacée. L'Europe de demain sera difficile à vivre. Mais il sera plus difficile encore de vivre sans Europe parce que chacun des pays de l'Europe sera assujetti à des intérêts plus lointains. Nous n'en avons pas fini avec le temps des empires, et la puissance des empires s'exprime davantage par les moyens économiques que par les moyens militaires.
- Alors garantissons-nous, tout en préservant ce que nous sommes. Aucun d'entre nous ne songe à abolir l'idée de notre patrie mais je ne vois pas pourquoi on refuserait la solidarité, l'association et même la renonciation à certains aspects de souveraineté, dès lors que cela est nécessaire au bien commun.
- Alors ma deuxième recommandation est que mes successeurs, mes amis se battent pour une idée claire. La première, c'est le partage des fruits de la croissance, la deuxième c'est : "voyez grand, construisez l'Europe". Certains de nos anciens rêvaient de la paix du monde, de l'organisation mondiale. Ils ont fait la Société des Nations. Ils ont fait les Nations unies. On en voit bien les défauts, les crises ou les échecs mais ils n'étaient pas les premiers à l'imaginer. Déjà le Roi Henri IV y avait songé, de même que quelques idéologues, généralement oubliés ou méprisés. N'est-ce pas d'ailleurs le besoin d'unité qui gouverne toutes les vies, y compris nos vie personnelles afin de trouver sa propre unité, l'unité de soi-même pour vaincre ses propres contradictions ? Il me semble qu'une vie réussie, c'est une vie qui a approché l'unité d'un être. Une société réussie, c'est celle qui crée les conditions de son unité.\
Le troisième point sur lequel j'insisterai, la troisième recommandation que j'adresse à mes successeurs concerne les garanties de la démocratie. Pour la première fois depuis assez longtemps, je ne serai pas un acteur direct dans cette campagne présidentielle. Il faut donc que je m'habitue à ce nouveau rôle. Je pense que je dois indiquer quelques chemins d'abord à mes propos peuvent avoir quelque intérêt. Nous avons vraiment au cours de ces années, quelles que soient les critiques reçues dont certaines sont justes, accru et garanti les libertés. Il n'y a plus de juridiction d'exception, la presse écrite et audiovisuelle est totalement libre, je veux dire totalement libre de l'influence politique. Si elle ne l'est pas toujours du grand capitalisme, elle l'est même un peu trop rarement. Mais malgré tout, les libertés publiques ont été garanties, affermies et je défie quiconque de pouvoir prétendre que les libertés aient reculé en France au cours de ces dernières années. Eh bien, j'y tiens beaucoup, l'héritage du socialisme, le legs de ces expériences à ceux qui gouverneront de nouveau, car les socialistes gouverneront de nouveau, c'est que le premier souci d'un socialiste, c'est d'accroître les libertés pour reprendre une expression ancienne que j'ai déjà employée. Le socialisme, c'est la liberté avec quelque chose de plus, c'est l'organisation de la liberté et non pas, comme on a essayé de le dire du côté de ceux qui nous combattent, un ennemi de la liberté, parce que l'on proposait à ce moment-là comme exemple du socialisme ce qui ne l'était pas précisément, c'est-à-dire les expériences de l'Union soviétique. Ce mélange a fini par pénétrer dans les cerveaux de telle sorte que l'échec tragique du communisme international a d'une certaine façon nui au socialisme qui avait combattu plus courageusement que les autres le communisme international. Leur origine est la même et leur révolte est née des luttes de la grande moitié du 19ème siècle, de la naissance de la société industrielle où la condition prolétarienne était si faible, si écrasée, si persécutée, si privée d'espoir que nombreux ont été les fondateurs de doctrines qui ont confondu l'organisation de la société avec leur propre rêve. Ce rêve-là au moins était honorable. Donc, les socialistes gouverneront de nouveau plus tôt qu'on ne le croit. C'est la règle de l'alternance que nous avons instaurée en 1981. Cela ne s'était jamais produit dans l'histoire de la République. Le Front populaire n'a duré qu'un an et il faudrait remonter à la Révolution de 1848 pour trouver un mouvement du même ordre et il n'a duré que 4 mois. Avec nos qualités et nos défauts, nous avons tenu davantage et quand je dis nous avons tenu, je parle au passé mais je pense qu'à travers le temps qui vient vous aurez vous-mêmes, et les plus jeunes d'entre vous l'occasion de démontrer que le socialisme s'identifie au progrès.\
Alors cette démocratie, il faut la protéger et je suis quelquefois inquiet lorsque je vois la manière dont se déroule ce commencement de campagne présidentielle. Il faut que soit préservée l'égalité entre les candidats. Je ne demande pas une égalité formelle. Je ne compte pas les minutes. Je n'ai d'ailleurs pas besoin de les compter pour savoir ce qui se passe.
- Il faut vraiment songer que toute forme d'expression a le droit d'être maîtresse d'elle-même et que si l'on n'a pas à sa disposition l'obligeance et la compétence des médias, on est démuni du moyen démocratique de défendre sa cause. Cette remarque ne s'applique pas spécialement aux socialistes, d'autres pourraient peut-être s'en plaindre davantage, je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que la manière dont cela commence, peut soulever des questions sur la manière dont cela continuera au cours des trois mois prochains. Je mets en garde, à la fois les responsables et l'opinion contre ce risque de déviation qui serait grave, puisque ce serait porter atteinte aux principes de notre vie démocratique.
- Je ne veux pas accuser. Après tout, j'ai été le seul à connaître les douceurs de la vie de cohabitation. Enfin le seul, il y en a des couples. Que font les couples ? Ils cohabitent dans la plupart des cas. Ils se sont choisis, mais ils se sont trompés. Moi, je n'ai pas eu à choisir, donc je ne m'attribue aucune responsabilité particulière. Mes devoirs sont de respecter les volontés du suffrage universel. Cela c'est mon premier devoir. Mon deuxième devoir, c'est de faire entendre ma voix quand je le peux, parce que cela me paraît utile à l'ensemble des Français, et pas spécialement à telle ou telle fraction. J'ai toujours dit que j'étais socialiste et que je le restais et que je formais des souhaits pour le socialisme en France, parce que c'est la démocratie avec quelque chose de plus.
- Je ne vais pas me dédire. Mais, à aucun moment, je ne veux tomber dans le défaut que je pourrais reprocher à quelques autres, c'est-à-dire de donner à ceux qui sont mes amis, des moyens que n'auraient pas ceux qui sont mes adversaires. C'est cela la République.
- J'insiste sur ces trois points. Que le retour à la croissance soit l'avènement du partage, donc de la négociation et du dialogue. Que nul n'abandonne la plus grande aventure moderne qui est la construction de l'Europe, qu'aucune considération d'habilité de politique intérieure ne vienne troubler cette marche en avant.
- Mon troisième point, c'est que nous soyons vigilants de part et d'autre sur la façon de vivre quotidiennement la démocratie en France. Comme nous allons avoir un grand combat politique, eh bien, on va en faire l'expérience. J'espère que ce que j'ai un moment redouté, ne se produira pas, mais je n'en suis pas sûr. C'est-à-dire qu'en fait, la plupart des grands médias appartiennent aux grands capitaux et l'orientation générale des grands capitaux n'est pas de contribuer à l'avènement du socialisme. Donc, il y a là une sorte de contradiction dont vous aurez quelque peine à sortir et cette difficulté-là, croyez-moi, est moindre que celle qu'ont connue les socialistes des années 1860, car cela se traduisait par autre chose que des difficultés électorales.\
Voilà, je vous ai dit l'essentiel de ce que je voulais vous dire aujourd'hui. Je ne sais pas si nous aurons d'autres occasions de nous revoir de cette façon, presque familiale, tout en étant nombreux autour de ces tables, dans des circonstances aussi sérieuses, puisque nous sommes à la veille d'un choix déterminant, mais vous saurez que vous m'avez apporté une sorte de paix intérieure qui n'est jamais inutile, quel que soit celui qui la reçoit.
- Toute vie est bousculée et troublée sur le plan spirituel, intellectuel ou physique. Il y a pourtant des moments d'arrêt où le monde semble s'organiser pour vous être agréable. Ne nous laissons pas trop emporter par cette illusion, mais pendant quelques heures, cela fait du bien.
- Je terminerai sur quelques souvenirs, comme j'ai commencé. Lorsque je retrace ces 49 ans en relation directe de représentation entre la Nièvre et moi, j'éprouve comme un sentiment commun à tous ceux qui ont vécu une longue période de leur vie au sein du même groupe, d'une même famille. Les affections se nouent, les attachements durent. C'est un des aspects les plus heureux de l'existence. Je ne réitérerai pas mes remerciements, mais je vous dois beaucoup. Il y a eu les heures de tristesse et c'est pour moi comme un déchirement que d'imaginer que nous tenons cette réunion aujourd'hui, et que Pierre Bérégovoy ne peut être des nôtres. Je l'avais moi-même, si j'ose dire, choisi pour qu'il puisse continuer l'oeuvre que nous avions commencée et la rigueur du temps, l'horreur aussi, a voulu que cet honnête homme préférât la mort à la vie, une vie qui s'ouvrait devant lui encore, avec le sentiment d'un devoir accompli, l'affection des siens, quand je dis des siens, cela veut dire sa famille d'abord, je pense à Mme Bérégovoy et à ses enfants, mais aussi de vous tous et au-delà de la Nièvre de centaine de milliers, des millions de Français. Cela a été une tristesse, une des grandes tristesses, elle n'a pas été la seule.
- Vous apportez quelque chose de plus sur le plateau de la balance qui s'appelle la joie et l'espérance. Cela permet de faire la différence et puisque je le dois aux Nivernais, qu'on me laisse leur dire que, si je n'ai jamais cessé d'aimer cette région et ceux qui l'habitaient, jusqu'à la fin je continuerai.\