18 octobre 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à "Ouest-France" le 18 octobre 1994, sur le développement universitaire de la Bretagne, le financement des partis politiques et les projets de développement de l'Union européenne.

QUESTION.- Quelle sorte de liens avez-vous avec la Bretagne en dehors de vos récents séjours à Belle Ile ?
- LE PRESIDENT.- Un souvenir, d'abord, ancien mais cher à ma mémoire. C'est en Bretagne, dans la nuit du 26 au 27 février 1944, que, rentrant de Londres, après une traversée hasardeuse, je remis le pied sur le sol français, sur la plage de Beg Ar Fry. Bref passage mais qui me fit pressentir ce que mes visites et mes rencontres ultérieures n'ont fait que confirmer : une terre de caractère, des hommes volontaires et courageux, dans le succès comme face à l'adversité.
- Voyez le chemin parcouru en un demi-siècle : la Bretagne a accompli une des mutations les plus spectaculaires de toutes les régions françaises. Elle a su se prendre en main et tirer le meilleur parti des concours de l'Etat. Elle a comblé un retard dû à l'éloignement. Le dynamisme se lit partout : dans la belle ordonnance des campagnes, dans l'expansion des cités, dans la modernisation des ports. Partout tradition et innovation font bon ménage.
- Pour autant, je le sais bien, la crise n'a pas épargné la Bretagne. Ceux qui traversent des situations parfois dramatiques, pêcheurs, agriculteurs, jeunes sans emploi, doivent être assurés que l'Etat les aidera à s'organiser et à surmonter leurs difficultés.
- Tout doit être fait pour que les Bretons puissent continuer à se former, à travailler, à s'épanouir dans leur région. Aujourd'hui la Bretagne se couvre d'implantations universitaires qui constituent l'objet principal de ma visite à Brest et à Quimper. Quelle plus belle marque de confiance en son avenir ?\
QUESTION.- Votre voyage à Quimper et à Brest marque-t-il de votre part une attention particulière aux problèmes scolaires et universitaires dans ce département ?
- LE PRESIDENT.- La situation des universités en Bretagne exigeait qu'un vigoureux effort fût fait pour rattraper le retard accumulé depuis plusieurs dizaines d'années. La Bretagne n'était certes pas la seule à affronter un tel problème mais, elle faisait sans doute partie des régions les moins privilégiées. Quel renversement de situation en peu d'années. Aujourd'hui, ma visite en porte témoignage, que de réalisations remarquables, que de projets intéressants. J'avais demandé au gouvernement, en juin 1990, que l'on constitue un million cinq cent mille mètres carrés de locaux universitaires, pour combler le retard de la France. Je ne vous surprendrai pas en vous disant que je ne regrette pas cette décision, tant il est indispensable de nos jours de répondre aux besoins de formation des jeunes. Un plan avait été élaboré par Lionel Jospin - le plan Université 2000. C'est dans ce cadre qu'a été construite la faculté de lettres et de sciences sociales de Brest que j'inaugure cet après-midi, comme le sera bientôt le site universitaire de Quimper dont je vais poser la première pierre.\
QUESTION.- Au-delà de la Bretagne, les Français regardent avec une tristesse indignée le tourbillon des "affaires". Pourquoi certains juges sont-ils devenus si entreprenants, pour ne pas dire si sévères envers les hommes politiques et les chefs d'entreprise ? Dans leur attitude voyez-vous autre chose que le souci de rendre justice ?
- LE PRESIDENT.- Je vous rappellerai simplement que la Constitution fait du Président de la République le garant de l'indépendance de la magistrature. Depuis 1981, je me suis conformé à cette règle simple qui consiste à ne jamais peser sur la justice. Ni sur les nominations de magistrats pour lesquels j'ai toujours suivi strictement les propositions du Conseil Supérieur de la Magistrature, ni sur le travail des juges qui n'a jamais été empêché lorsque des hommes politiques étaient mis en cause, contrairement à ce que certains prétendent.
- Vous posez la question plus large du financement de la vie politique. Avant 1990, la France vivait dans un régime de non-droit. Savez-vous comment les campagnes de De Gaulle étaient financées ? Non, évidemment, car il n'y a avait pas de règle à l'époque. Avec le temps, une autre cause de malaise s'est ajoutée : la croissance du coût des campagnes. Mon expérience me fait penser que l'argent n'a jamais décidé du sort d'un scrutin, mais beaucoup de candidats l'ont pensé et certains ont commis des fautes. C'est pourquoi j'ai demandé en 1990 à Michel Rocard de soumettre une loi de transparence et de maîtrise des dépenses au Parlement qui l'a approuvée. Cette loi a apporté un meilleur contrôle des patrimoines des élus, un plafonnement des dépenses des campagnes, un financement public des campagnes. Mais, sans doute parce que les esprits n'étaient pas encore mûrs, le Parlement ne m'a pas suivi en 1992 sur deux autres réformes qui auraient parachevé l'édifice. La publication du patrimoine au début et à la fin de chaque mandat, ce que j'ai fait pour ma part en 1981 et 1988, et l'interdiction du financement des partis politiques par les entreprises. N'y voyez pas une marque de défiance à l'égard du monde économique, mais je suis convaincu qu'une telle disposition crée des relations malsaines entre les responsables politiques et les chefs d'entreprise. Supprimons cette disposition en l'assortissant de mesures de plafonnement et de financement public et le soupçon qui plane en ce moment sur la vie publique peut grandement s'estomper.\
QUESTION.- Le "tissu social", comme on dit, n'est nulle part aussi déchiré que dans les banlieues. Qu'est-ce qui n'a pas été fait et qui devra l'être ?
- LE PRESIDENT.- Il faut faire encore plus puisque sous l'effet de la crise économique et malgré les efforts de l'Etat et de ses services et de l'immense dévouement des collectivités locales et des associations, la dégradation n'est pas enrayée. La détermination de l'Etat exige une autorité centrale forte qui coordonne, harmonise, développe les moyens et les initiatives. C'est pourquoi j'avais jugé nécessaire que les gouvernements comprennent un ministère de la ville dont les crédits demanderaient sans doute à être renforcés. Nous avons également besoin de raviver une démocratie locale toujours plus active, plus proche des citoyens.
- Mais le premier drame des banlieues réside dans le niveau très élevé du chômage, celui des jeunes en particulier, qui nous demandent d'abord du travail.
- Pour cette tâche nationale, j'ai proposé aux partenaires sociaux la négociation d'un contrat social qui ouvrirait des perspectives de développement à l'emploi.
- Attention aux révoltes nées du désespoir si la solidarité n'est pas considérée comme l'affaire de tous.\
QUESTION.- Etes-vous partisan d'un "noyau dur" européen regroupant les quelques pays désireux d'avancer plus vite que les autres sur la voie de l'intégration ?
- LE PRESIDENT.- Je partage l'idée selon laquelle l'Europe ne doit pas avancer au rythme du plus lent de ses Etats-membres. Dans un certain nombre de cas - et nous étions tous d'accord sur ce point à Maastricht - il est nécessaire que ceux qui le veulent et ceux qui le peuvent puissent avancer vers une intégration plus étroite, même si d'autres Etats demandent des délais supplémentaires. C'est ce qui a été décidé pour la troisième phase de l'Union économique et monétaire £ c'est également ce que nous avons fait dans le cadre des accords de Schengen, ou lorsque nous avons construit l'Eurocorps. Rien de tout cela n'est incompatible avec le Traité.
- Je n'aime pas beaucoup l'expression de "noyau dur", qui rejette les autres Etats dans une sorte de "périphérie". Il peut y avoir des rythmes différents £ cela existe déjà £ mais il ne doit y avoir d'exclusion par rapport à tel ou tel. Je note que le document allemand de la CDU - CSU précise à plusieurs reprises que tous les Etats de l'Europe sont invités à participer aux politiques communes, même si tous ne peuvent pas y souscrire au même moment.
- QUESTION.- Jugeriez-vous utile de prendre une initiative pour relancer la construction européenne pendant la Présidence française de l'Union, de janvier à juin 95 ?
- LE PRESIDENT.- Ne trouvez-vous pas qu'il y a déjà eu ces dernières années beaucoup d'initiatives ? L'Union économique et monétaire, l'union politique, la politique étrangère et de sécurité commune, la politique commune en matière de justice et de sécurité intérieure, le développement de nos relations avec l'Est dès le Sommet de l'Arche, la création de l'Eurocorps ! Ayons la sagesse de faire fonctionner ce qui existe et de ne pas tomber dans la manie, très médiatique mais guère efficace, de vouloir toujours une "annonce" nouvelle, quitte à laisser en chantier ce qui existe. Le travail ne manquera pas pendant notre Présidence : bâtir la politique étrangère et de sécurité commune £ renforcer notre coopération en matière de police et de justice £ poursuivre l'application du livre blanc sur la croissance et l'emploi £ veiller à ce qu'avancent les travaux de préparation de l'Union économique et monétaire £ mettre en place, avec beaucoup de soin l'organisation mondiale du commerce, en veillant à ce que les intérêts commerciaux de l'Union soient sauvegardés £ approfondir nos relations avec les pays de l'Est, établir par ailleurs une politique renforcée avec les pays de la Méditerranée et les Etats parties à la Convention de Lomé, notamment les Etats d'Afrique - nous aurons d'ailleurs à ce sujet à négocier le second protocole financier de cette Convention - £ renforcer les politiques européennes en matière d'audiovisuel, d'environnement, de transports £ faire avancer la réflexion institutionnelle, dans la perspective de la Conférence intergouvernementale de 1996. La liste est longue ! S'il faut prendre une initiative sur l'un ou l'autre de ces sujets, j'en jugerai le moment venu. Mais le cadre général est en place pour que nous puissions faire un bon travail.\