3 novembre 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le rôle du Conseil constitutionnel en matière de défense des droits fondamentaux des citoyens et sur le projet d'extension du droit de saisine à tous les justiciables, Paris le 3 novembre 1994.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
- Je limiterai mon propos à quelques mots, en réponse à ce qui vient d'être dit. Ces premiers mots seront pour remercier Robert Badinter de nous avoir réunis, ce soir, à l'occasion du vingtième anniversaire de la loi constitutionnelle du 29 octobre 1974.
- Cette cérémonie, comme on vient de l'entendre, lui a permis de présenter un bilan de ce qui a été fait, et qui est appréciable, et de ce qui reste à faire, qui n'est pas négligeable.
- Ce qui a été fait représente une oeuvre dont personne ne conteste l'importance, quelles que soient les réserves qui s'expriment ici et là, et je me flatte, au point de départ de votre institution, de ne pas avoir été le dernier à prononcer des critiques assez vives. Ici et là, tantôt ici et tantôt là : elles sont bien naturelles, ces réserves, dès lors que les principaux acteurs de la vie politique, lorsqu'ils saisissent le Conseil constitutionnel ou comparaissent devant lui, sont réduits au rôle de plaideurs et de ce fait exposés à maudire leurs juges, si la décision ne répond pas à leurs attentes. C'est un mouvement de balancier mais selon les majorités, les oppositions, le comportement reste le même.
- Ce qui reste à faire, vous l'avez dit, Monsieur le Président, ce sont des réformes de procédure en particulier, qui ne sont pas forcément des réformes de détail, et auxquelles il faut réfléchir. Et c'est aussi, c'est même peut-être d'abord à mes yeux, l'institution d'un système capable de donner aux Français, et plus généralement à tous ceux, Français ou étrangers, à qui s'applique la loi française, et en cela je vous rejoins, le moyen de faire prévaloir leurs droits fondamentaux lorsqu'ils sont menacés par l'application d'une loi.
- Mais, les arguments que vous avez employés sont déjà nombreux et percutants : je ne voudrais pas que cette cérémonie apparaisse, par le hasard de notre réunion, nous qui partageons la même opinion, comme la mise en place d'un système d'artillerie qui serait pointé sur ceux qui, visiblement, ne souhaitent pas cette réforme.\
`Suite sur la réforme de la saisine du Conseil constitutionnel` Elle est donc encore en attente. Combien de temps ? Je n'en sais rien, et, je le répète, sans qu'il soit dans mon propos de rompre le charme de cette soirée, je me demande quand même si la loi de 1974 n'est pas une sorte d'obstacle à la réforme dont nous parlons, cette réforme que je continue de souhaiter £ parce que les parlementaires disposent là d'un pouvoir important et que, eux-mêmes, là où ils sont et dans l'exercice de leurs propres compétences, ont le sentiment parfois justifié d'être réduits, non pas a quia, mais à la plus stricte limite de leurs prérogatives. Ils éprouvent donc, normalement, une sorte de réflexe de défense qui ne s'applique pas exactement à ce projet dont nous partageons la philosophie mais à une disposition générale de l'esprit qui veut qu'en 1994 le Parlement, par la suite des événements qui se sont déroulés depuis bientôt 40 ans, pense qu'il serait temps, pour lui, de récupérer un certain nombre de droits qui lui paraissent naturels. Sur certains points, je partage cette opinion.
- A en juger par ce que nous voyons autour de nous, il y a peu d'exemples, comme l'a rappelé M. le professeur Favoreu, de cours constitutionnelles qui exercent à la fois un contrôle a priori, allant au-delà de la délimitation des compétences entre l'Etat et les régions ou les Länders, et un contrôle a posteriori ouvert à l'ensemble des citoyens. C'est l'un ou c'est l'autre. Et là, se trouve problablement l'une des raisons profondes des vicissitudes du projet de révision que j'ai soumis au Parlement, il y a 5 ans. Ce n'est pas le seul projet qui attende mais depuis bientôt 14 ans, je sais à quel point la majorité qualifiée nécessaire pour une réforme constitutionnelle est difficile à rassembler, à réunir, surtout lorsque l'une des assemblées se dresse en bloc pour s'y refuser.
- Si fortes que soient les exigences de l'Etat de droit, il y a, je crois, quand même un certain équilibre à respecter au-delà duquel on s'expose à porter atteinte aux prérogatives de la représentation nationale. Donc, j'ai l'ai de plaider et ceci et cela, mais c'est là que je vois la difficulté qui est d'ordre psychologique beaucoup plus que juridique : une sorte de crainte des assemblées qui remplissent une fonction irremplaçable, qui doivent constamment se défendre contre les empiètements du pouvoir exécutif £ quand je dis constamment je veux dire depuis les premiers Grecs, je ne veux pas faire remonter cela à la mise en place du dernier gouvernement. Cela fait longtemps que cela dure, c'est un combat permanent, naturel. J'ai le sentiment que ce pouvoir est menacé par la naissance d'autres pouvoirs, sans déontologie et sans règle, qui échappent aux définitions de principe par lesquelles un certain nombre de philosophes, et je pense en particulier à Montesquieu, ont essayé d'encadrer la mise en place d'un système démocratique.\
On me pardonnera d'avoir exprimé des regrets. J'ai toujours pensé et je continue de penser que, s'il est utile d'offrir à l'opposition du moment des armes juridiques, à défaut des armes politiques qui sont normalement les siennes, la priorité va à la protection nécessaire des droits fondamentaux des citoyens, et je sais de quoi je parle : j'ai été continûment pendant vingt-quatre ans dans l'opposition. Qui fait mieux ? Ce n'est pas un encouragement, d'ailleurs, à s'entêter dans ce type de posture, qui présente parfois quelques inconvénients, mais aussi d'immenses avantages, puisque c'est la capitalisation des espoirs.
- Il n'en reste pas moins que la réforme de 1974 a dans les faits permis au Conseil constitutionnel d'édifier une jurisprudence, un monument de science juridique que l'on étudie, que l'on commente, qui, en tout cas, est une référence, et auquel le nom du Président Badinter, dût sa modestie en souffrir, restera pour longtemps, attaché.
- Je remercierai de la même façon l'ensemble des membres du Conseil, ceux d'aujourd'hui et ceux que j'ai eu la chance et l'honneur de connaître au cours de ces quatorze dernières années, que j'ai toujours vus avec la même application et le même souci de faire triompher le droit, tout en respectant bien entendu la loi £ mais les choses vont de soi, semble-t-il. Comme nous le disait tout à l'heure Robert Badinter, vous avez voulu servir la République au mieux de vos forces. Vous avez même terminé votre discours d'une façon que j'ai peut-être davantage comprise que d'autres ici, lorsque vous avez ajouté : "La République à laquelle je dois tant", parce que je n'ignore rien de vos combats, depuis votre enfance, depuis les souffrances de cette enfance les difficultés de la vie matérielle, le sentiment d'être exclu et c'était la réalité, et finalement la reconnaissance de vos contemporains pour vos connaissances juridiques et votre sens de l'équité. Comme vous le disiez tout à l'heure, vous avez voulu servir la République et je crois pouvoir généraliser l'expression à l'égard des huit autres membres du Conseil qui aiment la République et qui la servent. Je me réjouis que cette soirée ait été pour moi l'occasion de vous assurer, Madame et Messieurs, que vous l'avez bien servie.\