14 décembre 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur sa carrière politique, sa tentative de rassembler la gauche, son intérêt pour le pouvoir, et sur l'observation de la préparation de sa succession à la présidence de la République, Paris le 14 décembre 1994.

Je vous remercie, monsieur, pour vos propos aimables et vous toutes et vous tous qui représentez l'ensemble de la rédaction du Nouvel Economiste et qui, je ne sais pourquoi d'ailleurs, m'avez désigné comme le politique de l'année 1994. Je pourrais me poser des questions ! Pourquoi 1994 ? Mais, mieux vaut tard que jamais !
- Je lis votre journal et j'ai lu l'article de Ghislaine Ottenheimer. J'avoue que je suis plus habitué à recevoir des flèches que des lauriers. J'ai déjà eu l'occasion de le dire récemment en Allemagne, à Baden-Baden, où je recevais un prix équivalent de la presse allemande. Peut-être aussi y a-t-il un peu d'attendrissement après cinquante ans de vie politique où l'on se dit : il ne faut pas qu'il parte comme ça, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas ! Il y a toujours un peu de sentimentalité et de gentillesse au fond de chacun.
- Je lis beaucoup de portraits qui me sont consacrés. Depuis quelques temps ils font la fortune de leurs auteurs. Pas la mienne, bien que je sois moi-même accusé, enfin, peu importe.. Je pourrais déjà moi-même, si j'en avais le temps, mais je crains de ne pas l'avoir, corriger certains de ces traits. Vous l'avez dit vous-même : je ne dénie pas une certaine "capacité d'habileté". Vous avez dit "félin", bon très bien, le chat ou le tigre, l'un sur son arbre sur le bord de la fenêtre et ne ratant pas sa proie.
- Je vais vous résumer ma vie politique en très peu de mots : j'ai été élu, pour la première fois, député en 1946. Voyez cela fait exactement quarante-huit ans, c'était en novembre 1946. J'ai été élu député de la Nièvre, j'ai été trente-cinq ans député du même endroit. Donc, les gens que je voyais là-bas, mes électeurs, n'ont pas toujours considéré que j'étais malléable car, pendant tout ce temps-là ou presque, sauf les premières années, j'étais dans l'opposition. Et je crois être un recordman de la durée dans l'opposition, vingt-quatre ans de suite. On dit de moi que je suis "opportuniste", "malin", que l'on ne peut pas m'empêcher de passer par un endroit sans que je revienne par un autre ! Pendant vingt-quatre ans, entre 1957 et 1981, je suis resté complètement en dehors des allées du pouvoir. Comme beaucoup d'autres dont la réputation sur ce terrain-là parait plus rigoureuse, pendant ces vingt-quatre ans, je ne suis jamais allé à la Préfecture de Nevers, je ne suis jamais allé à la Sous-Préfecture de Château-Chinon, et j'étais maire en face ! Je n'ai jamais participé à une cérémonie officielle. Je n'ai jamais célébré, en commun, un 11 novembre ou un 14 juillet. Je ne suis jamais allé dans un palais, dans un ministère et cela vingt-quatre ans de suite. Je me permets de vous le dire : peut-être avais-je quelques convictions ?\
Et c'est pendant ce temps-là que j'ai, surtout à partir de 1958, contribué à rassembler la gauche. C'était un pari difficile puisque j'ai été le premier à pratiquer l'alliance avec les communistes, pas en 1981, en 1958. L'alliance avec les communistes, j'en avais une connaissance suffisante, je l'ai connue pendant la guerre avec tous les liens d'amitié, de camaraderie, mais aussi de prudence, de défiance. Je savais très bien quel était l'enjeu.
- Le premier enjeu c'était la certitude que tout le reste du monde politique, pour ne pas parler du monde des affaires ou de l'industrie, condamnerait cette offense au bon goût. Et de 1958 à 1981 et même un peu plus tard, j'ai constamment maintenu qu'il n'était pas possible à la gauche de retrouver une majorité en France si elle ne rassemblait pas la gauche politique et la gauche syndicale. C'était mathématiquement impossible. Mais une autre condition peut-être plus difficile encore à remplir était exigée : rien n'eût été possible non plus si le Parti communiste était resté ce qu'il était depuis la Libération, le premier parti de la gauche et de loin ! 28, 29 % contre 10 ou 11 % pour les socialistes. Et en 1969, rappelez-vous, je ne peux pas accabler les amis qui ont mené le combat, mais enfin la gauche était tombée à 5 %. Il était donc possible d'avoir une chance de gagner, mais à condition d'en avoir la conviction idéologique, ce n'aurait pas été possible sans cela. Mais l'alliance devait être précédée d'un changement du rapport de forces.
- Alors, me direz-vous, tout cela, ce sont des propos de combattant cynique. Pas du tout c'est une évidence ! C'est ce qui relevait de l'observation. Si j'avais été un élu de droite, je n'aurais pas raisonné comme cela, ou je me serais peut-être réjoui en disant : voilà, il s'est placé lui-même dans le piège. Et pendant des années, je ne pouvais pas me débarrasser des journalistes que vous êtes sans que l'on me pose la question tout de suite : "Nommerez-vous des ministres communistes ?" Au moment de l'élection présidentielle de 1981, je me gardais bien de répondre, mais je ne disais pas non !
- C'est vrai que si je n'avais pas eu la majorité absolue aux élections législatives suivantes, je n'en aurais peut-être pas pris au gouvernement. J'avais la majorité absolue. J'en ai pris ! J'estimais que je le devais bien à des millions de gens qui m'avaient suivi bien que nos contentieux eussent été nombreux et répétés. Bon alors, comment me retrouver dans la description de l'opportuniste que l'on fait toujours de moi ? En général un homme politique aime bien le pouvoir. Seulement entre l'âge de quarante ans et celui de soixante-quatre ans (et rien ne me garantissait que cela durerait ce temps-là) je n'ai pas approché le pouvoir. J'ai au contraire organisé sa conquête, sans me préoccuper des échecs. On m'appelait même le "loser" ! Blum avait mis 15 ans, de 1921 à 1936, à arriver au pouvoir avec le Front populaire. Eh bien moi j'ai mis dix ans ! Naturellement dans ces dix années-là, il n'y avait que des échecs. Mais c'étaient des échecs qui chaque fois se réduisaient puisque le dernier fut celui des élections législatives de 1978, où nous étions montés à 49,4 %. On a essayé de faire un petit saut en avant, ce qui s'est produit en 1981.\
Je dis ça simplement pour rectifier un certain nombre d'idées de base constamment répandues et qui me blessent un peu. On pourrait croire que la vie politique n'est faite que "d'habileté", de "machiavélisme", qu'il faut être "florentin" pour réussir. Vous savez, je connais bien l'histoire de Florence et il n'y a pas eu que des Florentins à Florence. Il y a eu beaucoup de gens qui ont été capables de diriger leur pays sans pour autant recourir à l'intrigue ou au crime. Disons que ce qui joue contre moi, c'est que j'ai été élu en 1981 et que je suis encore là ! Près de quatorze ans, alors là, ça commence à devenir franchement suspect, un peu coupable et peut-être impardonnable ! Enfin, c'est ce qui se dit pour l'instant (un peu plus tard, on parlera autrement) parce qu'on aime tellement en France les hommes politiques qui s'arrêtent toujours devant les marches du pouvoir ou qui, s'ils franchissent les derniers degrés, sont pressés d'en sortir. Mais non, ce n'est pas comme ça. Si on veut transformer un peu la société dans laquelle on vit, il faut un peu de patience, de ténacité.
-Donc, ce qui joue contre moi, je le reconnais, c'est la longueur du temps. C'est ce qu'on appellerait une réussite. Moi, je n'appelle pas cela une réussite, ni moralement, ni intellectuellement. La réussite ne se confond pas avec le succès immédiat, c'est tout autre chose. Il faut regarder cela avec la distance, mais enfin, pour se conformer au langage commun, la réussite, c'est vrai, est moins estimée que l'échec. La présence est moins excusable que l'absence. Et c'est vrai que l'absence permet d'entasser tous les rêves et toutes les espérances alors que le pouvoir est terriblement exigeant et qu'on ne peut qu'affirmer ce que l'on pense et faire ce que l'on peut, sans jamais prétendre répondre, autant qu'il le faudrait, à l'attente de nos concitoyens. C'est donc une très rude épreuve. Au nom du Parti socialiste j'ai présenté un programme de 110 points, je n'en ai réalisé que 94. Et donc, pour les 16 qui manquent, on me représente comme coupable.\
J'ai su que certains contempteurs avaient écrit des livres très rentables mais pas sérieux dans lesquels on donne l'impression que j'ai épousé toutes les idées, que je me suis mêlé à toutes les contorsions, que j'ai changé tout le temps d'idées, que je passais d'un parti à l'autre. On a tous lu cela. Qu'y a-t-il de vrai ? Tout cela est un paysage composé et lorsqu'à un journaliste honnête, correct, mais qui est naturellement libre, qui suit sa logique, qui n'est pas toujours la mienne, je raconte ma propre vie, entre vingt et trente ans, où est le scandale ? C'est moi qui le dit. Et je me demande quel est le jeune homme de vingt-cinq ans qui en 1942, après avoir été absent de France à cause de la guerre et de la captivité, après s'être évadé à trois reprises, et qui a passé beaucoup de temps en prison, quel est le jeune homme qui connaissait la situation politique de la France autrement que par l'imagination ou les récits de la propagande. Combien de temps ai-je passé ? En réalité quelque mois, sans responsabilité, sans mission, avec un traitement dont j'ai calculé qu'il correspond aux deux tiers du SMIC d'aujourd'hui. Voyez le haut dignitaire ! D'ailleurs il faudrait me décerner un prix particulier pour avoir été successivement le conseiller de Pétain, le conseiller de De Gaulle, le conseiller préféré de l'inspirateur de la IVème République, le président de la Vème. Je reconnais que ça manque à mon palmarès ! Si j'avais réussi cela, on pourrait parler de génie politique, et ce dès l'âge de vingt-quatre ans ! Non, je n'étais pas si précoce, c'est venu peu à peu.
- Cela me flatte et je leur fais quelques confidences mais je le répète : veillez aussi à la caricature. Mon mode de vie, mes amitiés n'ont pas changé depuis vingt ans, non plus que mes habitudes quotidiennes et ni mon patrimoine.\
Vous savez, un homme qui aura passé un demi-siècle dans la vie politique, s'il a une passion, c'est celle-là, ce n'est pas une autre. Comme on le dira d'un joueur de casino, ce que je ne suis pas : mais quelle triste passion que de vouloir gagner de l'argent de cette manière ! Non, il ne cherche pas à gagner de l'argent, il en perd. C'est le goût du jeu pour le jeu. Moi, je ne suis pas attaché au jeu pour le jeu, mais le pouvoir, c'est-à-dire le moyen d'agir sur la société qui est la mienne, oui, cela m'intéresse. Voilà quelques explications que je vous donne pour essayer de justifier votre choix. Si vous manquiez d'arguments, vous pourriez enregistrer ceux-là, en débattre et vérifier ce qu'il y a d'exact ou d'exagéré dans mes propos.
- En effet, arrivé presque au terme, je vous dirai que je ne n'en suis pas fâché. Je ne fais pas le dégoûté en disant : "Je suis accablé par la tâche", mais il arrive un moment de fatigue morale et physique et, d'autre part, sur le plan de la République, quatorze ans sont largement suffisants pour faire ses preuves, les bonnes et les mauvaises. Il n'y a pas besoin de plus. Il ne faut pas non plus ignorer que chaque génération compte dans ses rangs des hommes et des femmes de talent, capables d'assurer la gestion de la France.
- Donc, pas de regret : je n'aurai pas la moindre larme à l'oeil quand je quitterai ces lieux. Je rentrerai tout simplement chez moi et je n'en serai pas fâché. Simplement, le temps a passé. Quatorze ans : quand on est élu à soixante-quatre ans, on en sort à soixante dix-huit, ce qui est mon cas aujourd'hui. Et à soixante dix-huit ans, on ne peut pas se dire indemne des accidents de l'âge, ce qui est également mon cas. Donc, maintenant je suppute comme cela, sans avoir de réponse, le temps que j'ai devant moi. Il ne doit pas être très long et pourtant j'aimerais bien savoir ce qui se passera ensuite et voir comment ceux qui me succéderont s'en arrangent. Je pourrais éprouver quelques satisfactions d'amour-propre même si j'éprouvais quelques déceptions sur le plan national. Mais ce n'est pas forcé ! Chaque génération produit des responsables capables de diriger leur pays.\
Vous me parliez de la décision de Jacques Delors. Je n'ai pas tout construit sur Jacques Delors. Jacques Delors est un homme de talent qui pouvait parfaitement remplir les fonctions qui sont les miennes aujourd'hui. On ne les trouve pas en se baissant, en creusant le sol, ce n'est pas remplaçable à tout moment. Enfin ce n'est pas mon problème à moi, c'est le problème des responsables politiques dont la charge est de proposer aux Français des femmes ou des hommes capables de les diriger.
- Je n'ai pas d'autres choses à vous dire ce matin. Si je voulais corriger tous les tirs reçus, la matinée ne suffirait pas. Vraiment, on pourrait croire que je fabrique tout. Vous me croirez pas, mais je vous le dis quand même : la plupart des hommes politiques qui montent ou qui tombent, derrière lesquels on voit mon ombre, ils tombent tout seuls. Il n'y a pas besoin de pichenette. Simplement, peut-être ai-je le tort de le prévoir. Ils n'ont pas besoin de moi.
- Ce sont d'ailleurs ceux qui ont le moins besoin de moi. La route est jonchée non pas de cadavres mais de gens qui ont eu un accident de la route et qui sont un peu éclopés, comme je le suis moi-même pour d'autres raisons. Mais je ne m'en sens pas responsable du tout. On me prête aussi certaines ascensions. Oui, les personnes que j'ai nommées, de Pierre Mauroy à Pierre Bérégovoy, ont pu en effet recevoir une aide qui soit les a grandis, soit les a meurtris. Mais ils sont restés mes amis et ils ont été quand même une bonne sélection dans la classe politique française. Ce sont des gens honorables et respectés. Mais les autres, il y a ceux que je n'ai pas nommés, et ils sont beaucoup plus nombreux, ce qui explique certaines choses. C'est la masse, mais comment pouvais-je faire ? Je ne pouvais pas faire un gouvernement par semaine pour faire plaisir à mes amis.
- Je me retirerai peut-être un jour aussi beau qu'aujourd'hui, quoiqu'en mai on n'est jamais sûr. C'est un mois de chagrin, le mois de mai. Vous connaissez la chanson créole : "le mois de mai est le mois des amours, le mois de mai etc.." et finalement c'est aussi le mois des malheurs et le mois des tristesses.\
Alors je vous remercie, je prendrai votre diplôme avec fierté, j'ai vu que j'étais dans le même sac que certaines autres personnes. Eh bien, cela ne me gêne pas, et vous avez bien le droit de choisir qui vous voulez. L'essentiel du temps que j'ai passé à la tête de l'Etat, croyez-moi, il a été consacré à la défense des libertés et les journalistes en savent quelque chose. Il n'y a jamais eu la moindre contrainte. Je crois pouvoir vous dire, et vous êtes un public difficile, qu'il n'y eut plus jamais aucune intervention des pouvoirs auprès des journaux audiovisuels. Je ne citerai pas un seul cas. Vous savez ce qui se faisait auparavant. Il faut bien se rendre compte que c'était difficile de modifier les habitudes. Evidemment, on est un peu exposé dans ce cas-là. Moi-même j'avais tenu une sorte d'engagement, vis-à-vis de moi d'ailleurs, pendant ces années-là. J'avais dis que je ne poursuivrai jamais des journalistes devant la justice. Je ne l'ai jamais fait. J'en mourais d'envie bien souvent. Mais je ne l'ai jamais fait. Je terminerai mon temps sans qu'il y ait jamais eu de délit de presse avec moi. Je reconnais que c'est l'argument qui détruit ma réputation : au fond ce n'est pas malin ! Mais c'est comme cela. Chacun se présente devant l'Histoire comme il est, et de ce fait, j'ai pu assurer de gros tirages et faire la fortune d'un certain nombre d'écrivains de hasard qui n'ont d'ailleurs même pas songé à me réserver une partie de leur gain. Mais ce n'est pas mon genre...\