5 décembre 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le rôle de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, son échec dans le conflit yougoslave et sur le refus russe de voir l'OTAN s'ouvrir à l'Europe de l'Est, Budapest le 5 décembre 1994.

Madame le Président,
- Mesdames et messieurs,
- Certains d'entre vous se rappelleront peut-être qu'il y a quatre ans, j'avais le privilège de vous accueillir à Paris pour le sommet de la CSCE. Nous étions alors trente-quatre, trente-quatre pays qui, permettez-moi de le rappeler, s'engageaient solennellement à n'avoir pas d'autre système de gouvernement que celui de la démocratie, et pas d'autres relations mutuelles que le dialogue, l'échange et la coopération. Il est intéressant de se demander quatre ans plus tard où nous en sommes. Certes, nous sommes plus nombreux, mais est-ce que nous nous sommes éloignés ou rapprochés des principes que je viens de rappeler ?
- Cette affaire de la CSCE est une affaire déjà ancienne. Nous sommes peu nombreux ici à l'avoir vécue du début à la fin. Je me souviens d'une première réunion autour d'Helsinki et de la défiance qui continuait de présider dans l'esprit des participants qui avaient accepté cette proposition mais qui n'y croyaient guère. La France était l'un des pays qui y croyaient, en tout cas qui croyaient indispensable de préserver la CSCE de l'époque, qui n'était encore que dans les limbes, afin de préserver un endroit où l'on pourrait continuer de parler ou de se rencontrer entre l'est et l'ouest car nulle part ailleurs on n'y parvenait.
- Je dis cela pour marquer que les débats autour de la CSCE ont été extrêmement utiles pour le rétablissement de relations normales, ce qui a recommencé à partir de 1989, entre ce qu'on appelait à l'époque les deux blocs. Le problème est de savoir, le temps ayant passé, beaucoup de changements catégoriques s'étant produits, si la CSCE garde le même intérêt. Car ils se sont multipliés, les endroits où l'on se rencontre. L'on n'arrête plus de se rencontrer £ je ne m'en plains pas mais cela fait beaucoup d'institutions, beaucoup de négociations, beaucoup de conférences. J'ai même entendu dire qu'il était question d'organiser la CSCE de telle manière qu'elle fût une organisation bien structurée. Je vous rappellerai simplement qu'il existe pour nous le Conseil de l'Europe, l'Union européenne, qu'il existe pour d'autres la CEI, l'Espace économique européen, le COCONA, l'UEO, l'OTAN, le Conseil nordique, le Conseil des Etats Baltes, le Conseil des Etats riverains de la mer Baltique, le groupe de Visegrad, la coopération économique des pays de la mer Noire,... on s'arrête parce que nous en aurions pour le reste de la soirée. Je ne m'en plains pas £ c'est une excellente chose que les responsables de nos pays apprennent à se connaître et à travailler ensemble.
- Simplement il faut se poser des questions. A quoi sommes-nous vraiment utiles ? La CSCE, j'ai déjà dit que dans le passé, elle m'était apparue comme la passerelle étroite, certes, mais la plus sûre, qui a permis aux parties prenantes de la guerre froide de ne pas tomber dans la guerre chaude. C'est déjà un grand mérite. Ce lien a été établi, nous sommes tous autour de ces tables, et je crois que chacun ressent le bienfait de la possibilité où nous sommes de parler, et le cas échéant, de décider. Décider c'est difficile car nos procédures ne sont pas au point, et en fait, la CSCE n'a jamais disposé de l'instrument qui lui permettrait de faire rentrer ses décisions, pour peu qu'elle en prenne, dans les faits. Et c'est précisément sans doute la raison pour laquelle la Russie propose aux autres membres, elle n'est pas seule, que de véritables structures simplifiées s'imposent au sein de notre conférence, qui porte bien son nom. Une conférence de temps en temps n'a pas beaucoup de signification £ une structure permanente en aurait davantage à cela près qu'elle entrerait, mais je l'ai dit, en concurrence avec beaucoup d'organisations, on pourrait dire avec trop d'organisations.\
Nous nous trouvons, - j'ai là un discours diplomatique sous les yeux mais je ne veux pas trop m'y tenir -, nous sommes placés devant des questions très précises, très concrètes auxquelles nous n'échapperons pas. La première d'entre elles, c'est de savoir, mais ce n'est pas ici que la décision sera prise, si l'OTAN s'élargira et si elle s'élargira vers des pays de l'Europe centrale £ ce qui fait dire aux Russes, avec quelques raisons d'ailleurs, qu'ils voient la frontière militaire des pays d'Occident se rapprocher de leurs propres frontières. C'est indéniable.
- Tout dépend de l'intention qu'on a. J'ai pu en parler avec M. Eltsine : il n'y a pas d'intention frontale d'agression contre la Russie, il y a plutôt le réflexe de sécurité ou de prudence d'un certain nombre de pays qui ont vécu pendant plusieurs décennies sous l'autorité de l'Union soviétique et qui redoutent de se retrouver dans une situation de ce genre. De plus la multiplication des conflits locaux, et de ce point de vue l'exemple de la Yougoslavie est typique, risque d'embraser leurs propres régions. Ils veulent donc plus de garanties.
- Nous en parlerons dans d'autres lieux mais nous sommes partie de l'Alliance atlantique, nous Français, même si nous ne sommes pas membres de l'organisation militaire intégrée £ nous avons donc toutes les responsabilités, tous les droits politiques de cette grande alliance, et nous ne tenons pas du tout à apparaître comme cherchant une querelle ou une raison de dissension nouvelle en Europe, spécialement avec la Russie qui ne le mérite pas, et l'on empêchera très difficilement ce pays d'éprouver le sentiment d'être encerclé. Et pourtant, comment refuser à plusieurs pays d'Europe centrale, qui ont beaucoup souffert de l'occupation étrangère, d'être protégés contre un risque de retour de cette situation ? Voilà l'embarras de la situation.
- On pourrait dire : mais dans ce cas-là, si l'on donne des garanties à ces pays-là, on peut en donner aussi, d'un autre ordre mais aussi important, à la Russie elle-même £ on peut prévoir, imaginer, un traité plus ferme encore dans la manière de traiter l'avenir entre la Russie et les Pays d'Occident. Mais à mes yeux, je ne suis pas le seul à penser comme cela, rien ne serait pire que de donner le sentiment qu'on a reconstitué les blocs, et de paraître donner raison à ceux qui en Russie, déjà depuis 1917, n'ont pas cessé d'être victimes du complexe d'encerclement, - il faut dire qu'ils n'avaient pas toujours tort, mais ils avaient souvent tort -, et de vivre dans la hantise d'être pratiquement victimes d'un isolement. Ils n'étaient pas tellement isolés avec tant de pays qui étaient sous leur domination, mais enfin, c'était un réflexe qui animait absolument les esprits de tous les dirigeants soviétiques.\
Maintenant, il s'agit de la Russie. La Russie a accepté les conditions de notre loi commune, la marche vers la démocratie, la primauté du dialogue sur la querelle, sur la dispute, le fait de renoncer à l'emploi des armes tant qu'il reste une chance de débattre pacifiquement. Alors n'agissons pas de même. Ne donnons pas le sentiment que nous n'avons pas changé d'idée, que nous restons fixés sur le passé, que ce passé nous a tellement impressionnés que nous voulons agir de la même façon. J'ai vécu toute cette période, notamment les plus dures, et je ne vois pas ce que la Russie d'aujourd'hui a de commun avec l'Union soviétique dont nous parlons.
- Les difficultés sont donc là. D'un côté on doit comprendre le réflexe des pays d'Europe centrale qui veulent se sentir protégés et qui vont loin dans leurs demandes puisque, comme vous le savez, le traité de l'Atlantique nord suppose une solidarité totale et, dès qu'il y a un incident ici ou là, la mobilisation de toutes les forces de tous les autres pays, et quelquefois pour des conflits dont ils ne connaissent rien. C'est donc très difficile. Et d'autre part, il ne faut pas donner le sentiment que l'Occident se laisserait reprendre par le désir de reconstituer son propre bloc très puissant, au fond dominateur, qui recule peu à peu autour de la Russie les frontières internationales, les frontières des grandes alliances.
- Voilà les questions que je me pose, que nous étudierons dans d'autres enceintes £ mais personnellement je pense que rien ne doit être fait qui développe ce sentiment de crainte en Europe et qui donne le sentiment qu'il y a un côté qui veut absolument retrouver les errements anciens et créer des structures prêtes à un affrontement £ chacun sait que cet affrontement n'aura pas lieu parce que beaucoup de choses ne se passent que dans les esprits, même si des conflits militaires sont nés des obsessions mentales, des craintes souvent imaginaires qui ont occupé l'esprit de nos prédécesseurs.
- Je pense qu'il faut engager cette négociation avec beaucoup de calme et de prudence. Je ne me refuse à aucune hypothèse, mais je me dis : quand même, il n'y a pas si longtemps, c'était l'an dernier, nous étions tous mobilisés pour étudier de quelle manière nous mettrions un contenu dans ce partenariat. C'était un mot nouveau qui avait surgi parce que, précisément, l'année dernière on avait reculé devant l'échéance qui nous est proposée cette année. Il s'agissait de voir de quelle manière nous pourrions nous engager auprès des pays qui redoutent une situation dangereuse pour eux, ceux qui l'ont connu naguère et qui veulent entrer dans l'OTAN. Alors, ce partenariat, qu'est-ce qu'il est devenu ? Il y a parfois un certain nombre de fantômes diplomatiques, j'en ai vu pas mal, qui apparaissent et qui disparaissent aussitôt. C'est un peu comme des feux follets ! Ce partenariat n'est pas un feu follet, il existe puisqu'au cours de cette année on y a beaucoup travaillé. Mais est-ce qu'on a l'intention de poursuivre, de préciser, de donner un contenu tel qu'il ne soit pas nécessaire d'aller chercher ailleurs d'autres garanties ? Ou bien de glisser plus loin ? Dans ce cas-là, je comprends très bien que la question puisse se poser. J'aimerais avoir une réponse un jour ou l'autre.\
D'autres problèmes se posent, bien entendu, mais je ne veux pas prolonger cette intervention. Nos esprits sont préoccupés par les événements de l'ancienne Yougoslavie, par des affrontements en Bosnie, et le problème est à la fois compliqué et très simple. Très compliqué dans son déroulement, et très simple. Très compliqué dans son déroulement, et très simple dans l'idée qu'on peut s'en faire. Est-ce que les différents Etats qui se trouvent dans cette région ne trouveront de réponses aux questions qu'ils se posent que dans la guerre et dans la guerre qui se traduira par la victoire de l'un et la défaite de l'autre ?
- On sait bien que la victoire de l'un et la défaite de l'autre dans ces pays où l'on s'est beaucoup combattu, peut signifier aussi la domination de l'un et l'anéantissement de l'autre. Non seulement, ce n'est pas désirable, mais c'est haïssable £ mais encore, c'est aller exactement à l'encontre de tout ce que nous sommes en train de faire. Cela veut dire que nous parlons pour rien puisque la seule solution serait celle-là. C'est dire l'une des raisons pour laquelle la France s'est opposée à la levée de l'embargo dans l'ancienne Yougoslavie, et en particulier en Bosnie : on ne peut pas donner un encouragement à une politique d'anéantissement, de domination.
- Je suis tout à fait d'accord pour sauvegarder les vies, pour que la Bosnie puisse vivre libre et prospère, pour que tout s'arrange. En attendant, je constate qu'il y a beaucoup de discours magnifiques, il y a beaucoup de discours dans lesquels on encourage les peuples libres à défendre ceux qui sont dans leur droit. Mais il s'en voit moins sur le terrain. De même que j'observe beaucoup d'encouragements à agir de la part d'individus ou d'organisations dans chacun de nos pays, lourds de reproches à l'égard de ceux qui gouvernent, mais jusqu'ici je n'en ai pas vu s'engager dans des brigades internationales.
- Quand j'étais jeune, c'était la guerre d'Espagne. Cela ne se passait pas de cette façon-là. Mais je veux dire par là qu'il y a une sorte du double jeu psychologique. Et je ne vois pas actuellement, lorsqu'il faut des soldats de plus, même pour les forces humanitaires, eh bien je ne vois pas grand monde arriver. Il y a quelques pays, dont le mien, qui ont fait un effort très important. Il y en a d'autres qui sont moins peuplés et dont l'effort proportionnel est aussi important sinon plus, mais on peut les compter sur les doigts. Ce qui veut dire qu'il n'y a pas de solidarité CSCE, par exemple européenne. Il n'y a pas de solidarité ! Chacun est protégé par ses lois intérieures, par ses alliances, par les empêchements financiers où il se trouve. Mais enfin, il n'y a pas de mobilisation européenne. Je veux dire par là que la CSCE sur ce terrain-là, a échoué. On peut dire qu'elle a essayé de réussir. Donc, je crois qu'on se contente un peu trop souvent, de paroles belliqueuses et pas assez souvent d'observation des faits et de la réalité.\
Et j'avoue que la France est peinée, que les représentants de la France sont peinés et froissés lorsqu'ils entendent dire que la France pourrait être l'un des pays responsables de ce qui se passe en Bosnie. Qui est plus présent que nous pour tenter de défendre les populations ? Alors, qu'est-ce qu'on nous demande ? Autre chose ? Sans quoi l'accusation ne serait pas portée. On nous accuse de quoi ? De ne pas venir là avec nos armées ? Pas exactement. Personne n'y songe. Alors, de quoi parle-t-on ? Du fait que nous n'ayons pas approuvé la levée de l'embargo ? Alors il faut en discuter. Mais il me semble que nous ayons raison. Ce n'est pas en faisant une politique qui aggrave les conditions du conflit qu'on arrivera à diminuer les drames de ce conflit.
- Alors, il y a beaucoup de choses qui sont dites. A mon avis, pour rien ou pour la propagande. J'approuve tout à fait, je demande à la CSCE d'agir de même, la démarche qui est faite par des diplomates, c'est-à-dire des politiques, qui ont organisé un groupe de contact composé de pays dont l'origine, les alliances et les amitiés sont différentes, ce qui est excellent £ un groupe de contact qui fait des propositions fondées sur l'examen de la carte géographique et de l'histoire de ce pays. Ce n'est pas parfait mais c'est mieux que rien £ c'est mieux que le silence ou l'ignorance puisque le reste ce sont simplement les tirs d'artillerie, les bombardements aériens, l'égorgement des populations, la mort des enfants. Exactement le drame contre lequel la CSCE a été créée, afin de l'éviter.
- Donc, il y a ceux qui sont partisans de la guerre jusqu'au bout et il y a ceux qui sont partisans du dialogue. Entre les deux, mon choix est fait. Et quand on me le reproche, je m'en sens fier plutôt que d'avoir obéi aux impulsions qui feraient que chacun d'entre nous serait aujourd'hui dans un camp et apporterait ses encouragements aux combattants, qui feraient bien de songer eux-mêmes et pour leur peuple à examiner les conditions de la paix.\
Voilà ce que je voulais vous dire. Maintenant il y a d'autres conflits mais on va en faire l'économie pour l'instant, bien qu'ils ne soient pas négligeables, en particulier les conflits de Géorgie, d'Arménie, de Nagorny Karabakh. Là aussi, la Russie sera-t-elle la seule à intervenir dans les domaines qui étaient autrefois les siens ? Cela la tente sûrement. En même temps, elle ne serait pas fâchée d'avoir un concours extérieur. Nous en parlerons ailleurs. Ce que je veux dire par là, c'est que la CSCE continue d'être une organisation très utile et qu'elle n'a pas perdu cette utilité. Après tout, elle peut mieux s'organiser et donc on peut obéir aux suggestions de ceux qui demandent une meilleure structure. Et si nous avons le courage moral et politique d'appliquer les décisions que nous prenons, la CSCE s'inscrira dans la démarche pacifique qui, depuis 1989, domine la politique européenne.\