5 janvier 1995 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la nécessité pour les Etats d'observer les règles de droit international et de la démocratie et sur le rôle des organisations internationales pour le maintien de la paix, Paris le 5 janvier 1995.

Monsieur le Nonce,
- C'est une bonne tradition qui veut que vous soyez, en tant que représentant du Saint-Siège, l'interprète du corps diplomatique. D'une part cela traduit les très anciennes et très fortes relations qui unissent l'Eglise catholique et la France et, d'autre part, c'est un hommage rendu à une oeuvre civilisatrice qui, depuis déjà plusieurs siècles, montre souvent la route à suivre. Je suis heureux de vous retrouver personnellement. Vous avez dit vous-même que nous n'aurons pas l'occasion de recommencer. On s'en consolera, mais je vous regretterai. Monsieur le Nonce, ayez l'obligeance de transmettre à sa Sainteté le Pape Jean-Paul II mon souvenir personnel et le témoignage de ma déférence, et les voeux de la France pour la réussite de sa mission.
- Mesdames et messieurs, il y a quelque chose de paradoxal dans ce type de réunion parce que je dois, c'est mon rôle, vous exprimer mes voeux et ceux de mon pays. Mais quels sont ces voeux : ce ne sont pas les mêmes, enfin, pas toujours les mêmes. Ils sont parfois même contraires, trop souvent contraires. Il est donc assez difficile, à moins de s'en tenir à des idées générales assez vagues, de répondre à l'attente de chacun. Bien entendu, s'il s'agit de porter des voeux à votre santé personnelle, à la sante de vos familles et des êtres que vous aimez, à la santé de vos pays souverains, indépendants, je le fais de grand coeur et vous voudrez bien transmettre aux chefs d'Etat et de gouvernement que vous représentez ici l'expression de mes souhaits les plus profonds pour que leurs justes intérêts soient défendus sur la surface du globe.
- Au delà, on ne peut pas apporter beaucoup plus de précisions, parce que je ne pourrai pas dire exactement la même chose à chacun. Il faut donc monter d'un cran pour que cette cérémonie prenne un sens véritable et ne soit pas simplement un rite.\
Vous êtes les ambassadeurs de vos pays £ nous représentons ici l'essentiel, la quasi-totalité des pays souverains du monde, et cette assemblée devrait être en mesure de conclure d'une façon très constructive l'ensemble des projets nécessaires à la paix et à la liberté des hommes. Et c'est précisément là que se trouve le problème. Est-il des biens supérieurs à la paix ? C'est vrai qu'il y a l'honneur et qu'il y a la liberté : mais je crois que l'on peut dire que la paix est l'un des biens suprêmes auxquels l'homme peut aspirer. Mais la paix, qu'est-ce que cela veut dire dans un monde ou éclatent à tout moment des conflits, que plusieurs guerres ravagent, et depuis longtemps ? Et si l'on entend les arguments des uns et des autres - ils n'ont pas tous le même poids ou la même valeur, selon le moment, mais il est difficile de ne pas avoir l'oreille attentive à ces arguments -, ils croient tous que c'est juste, juste pour défendre leurs intérêts, juste pour défendre leur identité. Voyez la difficulté du problème.
- Depuis que le monde politique est monde, tout s'est établi selon un rapport de force et si l'on a pu parvenir à dominer ces rapports de force pour éviter, en tout cas depuis déjà longtemps, une guerre générale, aussi désastreuse que le furent celle de 1914 - 1918 ou celle de 1939 - 1945, il n'empêche que la multiplicité des conflits régionaux et locaux finit par devenir angoissante. Et si les rapports de force ont cessé - disons sur le plan mondial - de se traduire en conflit meurtriers, c'est aussi parce qu'on était arrivé à un équilibre de ces forces. Cet équilibre est aujourd'hui rompu. D'autres équilibres tendront à se former. Lesquels ? Comment ? Les ambitions, les rivalités le diront au cours des décennies prochaines. Mais la recherche de l'équilibre des forces est un moyen de mettre un terme à la suprématie, à la domination par le rapport de force.\
Je crois que si l'on cherche une réponse, elle peut être trouvée : même si elle reste pour beaucoup théorique, on peut dire qu'il y a l'organisation par le droit. Et c'est vrai qu'au cours de ce siècle, l'organisation par le droit a pu s'opposer parfois victorieusement à la rivalité par les armes. La première tentative de la Société des nations a échoué. Celle des Nations unies a donné quand même des résultats dont nous avons à nous louer, même si nous en savons la fragilité et les contradictions.
- Mais il n'y a pas que les organisations planétaires, il y a les organisations de paix régionales. Il y a les alliances : il y a, d'un côté, l'Alliance atlantique à laquelle la France appartient, dans la mesure où cette alliance n'est pas une alliance offensive - je tiens à le répéter : mais elle est fidèle à ses alliés et amis traditionnels. Il y a l'organisation en cours de l'Europe, qui longtemps s'est confondue avec l'idée de l'organisation de l'Ouest et qui, heureusement, aujourd'hui, tend à s'élargir aux dimensions continentales. Cela sera l'affaire d'un certain nombre d'années : on n'y parviendra pas d'un coup. La progression de six à quinze des pays réunis dans l'Union européenne marque quand même une direction. Cela, c'est aussi un facteur d'équilibre et j'observe que la plupart des pays d'Europe aspirent à se joindre à cette Union européenne, et qu'il faudra bien trouver les chemins, l'itinéraire et la solution qui permettront aux uns et aux autres de se retrouver dans les mêmes assemblées.
- Il y a également, en Europe, un début d'organisation militaire, non pas pour faire la guerre mais pour préserver l'équilibre et pour donner à ce continent, celui auquel j'appartiens, le sentiment de sa sécurité.
- Mais je me réjouis de voir naître en même temps de multiples organisations régionales : c'est le cas en Afrique. Non seulement il y a l'Organisation de l'unité africaine mais il y a aussi déjà des ententes régionales à l'intérieur du continent africain. Il y a des ententes en Amérique du Nord, il y en a d'autres en Amérique latine : il y en a dans l'ensemble du continent américain. Je ne vais pas dresser une liste - on n'en sortirait pas ! - mais l'ensemble de ces tentatives créent de nouvelles conditions d'équilibre qui, de proche en proche, devraient pouvoir, si elles sont traitées habilement et courageusement, permettre aux générations futures d'envisager l'avenir avec le sentiment que la paix l'emportera sur la guerre.\
Bien entendu, ce que je viens de dire est démenti tous les jours, ici ou là, par des conflits sanglants, interminables, où soit les compétitions ethniques, soit les rivalités de puissances, soit le rappel historique des conflits antérieurs, soit, enfin, tout simplement, la volonté de puissance prédominent sur la nécessité de la paix. Je n'en ferai pas l'énumération : je ne veux offenser personne, mais chacun sait bien de quoi je parle. Il y a les guerres d'intérêts, souvent d'intérêts justifiés £ il y a les guerres idéologiques £ il y a les guerres - elles s'en rapprochent - religieuses £ il y a des soulèvements de la conscience. Et tout cela sollicite constamment les dirigeants politiques que nous sommes, puisqu'il faut bien tenter de répondre aux passions humaines prêtes à se déclencher, à s'affronter et à provoquer un nouveau conflit mondial. C'est vrai que les rivalités traditionnelles ne se traduisent plus par l'augmentation des armements, enfin pas d'une façon évidente. Un frein a été donné au cours de ces dernières années : on le doit aux hommes d'Etat qui ont pris cette initiative et su la réaliser. Mais je parle là des grandes puissances ou des anciennes superpuissances. On doit pouvoir, dans beaucoup d'autres lieux, parvenir à limiter les conditions d'affrontements éventuels. Tout cela nécessite, tout simplement, d'avoir une certaine conscience du droit et de considérer que le droit est une référence obligatoire. Je disais, tout à l'heure : "la paix est l'un des biens suprêmes auxquels peut aspirer l'humanité". Eh bien, travaillons-y ! C'est notre rôle et c'est notre devoir.
- Je crois que c'est possible, sans me faire d'illusions sur la nature qui nous habite, sans ignorer que le monde n'est jamais en repos et que la géographie se déforme constamment au gré des hasards de l'histoire. Mais, malgré tout, nous avançons et nous continuerons d'avancer si nous respectons les règles de droit que nous nous sommes données à nous-mêmes. Seulement, voilà, les règles de droit, qui les fera respecter ? Et pardonnez-moi si je défends une idée qui m'est chère, que je ne prétends pas imposer même si j'aimerais que cela fût !\
Vous ne trouverez de réponse honorable que dans l'extension de la règle démocratique £ c'est-à-dire là où les peuples auront leur mot à dire, où ce seront les citoyens eux-mêmes, dont le sort est en jeu, où ce seront les citoyens qui diront "oui à la paix, organisons-la ". Et, bien entendu, si seuls décident des hommes et des femmes détachés de leur peuple ou bien qui ont pu, à un moment donné, disposer de leur confiance mais qui profitent de cette confiance pour disposer d'un pouvoir absolu, alors il n'y a plus de garantie. Si bien que la paix et le droit sont indissociables, et que le droit et le sentiment de la démocratie sont une barrière, et même un fondement suffisant pour que les hommes - les peuples - aient à choisir : et l'on sait bien, quand on voit les ravages de la guerre, les images qui viennent sur nos écrans de télévision ou celles que nous avons vécues nous-mêmes, on sait bien que l'épouvante et la terreur ne répondent pas à la question que se posent les hommes. C'est ce que je me permets de vous recommander : quand vous voudrez bien transmettre aux chefs d'Etat ou de gouvernement les voeux de la France, exprimés par le Président de la République française, ayez l'obligeance d'y ajouter, même rapide, un commentaire, exprimant ce que j'essaie de vous exposer : la paix, le droit et la démocratie !
- Autrement, où sera le barrage opposé aux passions concurrentes ? Qui arrêtera le meurtre ? Qui aura tort et qui aura raison, qui donnera raison à qui ? Seuls les peuples sont en mesure de le faire s'ils sont consultés dans les conditions normales, c'est-à-dire celles du pluralisme, de la liberté d'expression et de la presse et de l'affrontement légal par des moyens pacifiques.
- Ce que je dis là pourrait s'appliquer à plusieurs des conflits actuels. Je me permets de glisser ce conseil aux responsables du moment : il faut qu'ils osent, qu'ils ne craignent pas la démocratie, qu'ils n'aient pas peur d'elle. Elle sera bonne conseillère.\
Mesdames et messieurs, on l'a déjà beaucoup dit, moi-même pour commencer, nous n'aurons plus l'occasion de nous rencontrer dans des circonstances de ce type. Ainsi va la vie ! Vous même êtes appelés à remplir les fonctions qui sont les vôtres, ici : vous venez d'ailleurs, vous irez ailleurs.. Votre vie professionnelle, votre réussite personnelle entraînent tout naturellement ces mouvements. Mais vous représentez presque tous les pays du monde, et c'est cela qui importe. Au delà de vos personnes, j'aperçois solennellement avancer vers moi et vers nous toute l'histoire du moment, les Etats, les Nations qui se sont affirmées, organisées en Etats, surtout au cours de ces dernières années. Que ce ne soit pas une incitation à l'émiettement, à la dispersion, et finalement à la ruine de toutes les structures, comme la tendance en existe : mais que ce soit, au moins, le respect dû à celles et à ceux qui se reconnaissent entre elles et entre eux comme appartenant à la même communauté.
- Je forme des voeux pour que cela soit rendu possible. Cela dépend de vous, essentiellement. Je vous le dis avec respect et je vous le dis avec espoir, en ajoutant, bien entendu, bonne année à vous tous, bonne et heureuse année pour vos peuples, bonne et heureuse année pour celles et ceux qui dans vos pays ont la charge des responsabilités.\