25 novembre 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'entente franco-allemande et la construction de l'unité européenne, Baden Baden le 25 novembre 1994.

Monsieur le Président,
- Monsieur le Chancelier,
- Mesdames,
- Messieurs,
- Je me suis posé la question, vous l'imaginez bien : pourquoi ce prix et pourquoi moi ? Le Chancelier vient déjà d'apporter une réponse, mais c'est la sienne, même si elle me flatte et si elle me fait plaisir.
- Les deux raisons essentielles sont faciles à dire. Première raison : parce que c'était l'Allemagne. Je pense que nous n'avons rien négligé depuis de longues années pour ancrer l'amitié de l'Allemagne et de la France dans la continuité de nos prédécesseurs, mais il a fallu traverser les périodes que je rappellerai dans un moment et qui rendaient parfois la tâche difficile. Et j'ai trouvé là le Chancelier de l'Allemagne fédérale qui partage à sa façon les mêmes convictions européennes que moi, bien que représentant un faisceau d'opinions intérieures différentes de celles que je représente moi-même. Parce que c'était l'Allemagne, parce que c'était l'amitié franco-allemande, parce que c'était la personnalité du Chancelier Helmut Kohl, nous avons, je crois, construit une union solide. C'est là une raison qui me paraissait suffisante de venir recevoir ce prix.
- Enfin, il y a quand même une autre raison, je vous confierai que je suis beaucoup plus habitué aux flèches qu'aux lauriers avec les médias, comme l'on dit. Donc, l'initiative de Média control, m'a parue si surprenante qu'on ne manque pas une occasion pareille ! Je remercie ceux qui ont pris cette initiative, qui ont donné comme explication majeure celle qui vient d'être rappelée par le Chancelier Kohl, c'est-à-dire l'européen qui leur paraît cette année le plus symbolique. Comme je succède, dans ce rôle à mon voisin, le Chancelier, c'était l'occasion de continuer d'une autre façon un dialogue déjà ancien et que je crois avoir été très fécond.
- Je ne reviendrai pas sur les grands moments que nous avons vécus ensemble. Vous en avez d'ailleurs rappelé plusieurs. Nous aurons dans les mois qui viennent, que dis-je dans les jours qui viennent, bien d'autres occasions de faire des choses utiles.
- Dès la semaine prochaine je refranchirai le Rhin pour notre 64ème sommet franco-allemand. Et de nouveau le 9 décembre pour le Conseil européen d'Essen. Ensuite, à partir du 1er janvier, la France prendra le relais de l'Allemagne pour assurer la présidence de l'Union européenne. Cela fera beaucoup d'occasions, on dira presque trop. Non, pas trop ! Nous avions un manque depuis des siècles et nous essayons de compenser ce retard pour bâtir l'avenir. Et puis, on a bien le temps de tracer le bilan. Je ne veux pas tracer de bilan aujourd'hui.
- D'ores et déjà, je pense que nous pouvons contempler, avec une certaine fierté, le chemin accompli. La récapitulation des deux années à laquelle vient de se livrer le Chancelier, le démontre amplement : à aucun moment, l'Allemagne et la France n'ont travaillé de façon aussi dense et aussi constante. Je crois que jamais nos deux pays n'ont moissonné autant de résultats positifs, pour eux-mêmes et pour l'Europe tout entière. Je crois pouvoir dire qu'il n'est aucun autre pays avec lequel, nous Français, nous entretenons des relations d'un niveau aussi exceptionnel.\
Et pourtant, mesdames et messieurs, l'amitié franco-allemande ne va pas de soi. Elle n'est pas ni naturelle, ni automatique. L'Histoire de nos deux pays est très compliquée et même parfois très dramatique. L'harmonie préétablie, chère à l'un de vos grands philosophes, ne règle pas le cours de l'Histoire. Surtout quand les histoires sont aussi anciennes, aussi complexes que les nôtres depuis des siècles, avec beaucoup plus d'occasions de s'affronter que de s'accorder. Donc, notre relations est une construction permanente, animée par une volonté politique de chaque instant et facilitée par les outils et les procédures que nos prédécesseurs ont forgés et que nous avons cherché à perfectionner.
- Alors, il a fallu transformer, transcender les différences d'intérêt, de sensibilité, par la conscience que nous avions d'un intérêt supérieur dont nous étions comptable devant nos peuples et devant le monde. Alors nous avons pris des initiatives. Certaines ont paru audacieuses au moment où l'histoire hésitait, car elle a hésité plusieurs fois.
- Nous avons connu l'Europe enlisée avec la menace soviétique du début des années 80, les bouleversements de l'Europe de l'Est, la tragédie yougoslave, les tourments monétaires, la crise économique, et j'arrête là la liste, elle serait beaucoup plus longue. Je veux dire que nous n'avons jamais baissé les bras. C'est au nom de cet intérêt supérieur que j'ai cru devoir proclamer la solidarité de la France avec l'Allemagne devant le Bundestag en 1983 £ que Helmut Kohl a soutenu l'Union économique et monétaire à Maastricht £ que nous nous sommes recueillis sur les tombes de Verdun en 1984 £ que nous avons conduit nos pays sur la voie d'une coopération militaire toujours plus étroite. Certaines de ces initiatives ont naturellement suscité, dans un premier temps, des réactions négatives. Mais au bout du compte, elles ont fait progresser l'idée d'une communauté de destin entre l'Allemagne et la France qui s'impose, de plus en plus, avec la force de l'évidence.
- Vous aviez raison de souligner que la part de l'amitié dans cette histoire, ce n'est pas simplement une mécanique bien huilée, ou une succession d'habiletés politiques, qui pouvaient paraître d'ailleurs comme de grossières erreurs. Il y a une dimension humaine que je crois irremplaçable, et dont vous m'apportez un élément supplémentaire aujourd'hui.
- Je pense aux centaines d'heures de discussion, aux batailles livrées côte-à-côte, aux moments d'intense émotion. Vous avez rappelé l'une d'entre elles, votre présence, en tant que Chancelier allemand, sur les Champs-Elysées, le 14 juillet dernier. Nous avons assisté au défilé de nos soldats. Et au-delà de nos personnes, ce sont des générations qui se sont rencontrées.\
Quoi d'étonnant si, aujourd'hui, ce qu'on appelle le "couple franco-allemand" est devenu comme une sorte de baromètre de l'Europe. On nous épie, on nous ausculte. La moindre de nos brouilles supposées met en alarme rédactions et chancelleries. L'affirmation de notre bonne entente suscite la jalousie ou le soupçon. Et pourtant, tous nos partenaires le savent, et s'ils ne le savaient pas, je le leur répéterais ce soir : l'entente franco-allemande ne prend tout son sens que parce qu'elle est au service de l'unité européenne.
- C'est ce que disait, au demeurant, le Chancelier Kohl, lorsque, dans les journées de 1989, il entendait défendre la cause de l'unité allemande. Oui, l'unité allemande dans le cadre de l'unité européenne, l'amitié franco-allemande au service de l'Union européenne.
- Alors, le problème d'aujourd'hui, c'est de faire progresser cette union. Et tout danger n'est pas écarté. Tout pessimisme n'a pas disparu. L'embellie économique, si elle se confirme, nous y aidera. Les acquis sont considérables. Il faut les consolider. Il va y avoir encore des moments d'hésitations. Les opinions attendront des résultats immédiats. Les problèmes de politique intérieure, les complications extérieures viendront retarder l'heure des rendez-vous. Il faudra avoir les nerfs solides et tenir bon. Savoir attendre pour décider et pour réussir.
- Les Douze, nous étions douze, se sont collectivement engagés dans cette voie. Nous allons juger, à l'oeuvre maintenant, les résultats de Maastricht. N'oublions jamais, sous prétexte de relance ou de nouveauté, le programme que nous nous sommes fixé. Il est déjà très ambitieux. On peut ouvrir des chantiers nouveaux, achevons les chantiers ouverts.
- Les priorités s'imposent d'elles-mêmes : poursuivre vers l'Union économique et monétaire £ donner consistance à la politique extérieure et de sécurité £ renforcer les premiers embryons de défense commune £ accompagner la reprise économique par de grands programmes d'infrastructures £ donner toutes leurs chances à nos identités nationales et à nos cultures menacées par la banalisation commerciale mondiale, à nos langues, à ce que nous sommes et qui s'accomplira d'autant mieux que nous serons unis £ mettre en place les systèmes permettant de concilier liberté de circulation et sécurité : j'appelle de mes voeux la réalisation proche désormais, je l'espère, sans obstacle nouvellement hérissé, des accords de Schengen.\
Enfin, en même temps qu'elle renforce ses structures, l'Europe est appelée à s'élargir. C'est déjà quasiment fait. Pour l'Autriche, la Finlande et la Suède £ la Norvège en discute £ d'autres pays sont demandeurs. Cela pose le problème des institutions qui sera au coeur de la Conférence intergouvernementale de 1996 et qui suscite déjà beaucoup de débats.
- Helmut Kohl sera présent. Moi, je regarderai cela d'un peu plus loin mais je vous accompagnerai de mes voeux. Il faut réussir ! Cette conférence intergouvernementale sera difficile à conduire. Ce seront nos amis Espagnols qui en auront, à ce moment-là, la responsabilité. Mais c'est à nous, Allemands et Français, puisque nous assurons successivement la présidence, de préparer le terrain. Nous devrons accroître la légitimité des institutions. Nous devons nous préparer à accueillir avec le maximum de chance les pays d'Europe centrale, orientale et méditerranéenne, qui se pressent aux portes de l'Union et qui en attendent un surcroît de sécurité et de bien-être pour leurs peuples.
- L'Union ne fonctionnera pas à vingt ou plus comme elle le faisait à douze. L'essentiel est qu'en s'élargissant, l'Europe ne perde pas sa capacité d'agir. Bien entendu, les futurs élargissements posent beaucoup de problèmes aux pays membres de l'Union aujourd'hui, surtout aux pays contributeurs nets, - je pense à l'Allemagne, à la France et à l'Angleterre - c'est-à-dire ceux qui apportent plus de financements à l'Europe qu'ils n'en reçoivent. Ces trois pays supportent déjà une charge plus importante que les neuf autres partenaires de l'Europe des Douze. Et avec ceux qui prétendent à l'adhésion, - car chacun a le droit d'être un jour membre de l'Union européenne, - il faudra mener bien des discussions complexes, en fonction de la situation économique de chacun, pour que ce ne soit pas nos quelques pays qui aient à supporter tout l'effort économique du redressement européen. Il faut donc discuter de cela très sérieusement. Ce ne sont pas des questions sur lesquelles on puisse faire l'impasse.
- Les institutions, elles, doivent être de plus en plus démocratiques. Là-dessus, il n'y a pas de difficultés entre nous. Elles doivent, de plus en plus, tendre à organiser des politiques communes. Voyez comme l'Europe manque aujourd'hui pour tenter de prévenir ou de résoudre les conflits qui se développent ! Voyez ce qui se passe dans l'ancienne Yougoslavie, ce qui peut se passer demain dans d'autres pays ! Je pourrais déjà poser mon doigt sur la carte et dire où cela se passera ! Encore, mes prévisions ne seraient-elles pas toujours justes. Il y a là une absence, une carence qu'on ne peut pas reprocher à l'Union européenne puisque ce n'est que depuis Maastricht que l'Europe s'est accordée une responsabilité qu'elle n'avait pas auparavant. Mais on voit bien que le temps presse.\
Je ne vais pas vous parler de l'Europe de A jusqu'à Z : notre soirée n'est pas faite pour cela, d'autant plus que si on parle de l'Europe et de l'amitié franco-allemande, il est aussi question de la presse. C'est elle la puissance invitante, c'est elle la puissance distributrice des prix européens, c'est elle qui, aujourd'hui, nous reçoit avec d'ailleurs beaucoup de gentillesse, et je l'en remercie.
- La responsabilité des médias est très grande dans la perception qu'auront nos opinions publiques de la construction européenne car c'est maintenant devenu un débat public. Ce n'est plus l'apanage d'un petit groupe, d'une élite, d'une classe sociale, ou d'un groupe socio-professionnel. Ils ont rendu de grands services dans le passé car ils ont mis la machine en marche. Mais maintenant, c'est l'affaire de tous, c'est l'affaire des citoyens. L'Europe des citoyens est quand même l'aboutissement final de toutes les organisations techniques et politiques.
- J'ai, moi-même, cherché à confirmer cette évolution dans mon pays lorsqu'à la surprise presque générale, j'ai demandé un référendum, qu'aucune règle constitutionnelle n'imposait, pour approuver ou refuser le traité de Maastricht. Je savais que c'était risqué, comme cela eût été risqué dans quasiment tous les pays d'Europe. L'opinion publique n'est pas toujours formée avec le même soin que ceux qui se passionnent ou qui ont connu, par leurs voyages, par leurs relations d'affaires, l'histoire et qui ont eu un pressentiment du devenir de l'Europe.
- Donc maintenant, la France s'est engagée. Oh, de justesse ! C'était quelque chose comme 51 %, un petit peu plus, et 49 % en face. On m'a objecté que c'était peu. Mais si on avait perdu, on m'aurait dit que c'était la démocratie ! Alors, on a gagné : c'est aussi la démocratie ! Mais maintenant, c'est la France, le peuple français qui sont engagés. On ne peut pas défaire cet ouvrage par l'action de quelques-uns et on ne peut pas remettre en cause la parole du peuple à chaque occasion de politique intérieure.
- J'ai confiance dans l'évolution de l'opinion publique même si, tous les trois mois, des sondages, des vagues de ressentiments, des difficultés politiques ou des contestations internationales, font que d'immenses catégories socio-professionnelles dénoncent l'Europe, - quelquefois, elle mérite d'être dénoncée - le Conseil européen, la Commission.. Et on est tenté de se dire, à ces moments-là : "eh bien, l'Europe, cela ne marche plus ! Il ne faudra plus se retourner vers l'opinion car on risquerait de voir mis à bas la construction si difficile que nous avons édifiée".
- Mais non, c'est une erreur ! Au contraire, il faut rechercher le débat et la confrontation. La presse, aussi bien audiovisuelle qu'écrite, est en mesure d'apporter à l'opinion des éléments indispensables de réflexion.\
Nous avons entrepris une oeuvre de longue haleine. Ce n'est qu'avec un long recul que l'on jugera les progrès accomplis. On passera encore, je viens de le dire, par des phases de découragement et par des phases d'exaltation. L'important, c'est de ne pas perdre le fil. Laissons le temps et l'histoire décanter l'ordre des choses, faire le tri entre l'essentiel et l'accessoire ! Le Chancelier se souvient, comme moi, de la nature des débats européens il y a dix ans. C'est ainsi que vous avez commencé votre allocution. L'Europe de 1982 ne marchait plus. On se faisait une montagne du passage de dix à douze.
- Aujourd'hui, on débat de souveraineté, de monnaie unique, de défense £ on envisage d'ouvrir l'Union à toutes les démocraties du continent. En bref, l'audace est désormais portée par le rêve et par la connaissance des intérêts communs. Je veux remercier ceux qui y ont contribué. J'ai déjà dit à quel point j'étais sensible au fait que c'eût été la presse qui a fait ce choix. Moins on n'y est habitué, plus on y prend plaisir ! Peut-être faudra-t-il que je m'y fasse désormais ! Merci aussi aux autorités de Baden-Baden ! C'est un plaisir que de se retrouver dans cette ville. Les relations entre l'Allemagne et la France y sont intenses, nous y avons un si long voisinage, et je crois que la compréhension et l'amitié ont vraiment pris la place de l'ancienne méfiance. Merci à la presse allemande largement représentée par le jury issu de toutes les régions ! Je viens de tenir quelques propos, au fond à bâtons rompus même si quelques notes me permettent de guider mon propos.
- Vous m'avez offert l'occasion de passer une petite soirée aux côtés du Chancelier Kohl. On peut dire qu'il a été pour moi un compagnon de travail et d'imagination puisque le hasard historique a voulu que nous partagions douze années de responsabilité politique. Je veux que vous sachiez que je suis sensible à ses marques d'amitié et parfois d'affection, qu'elles ne me laissent pas froid, ni indifférent. Pour moi, la responsabilité politique ne peut se passer des éléments affectifs. On ne construit pas simplement avec des pierres ou du ciment.
- Je raconte quelquefois cette histoire, elle a été racontée par d'autres que par moi : au Moyen-Age, un étranger voit des ouvriers qui mettent des pierres les unes sur les autres. Il s'arrête et demande aux maçons, qui mettent ces pierres : "qu'est-ce que vous faites ?" - "Eh bien, vous voyez bien, on met des pierres les unes sur les autres ". Et puis, il va s'adresser à un autre groupe qui, plus loin, fait la même chose, et il pose la même question : "qu'est-ce que vous faites ?". Et les ouvriers répondent : " - Nous bâtissons une cathédrale". C'est toute la différence. Nous avons essayé de bâtir une cathédrale. En tout cas, c'est ce qui était dans notre esprit. Merci d'avoir bien voulu le remarquer.\