27 octobre 1994 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les vertus démocratiques des lois de décentralisation, sur la compétence des élus locaux, et sur ses souvenirs personnels des bords de Loire, Blois le 27 octobre 1994.

Monsieur le Maire, messieurs les présidents, mesdames et messieurs,
- J'ai cru que ce rendez-vous serait manqué, non pas aujourd'hui, mais au cours des semaines précédentes où j'ai placé le maire de Blois dans un grand embarras. J'avais dit oui, puis j'ai dit non, puis j'ai redis oui, car je ne savais pas moi-même très exactement comment organiser mon temps.
- Finalement ce n'est pas pour courir après les inaugurations, je n'en demande pas, je ne suis pas en manque. J'ai su que vous aviez décidé de procéder à cette inauguration, cette semaine, parce qu'il vous fallait bien ouvrir la voie qui va permettre non seulement à votre ville, à ce département et vous me disiez tout à l'heure à la région, d'ouvrir une communication plus facile entre les deux rives de la Loire. Donc, je vous prie d'abord de m'excuser de vous avoir mis dans l'embarras. Finalement tout s'est arrangé, j'ai pu insérer cette visite à Blois dans mon programme, je suis là et j'en suis très content.
- D'abord venir à Blois, je ne peux pas vous dire que j'y suis habitué, mais enfin, je garde de 1991 un excellent souvenir, joyeux, plein de gaîté, de force, de vie. J'avais visité en particulier quelques vieux monuments historiques, mais aussi quelques nouveaux quartiers populaires, et ce contraste m'avait réconforté dans la mesure ou je sentais bien qu'une continuité historique s'instaurait à travers les siècles dans cette ville. J'ai déjà eu l'occasion de le dire à cette occasion, donc je ne voudrais pas me répéter. Vous vous diriez : "mais qu'est-ce qu'il lui arrive ?". C'est vrai aussi que j'ai été nourri des souvenirs qui n'étaient pas les miens, mais ceux de mon père, qui a fait toutes ses études secondaires dans la ville de Blois. Alors, bien des années plus tard, cela s'est inscrit dans la légende familiale. Et Blois représentait l'étape idéale que je n'ai pas connue naturellement, mais qui représentait sans doute des images de jeunesse, de bonheur et d'espoir de mon propre père et de sa famille. Donc, un lien sentimental s'est créé malgré moi, sans que j'y sois pour rien, entre cette ville et mon propre passé. Je dois dire aussi que, chaque fois qu'il m'est arrivé de venir ici... Je ne viens pas chaque fois en dérangeant tout le monde. Ne croyez pas que j'ai la manie de rassembler les personnalités qui ont autre chose à faire et une partie de la population, pour venir m'accueillir le long des avenues £ ce n'est pas désagréable, c'est même quelquefois assez flatteur, mais j'aime bien aussi les promenades tranquilles, sans bruit, un peu rêveuses, que l'on peut faire dans tant de villes de France, et particulièrement dans tant de villes du bord de Loire. Je ne vais pas vous raconter toute mon histoire, elle commencerait d'ailleurs à devenir un peu longue. Mais cette référence à la ville de Blois, ou au département du Loir-et-Cher, parce qu'il y a d'autres lieux où je pourrais vous parler de mon père qui a habité longtemps Romorantin, est donc liée à une mémoire qui me regarde d'abord, mais que je me permets d'évoquer devant vous, puisque vous êtes les représentants du Loir-et-Cher ou de la région Centre. Voilà le premier point.\
Le deuxième point, c'est le travail réalisé. J'avais déjà constaté en 1991, que beaucoup de choses étaient entreprises £ depuis lors, elles se sont accomplies. Je constate, aujourd'hui, puisque nous l'inaugurons ensemble, que l'on vous doit un nouveau pont. Un pont, ce n'est pas rien, c'est très difficile à entreprendre, à réaliser, j'ajouterais, à réussir. Il y a de beaux ponts, il y en a qui sont laids en France. Mais celui-là m'a paru être un beau pont. Ici même, si j'ai bien lu les notes qui précédaient mon arrivée, vous en êtes au troisième. Vous avez le Pont Charles de Gaulle, le plus récent, puis vous avez le pont Jacques Gabriel, cela remonte à l'une des grandes époques de l'architecture française. Alors maintenant je ne sais pas comment vous appelerez ce pont-là. Pour ne léser personne, je dirai le troisième pont de Blois. Pour l'instant, j'ai vu que la plaque ne portait que mon nom. C'est un peu injuste £ enfin on l'oubliera. Ce sont ceux qui, sur place, ont assuré la réussite de cette oeuvre que je dois remercier. La région, le département, la ville et en l'occurrence, et particulièrement, le maire de Blois, c'est-à-dire mon ami Jack Lang. Je ne sais pas comment cela a marché entre vous, mais il m'a semblé que vous aviez réussi une bonne symbiose et que vous vous êtes entraidés, dans l'intérêt commun, dans l'intérêt populaire, pas pour vous mais pour la population. Le résultat est très heureux et vous avez eu raison, Jack Lang, d'insister sur le fait que cela n'était possible que parce que nous avons réalisé les lois sur la décentralisation. On les critique souvent et elles sont d'ailleurs critiquables, comme toutes les lois. On les critique souvent parce qu'elles ont naturellement, et c'est obligé, dispersé les compétences, parfois l'autorité. C'est un danger. Il faut y faire attention, mais je pense que les élus, présidents de ces assemblées ont assez le sens des responsabilités pour concilier à la fois leurs intérêts et ceux de la nation.
- D'autant plus que l'Etat lui aussi est partenaire, qu'il a son mot à dire et qu'il n'a, sans doute, pas manqué de le dire. Quelquefois il le fait un peu trop. En l'occurrence, j'ai la sentiment que l'Etat a respecté ses engagements, respecté la loi de décentralisation, les lois de décentralisation. J'ai été, pendant 22 ans, maire d'une petite ville de la Nièvre, j'ai été pendant 17 ans président du Conseil général, et j'ai été 35 ans député du même endroit, avant que ma carrière ne fut interrompue, d'autres diraient : brisée, par mon élection à la Présidence de la République.
- Donc, j'ai été, pendant tout ce temps-là, responsable local. Pendant près d'un demi-siècle, je n'ose pas le dire. Les plus anciens, cela ne les effrayera pas. Les plus jeunes se diront : mais il est centenaire ! Je constate avec plaisir qu'une certaine publicité s'est abattue sur la France, depuis quelques jours, pour préciser mon âge véritable, précisément au cours de cette période. Eh bien oui, j'ai été élu pour la première fois en 1946 ! Donc j'ai pu voir toute l'évolution et mes électeurs me sont restés fidèles, ce qui prouve qu'ils avaient du mérite.\
Mais je m'étais quand même quelque fois gendarmé, même si j'avais les meilleurs rapports avec la plupart des préfets de mon département, comme j'espère vous entretenez aujourd'hui ce même type de rapport avec Mme le préfet du Loir-et-Cher. Mais malgré tout, cette autorité détenue par cet uniforme en face de quelques centaines de maires, souvent des ruraux un peu timides, un peu embarrassés qui remuaient leurs casquettes dans les mains et qui ouvraient leur mairie avec un sentiment, non pas de soumission, mais tout de même de subordination, cela me paraissait un peu irritant. Mais enfin nous sommes dans un grand pays démocratique, cela fait longtemps que nous avons des lois municipales qui donnent des droits importants aux élus. Mais on n'a pas changé leur comportement. Et pourtant, la plupart des préfets et sous-préfets qui venaient dans la Nièvre étaient bien formés. C'était un remarquable corps de fonctionnaires - bien formés, bienveillants et qui ne cherchaient pas à tirer profit de leur apparence, tout de même plus impressionnante, que celle du vulgaire.
- J'avais le sentiment qu'il s'établissait une sorte de relation de subordination qui n'était pas juste. Il y avait, dans toutes les communes de France, des hommes et des femmes capables de gérer leurs affaires. Peut-être pas toutes leurs affaires, car moi je crois à l'autorité de l'Etat et il ne faut pas que mes propos soient mal compris. Je ne suis pas du tout d'accord avec ceux qui veulent tout démolir : pas d'Etat, moi je veux beaucoup d'Etat, mais pas plus qu'il ne faut. Quand même, dans chaque commune de France, il y en a environ 36.000, il y a des gens capables. Cela représente peut-être 500.000 conseillers municipaux, cela représente une toile de compétences formidable dont disposent extrêment peu de pays en Europe. Il ne fallait pas détruire cela et au contraire il fallait transférer des responsabilités sur la tête de ces responsables là. Je crois qu'aujourd'hui, on voit bien avec ces responsables là. Je crois qu'aujourd'hui, on voit bien avec ces syndicats de communes qui se réunissent pour l'eau, pour l'électricité, pour ceci ou pour cela... qu'ils arrangent très bien leurs affaires. Cela n'ôte rien, naturellement, à l'utilité des préfets et sous-préfets dont le conseil et la compétence sont indispensables et qui viennent là comme des amis, comme des conseillers. Au total, il me semble - est-ce que je me trompe, Messieurs les Présidents, vous me le direz - que cela va assez bien. Et qu'il s'est établi une sorte de convivialité, des relations humaines tout à fait correctes entre ceux qui, quelle que soit leur opinion, ont été chargés par le peuple de le représenter.
- Alors, voilà pourquoi j'abonde dans le sens que vous avez abordé tout à l'heure sur l'utilité de la décentralisation. Si nous avions le temps, si c'était le lieu, je pourrais vous en dire aussi les inconvénients, car il y en a. Il y a eu des abus, il y a eu des excès, il y a eu des dérapages, enfin ce n'est pas le sujet. Toute bonne initiative a aussi son revers de la médaille. Mais je crois que c'est un grand progrès démocratique.\
Troisième point, il me semble que vous avez réussi avec ce pont, entre les collectivités locales et l'Etat, à donner à votre région une force nouvelle. Car c'est une région difficile que la vôtre, Monsieur le Président. D'ailleurs, je crois que vous voulez changer de nom aussi. - Je ne le demande pas mais je l'ai entendu dire -. C'est vrai que la forme de cette région et son contenu, c'est un peu le résultat de ce que n'ont pas été les autres. Et pourtant, ce n'est pas très juste à l'égard des habitants du Loir-et-Cher mais aussi des départements voisins qui ont chacun une histoire et parfois une grande histoire, qui ont contribué considérablement à l'histoire de la France. Cette région est très vaste, très étendue, très diverse et l'unité de la région a besoin d'être renforcée. Je suis sûr que cela doit être la préoccupation constante de ceux qui en ont la charge.
- Eh bien, si vous pouvez mieux communiquer, si vous pouvez plus facilement passer d'un endroit à l'autre, si vous pouvez créer des relations directes entre des départements séparés par un large fleuve et par toute une série d'événements historiques, si vous pouvez le faire grâce à des constructions de ce genre, c'est une bonne nouvelle et je vous dirais tout de suite que c'est une des raisons pour laquelle j'avais été très content de l'invitation que Jack Lang avait bien voulu m'adresser, parce que cela avait un sens.
- Moi... je ne prends pas position sur le nom. D'ailleurs le principal, c'est que vous soyez d'accord entre vous £ ce serait d'ailleurs surprenant parce qu'alors là, vous seriez un cas ! Je ne suis plus habitué à en rencontrer beaucoup, mais enfin malgré tout, je comprends aussi que le nom que l'on a, donne plus de contenu et de force historique à sa propre entreprise. Alors, à vous de chercher, à vous de trouver, et en même temps, à vous de donner à votre région la force, la nervosité des structures dont elle a besoin. Parce que, si on examine département après département, on voit que chacun a une richesse liée à la vie de la Nation, qui est presque incomparable. Quand j'étais écolier, j'apprenais cela £ comme mon père était originaire, ainsi que toute ma famille paternelle, du Berry, j'en concevais une sorte de fierté, un peu ridicule parce que je n'y étais pour rien. Mais je voyais que le royaume de France s'était constitué, à partir de quelques provinces autour de Paris, l'Ile-de-France, la Picardie et qu'il s'était étendu vers l'Orléanais, vers le Berry, même jusqu'à l'Auvergne. C'est cela qui a fait que la France est devenue la France. C'était quand même un peu dommage de penser qu'aujourd'hui ce coeur de la France aurait perdu son identité. C'est à vous de la reconstituer, ou, si elle existe, de l'affirmer.
- Alors vive le pont de Blois, c'est un soldat de l'identité de la région dont vous êtes les élus.\
J'en aurais terminé. Je ne veux pas faire de considérations générales, surtout pas là où m'attendent ces messieurs là derrière, c'est-à-dire des considérations politiques, où un quart de bout de phrase pourrait permettre de distinguer de quelle manière il y a, entre le gouvernement et moi, des différends. Je vais simplement dire une phrase qui sera : ne craignez rien, il y en a. Mais indépendamment de cela, on travaille pour que la République fonctionne et pour que la France avance.
- Je ne vais pas me lancer dans ce genre de choses. Si je le désirais, je trouverais d'autres occasions, mais ce n'est pas mon désir aujourd'hui, je pense à autre chose. Je pense d'abord à vous remercier et à vous féliciter. Je suis vraiment très content de ce que j'ai vu. Et je sais la somme de volontés et de bonnes volontés qu'il faut pour réussir dans ce genre d'entreprise. C'est vous qui l'avez fait, ce n'est pas moi ! Alors vous m'avez dit que je vous avais aidé indirectement. J'aime bien recevoir les compliments, mais enfin disons que je ne rêvais pas toutes les nuits au pont de Blois. C'est vous qui étiez occupés par cela, et puis c'est très bien que ce soit vous qui le fassiez. Vous imaginez si c'était le président de la République qui devait tout faire en France ? Les institutions lui permettent de faire beaucoup de choses. La politique, quelquefois, ne le permet pas, mais enfin, entre les deux, on trouve une synthèse possible, une synthèse que je ne compte pas abandonner avant l'heure. Mais malgré tout, il est très bon, et là je reprends le troisième point de mon discours, que des élus éminents comme ceux que j'ai à côté de moi et devant moi, soient des auteurs qui méritent qu'on leur rende justice. Cela me fait plaisir, parce que cela montre que notre République change, avance et se transforme heureusement et que la démocratie peut devenir un mot riche de sens, dans un pays comme le nôtre.\