17 septembre 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'importance du mutualisme et de la protection sociale, sur la défense des acquis sociaux, sur la lutte contre l'exclusion et le chômage et son projet de contrat social pour l'emploi, Bayonne le 17 septembre 1994.

Je suis venu à votre congrès, heureux de me retrouver avec vous, comme chaque fois depuis 1982, sans jamais y manquer. Vous avez employé, Monsieur le Président, le mot de fidélité. Eh bien oui, c'est une fidélité à laquelle je tiens, car je considère que l'oeuvre entreprise par la mutualité est l'une des plus déterminantes de la vie française. Je suis venu aussi, parce que vos présidents René Teulade puis Jean-Pierre Davant m'ont invité, renouant avec une tradition républicaine ancienne. Je dois dire que ce sont des hommes dont j'apprécie le sens du devoir, la force de conviction et je sais qu'ils sont animés par la volonté de défendre la justice sociale.
- René Teulade que j'aperçois et que je salue, je crois pouvoir dire comme Chef de l'Etat, que vous avez été un grand ministre de la République. Dans la lignée des leaders syndicaux et mutualistes, vous avez montré que les hommes, formés, promus par les organisations sociales, pouvaient exercer les plus hautes fonctions dans le gouvernement de notre pays, être reconnus et ouvrir des voies dans lesquelles leurs successeurs ne pourront que cheminer.
- Mais j'ai aussi un autre motif d'être parmi vous aujourd'hui : vous êtes les représentants et les militants du mouvement mutualiste, héritiers de l'appel, de l'aspiration à la solidarité lancé au siècle dernier par le monde ouvrier.
- Les sociétés de secours mutuel, - ces lucioles de l'espoir -, qui sont apparues ici et là au tout début du XIXème siècle, qui connaît encore leur nom ?
- La "société philanthropique", "le devoir mutuel", "la société de solidarité et d'entraide", "la société de secours mutuel des canuts de Lyon", "celle des typographes de Nantes", "La société des droits de l'homme", "La fraternité universelle des maçons et tailleurs de pierre".
- Toutes ces organisations ont été suspectées à l'origine par le pouvoir. Vous avez été ainsi le berceau du syndicalisme, jusqu'au moment où il sera enfin autorisé, il y a un peu plus d'un siècle.
- Mais la mutualité est aussi une philosophie humaniste, dont les valeurs de solidarité, de liberté, d'indépendance, mobiliseront pendant des années partout des hommes et des femmes, afin de lutter contre l'inégalité et l'injustice sociale.
- Ce sont vos idées, vos réalisations qui inspireront le Conseil national de la résistance et j'appartenais à la commission du conseil national de la résistance qui débattait de ces problèmes lorsqu'il a retenu, dans son programme, le plan qui aboutira à la création de la sécurité sociale.
- Aujourd'hui, le mouvement mutualiste continue d'aller de l'avant, avec ses 25 millions de bénéficiaires, ses 100000 administrateurs bénévoles, ses 50000 salariés, présents partout où les hommes ont besoin d'aide. Votre mouvement est respecté. Il est écouté, je viens d'en porter témoignage.
- A tous, j'adresse la reconnaissance et les remerciements de la République dont les constitutions ont prévu qu'elle soit sociale, n'oublions pas ce mot, trop souvent laissé de côté. Je crois à la nécessité d'un mouvement mutualiste innovateur, fort, indépendant et complémentaire de la sécurité sociale.\
C'est pourquoi les premières décisions du gouvernement de 1981 ont travaillé à vous rendre une liberté que je considérais comme trop longtemps bridée, ce fut d'abord l'abrogation du ticket modérateur d'ordre public que vous aviez combattue.
- Ensemble, nous avons rénové le code de la mutualité, brisé les chaînes, pas toutes sans doute, qui entravaient vos initiatives. Vous avez obtenu la place qui vous était due dans les conseils d'administration des caisses d'assurance maladie. Au Conseil économique et social, au Conseil économique et social européen.
- J'ai bien compris, monsieur le Président, que vous redoutiez les conditions de transposition des directives européennes, spécialement conçues pour les sociétés d'assurances commerciales. J'en suis d'accord, l'Europe ne devrait pas tout se permettre et substituer son idéologie de passage à notre façon de voir l'intérêt de nos concitoyens, et il m'apparaît que ce serait une erreur politique et sociale que d'appliquer les mêmes règles à des sociétés de capitaux et à des sociétés de personnes à but non lucratif telles que vos mutuelles. Vous l'avez dit, je le répète. Je fais mienne cette définition. Le code de la mutualité n'est pas le code des assurances.
- Je connais tout particulièrement l'une de vos réalisations, "La clinique de la Porte de Choisy" et c'est là d'ailleurs que j'ai eu l'occasion d'y rencontrer Jean-Pierre Davant, lorsqu'il en avait la responsabilité. Elle n'est pas la seule à servir d'exemple bien au-delà de nos frontières. Dans son ensemble, votre réseau d'établissements médicaux et d'aides sociales apporte, j'en témoigne, une réponse de qualité qui complète harmonieusement le service public. Encore faut-il, je vous le conseille, rester vigilant et ne jamais oublier que le prix du progrès est souvent mis en cause par les générations qui suivent.
- Monsieur le Président, mesdames et messieurs, vous avez consacré votre congrès à l'édification d'une charte pour la protection sociale de l'an 2000. Cela paraît loin, l'an 2000. C'est demain matin !Vous avez voulu réfléchir à l'avenir de la mutualité et je comprends votre crainte de voir se dégrader la protection sociale. Cette inquiétude se renforce lorsque j'entends proposer des politiques, pas toutes naturellement, qui prennent comme une allure de revanche sociale sur un siècle de progrès.
- Lorsque le choix entre une société du "chacun pour soi" et une société de solidarité est ainsi posé, nous devons être conscients que c'est en fait la cohésion sociale de la France qui est en cause. Aujourd'hui, la sécurité sociale reste le principal barrage à l'exclusion et à l'inégalité devant la vie à tous les âges. Protégeons-la. Nous ne pouvons ni attendre une embellie incertaine, ni nous résigner.\
La charte que vous avez élaborée au cours de votre congrès, fondée sur votre expérience enrichie de votre réflexion et de vos propositions, éclaire l'avenir et vient au bon moment. Evidemment, il faut lutter simultanément contre le chômage, défendre les principes de la protection sociale, poursuivre le travail de transformation sociale. On pourrait être tenté d'opposer ces trois termes. Dire, si l'on veut obtenir le premier résultat, qu'il faut réduire les avantages sur les autres points. De même certains voudraient faire croire que les institutions sociales créent le chômage et vont jusqu'à caricaturer la solidarité en la désignant comme une charge sociale.
- Ce sont ces institutions pourtant, pour reprendre votre expression, monsieur le Président, qui "amortissent" les conséquences humaines du dérèglement des marchés.
- La vérité est qu'il faut accepter de s'engager dans de nouvelles voies pour redonner à tous un emploi. C'est sûr et chacun de s'efforcer de trouver une solution. Pour ma part, j'ai déjà eu l'occasion d'indiquer quelques chemins. Je pense qu'il faut ouvrir la liberté pour chaque salarié, de consacrer 10 % de son temps d'activité, tout au long de sa vie, à la formation qui est un moyen de mobilité nécessaire. Redonner, à chacun, la possibilité d'une vie personnelle et familiale en réorganisant la durée du travail.
- Tout le monde en parle mais je dirai aussi qu'il faut développer les emplois de proximité. J'en parle ici, car qui est mieux placé que la mutualité, que le mouvement mutualiste avec d'autres grands réseaux pour servir de support à cette politique. Pour que les employeurs et les salariés adhérent à ces changements, la meilleure méthode que j'ai rappelée au cours de ces derniers mois, chaque fois que j'en ai eu l'occasion, me paraît être encore la négociation d'un nouveau contrat social pour l'emploi.
- Je l'ai proposé aux partenaires sociaux, au début de l'année. Je constate une certaine atonie de la politique contractuelle, mais je reviendrai sur ce sujet chaque fois que j'en aurai l'occasion.
- Les principes de la protection sociale, vous les avez énoncés, croyez-moi, ils nous sont communs :
- Un système garantissant à tous l'accès à des soins de qualité. Devant la maladie, devant la vie, tous les Français, sans exception, doivent détenir les mêmes droits.
- - Un système géré démocratiquement par les représentants des bénéficiaires.
- - Un système de retraite protégé de la spéculation financière, fondé sur la répartition : la solidarité entre générations.
- - Le maintien de liens étroits entre régime obligatoire et mutualité.
- Et je pense comme vous, monsieur le président Davant, c'est que si nous sommes d'accord sur ces principes, nous pouvons aborder sans crainte les transformations nécessaires à l'amélioration de ce service public.
- N'oublions jamais que la sécurité sociale est l'instrument même de la justice sociale : pour les familles, pour ceux qui sont malades, pour ceux qui ont travaillé toute leur vie et qui ont droit à une retraite décente.
- Et cela existe parce que les mutualistes, les syndicalistes, l'ensemble des mouvements de progrès ont combattu pour elle et profité à la libération, il faut le dire, de l'affaiblissement des forces adverses pour l'imposer.\
Aujourd'hui, certaines de ces forces redressent la tête, caricaturent, aspirent à détourner à leur profit les moyens mobilisés au service de tous.
- La seule voie pour la protéger de ces appétits est de rechercher plus de justice sociale, c'est-à-dire plus d'équité et plus de responsabilité.
- L'équité, c'est que chacun contribue en fonction de ses revenus. C'était le financement du RMI par l'impôt sur les grandes fortunes, mais l'on voit que, d'exonérations en évasions, celles-ci échappent de plus en plus à leur devoir.
- Pour la sécurité sociale, c'est l'exigence que tous les revenus participent au financement de la solidarité.
- C'est, selon votre souhait, je crois, que l'imposition des produits qui peuvent menacer la santé, lui soit affectée.
- Ce serait, mais c'est une idée ambitieuse, qu'une imposition des opérations financières et des profits spéculatifs finance une allocation de dépendance.
- Au moins, la spéculation, qui est, paraît-il, l'âme du marché, servirait un peu plus la morale sociale.
- L'équité serait également que la contribution des entreprises tienne compte de l'effort qu'elles font pour développer l'emploi, pour reclasser, pour ne pas rejeter sur la collectivité le coût de leur choix.
- Enfin, je dois le dire, et c'est pour moi l'expression d'un regret que l'on n'ait pas pu créer une caisse qui aurait garanti - comme l'avaient proposé MM. Teulade et Bérégovoy - les retraites à partir de l'an 2005. Cette réserve financière, constituée par une partie du capital des entreprises publiques aurait conservé une vocation sociale au patrimoine des Français. Je pense que c'est une grande occasion manquée !
- Au contraire, ce patrimoine est trop souvent utilisé pour réduire artificiellement les déficits. Il va donc être dispersé, sans véritable profit pour l'économie, alors qu'il aurait pu contribuer à assurer les retraites de ceux qui aujourd'hui travaillent.
- La justice sociale implique également plus de responsabilité et cela suppose d'abord de préserver l'intégrité financière de la sécurité sociale. Or, ces comptes se détériorent à un rythme sans précédent, les perspectives restent inquiétantes. Ne rien faire, renvoyer les décisions à plus tard, reculer les choix courageux reviendrait à faire peser une lourde menace sur l'avenir de toute la protection sociale.
- Il y a peut-être des gens qui y ont intérêt et même sûrement. Les partisans d'un système qui ne serait plus fondé sur la solidarité. Je pense en particulier à certaines forces financières jusqu'ici maintenues en lisière des institutions sociales. Ces groupes, ces compagnies d'assurance, ces banques qui sont chaque jour plus puissants, voient dans la gravité de la situation sociale parfois une aubaine.
- Soyez-en sûr, si l'on revenait sur les grands principes qui fondent tout notre système de sécurité sociale, l'immense majorité des Français y perdrait et d'abord les plus pauvres et les plus démunis, la cohésion sociale serait gravement menacée.\
Nous devons donc, pour conclure, lucidement défendre la sécurité sociale. Mais je le dis nettement, cet objectif ne sera pas atteint par la baisse des remboursements, par la diminution des retraites, la remise en cause de la retraite à 60 ans, la réduction des allocations aux familles.
- Les voies sont celles que vous avez proposées, j'en retiens quelques-unes. - une contribution plus juste au financement, - une redéfinition des rôles et des responsabilités, - la responsabilisation des professions médicales par la maîtrise médicalisée des dépenses, initiée par René Teulade, - l'évaluation de l'efficacité du système de soins, - la prévention dans le cadre d'une politique globale de santé, - l'innovation sociale dans laquelle la mutualité à toujours été à l'avant-garde .
- Mais c'est aussi un effort permanent et collectif d'éducation, de responsabilité personnelle à l'égard d'une oeuvre sociale qui rassemble les citoyens dans la résistance à l'adversité.
- Mesdames et messieurs, la santé, la vie ne peuvent pas être traitées comme des marchandises.
- Ces besoins, ces droits fondamentaux de l'homme ne doivent pas, ne peuvent pas être livrés aux mécanismes inégalitaires de la recherche du profit. Ils exigent le respect de règles d'éthique et d'être considérés sans esprit partisan ni de lucre.
- La Constitution, dont j'ai la charge, le rappelle en des termes sans ambiguïté, je la cite.
- "La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement.
- Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence".
- Le chef de l'Etat choisi par l'ensemble des citoyens a pour mission de veiller au respect de ces principes qui sont le fondement de notre unité sociale, qui forment les liens qui nous unissent et qui maintiennent la volonté de vivre ensemble.
- Ce mandat fait du Président de la République le garant des intérêts fondamentaux de la Nation et de ses acquis sociaux. Et il aurait le devoir de saisir le pays en cas de manquement à ces principes essentiels. Croyez-moi, il me resterait assez d'énergie pour le faire.
- Mes chers amis, ces règles, cet idéal, sont notre patrimoine commun.
- Restez fidèles à vos valeurs,
- Restez fidèles à votre engagement,
- Rejetez les idéologies qui appellent au chacun pour soi,
- Poursuivez le combat sécuritaire commencé avant nous et que poursuivront nos enfants,
- Le combat contre l'injustice, contre l'inégalité devant le droit à la vie, connaissez-vous quelque chose de plus noble ?
- Au nom de la République et au nom de la France, merci.\