8 septembre 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au Journal "Le Figaro" le 8 septembre 1994, sur l'élection présidentielle et les candidats en lice, sur l'argent, le capitalisme et les inégalités sociales, sur le PS et les affaires et sur son passé pendant l'Occupation.

Première partie
- QUESTION.- Dans "le Tout-Etat", on parle de plus en plus de votre maladie. Les hommes politiques font des concours de pronostics. Les médecins prennent des airs savants pour livrer leur diagnostic. Pouvez-vous parler de l'évolution de votre cancer ?
- LE PRESIDENT.- Tout le monde est au courant de ma maladie puisque j'ai demandé que l'on diffuse les communiqués médicaux. Je pense que celle-ci sera assez obligeante pour me permettre de terminer mon mandat (rire). C'est ce que je crois. Je me trompe peut-être (nouveau rire).
- QUESTION.- Donc vous vous sentez toujours en état d'exercer vos fonctions.
- LE PRESIDENT.- Oui, sans aucun doute. Si je n'en étais pas sûr, je m'en irais.
- QUESTION.- Vous ne suivez plus le rythme effréné qui, jusqu'alors, avait toujours été le vôtre ?
- LE PRESIDENT.- Non, je suis plus raisonnable. J'aménage davantage mon temps.\
QUESTION.- Avez-vous le sentiment que le Premier ministre en profite ?
- LE PRESIDENT.- C'est à vous de juger.
- QUESTION.- Edouard Balladur est très présent, ces temps-ci. Vivez-vous bien la période actuelle ?
- LE PRESIDENT.- N'y voyez pas une guerilla personnelle.. Si le Premier ministre intervient si souvent, ce n'est pas par rapport à moi. C'est par rapport à l'échéance du mois de mai 1995. Je ne sais s'il parviendra à tenir le rythme. Nous ne sommes qu'en septembre.
- QUESTION.- Voulez-vous dire que le Premier ministre prend le risque de s'user prématurément ?
- LE PRESIDENT.- Ses interventions peuvent créer, à la longue, une impression de redite. Chacun sait que l'opinion est assez inconstante. Si j'étais candidat, croyez-vous que je ferais une déclaration toutes les quarante-huit heures ? A chacun sa méthode.
- QUESTION.- Le rôle du chef de l'Etat, n'est-il pas un peu mangé par le Premier ministre qui se comporte, d'une certaine façon, comme un président de fait ?
- LE PRESIDENT.- Il ne peut pas y avoir deux présidents à la fois. Et il n'y en a qu'un.
- QUESTION.- L'intérêt d'Edouard Balladur n'est-il pas d'apparaître de plus en plus comme le candidat naturel, incontournable, inéluctable ?
- LE PRESIDENT.- Le Premier ministre est à la tête de la majorité. Il a beaucoup d'atouts. Cela lui réussit plutôt bien. Pourquoi prendrait-il le risque de controverses sur l'application de la Constitution, dont j'ai la charge ?
- QUESTION.- La France est aujourd'hui face à un duel entre Jacques Chirac et Edouard Balladur. Pensez-vous que cette histoire va pouvoir durer encore huit mois ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi pas ? Mais ne vous arrêtez pas à MM. Chirac et Balladur... Il y aura d'autres compétiteurs à droite et à gauche.
- QUESTION.- Comment expliquez-vous la compétition entre les deux hommes ?
- LE PRESIDENT.- Le Premier ministre a fait un parcours apprécié, si on en juge par l'opinion qu'expriment les Français. Le formidable attrait du pouvoir a eu raison de ses autres dispositions. M. Chirac n'avait pas assez réfléchi à ce phénomène historiquement classique.
- QUESTION.- Jacques Chirac garde-t-il toutes ses chances ?
- LE PRESIDENT.- Je ne veux pas me prononcer là-dessus.
- QUESTION.- Vous ne semblez plus éprouver pour lui la même antipathie qu'entre 1986 et 1988.
- LE PRESIDENT.- De l'antipathie ? Je n'en ai pas. C'est très exagéré... Mais il est clair que nos relations sont aujourd'hui moins conflictuelles qu'elles le furent. On a moins l'occasion de s'opposer...
- QUESTION.- Aujourd'hui, tout le monde est dans l'expectative, pour 1995. Quand y verra-t-on plus clair ?
- LE PRESIDENT.- Edouard Balladur comme Jacques Delors envisagent d'entrer dans l'arène au début de l'année prochaine. Je crois que le Premier ministre sera contraint d'y entrer plus tôt.
- QUESTION.- Vous pensez donc que Jacques Delors sera candidat ?
- LE PRESIDENT.- Je ne le sais pas.
- QUESTION.- Qui vous paraît le plus qualifié pour 1995 ?
- LE PRESIDENT.- A gauche, Jacques Delors, puisqu'il est le mieux placé pour gagner, tout le montre.
- QUESTION.- Et Raymond Barre ? N'auriez-vous pas envie de voter pour lui ?
- LE PRESIDENT.- J'apprécie beaucoup Raymond Barre. Je crois que c'est l'un des tout premiers à être capable de diriger l'Etat.\
QUESTION.- Avant cette élection présidentielle, comment vous jugez l'état de la France ? N'avez-vous pas le sentiment que ça va mieux aujourd'hui qu'en mars 93 ?
- LE PRESIDENT.- Ca va mieux d'année en année après une crise aussi longue. La reprise qui arrive vient de l'extérieur, d'où venait aussi la crise. C'est un fait qui ne relève pas de la politique du gouvernement français, mais selon ce qu'il fait ou fera la France en profitera plus ou moins.
- QUESTION.- Le gouvernement sera crédité de la reprise. Elle va jouer en faveur du Premier ministre.
- LE PRESIDENT.- C'est probable. Cependant un autre débat va s'ouvrir, celui de la redistribution. Quand la reprise sera là, vous verrez qu'il se posera avec une acuité extrême.
- QUESTION.- Donc c'est une nouvelle chance pour la gauche, la reprise ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je le crois. Les forces conservatrices auront de la peine à s'adapter à cette situation nouvelle. En attendant, elles s'organisent et concentrent leurs moyens financiers. De ce point de vue, on est en train de battre des records.
- QUESTION.- C'est-à-dire ?
- LE PRESIDENT.- Je parle de cette quinzaine d'hommes d'affaires qui raflent tout.
- QUESTION.- Vous nous refaites le coup des deux cents familles.
- LE PRESIDENT.- On parlait des deux cents familles au temps du Front populaire. C'était une expression un peu sommaire, je le reconnais, mais elle disait bien ce qu'elle voulait dire. Nous n'en sommes plus là. Aujourd'hui, nous assistons à des concentrations considérables où le capitalisme financier prend le pas sur le capitalisme industriel. Les entrepreneurs sont en train de céder la place aux maîtres de l'argent. C'est un phénomène qu'accentuent encore les privatisations. Cela risque de créer une situation dangereuse pour notre société. Même les entrepreneurs, par définition adeptes de la société libérale, finiront par se sentir lésés.
- QUESTION.- Quelles conséquences voyez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Cette évolution aura des conséquences sociales. Le chef d'entreprise ne peut ignorer son personnel. Aujourd'hui, le financier n'a pas les mêmes soucis. Il lui est complètement égal de "dégraisser", comme on dit. Il veut d'abord du chiffre, des résultats. C'est un changement de mentalité.
- QUESTION.- On peut douter que la reprise règle le problème de l'emploi. N'est-on pas condamné, en France, à un chômage structurel ?
- LE PRESIDENT.- Question qui mérite réflexion. J'approuve ceux qui cherchent une autre définition de la société industrielle. Même s'il est vrai que les nouvelles technologies créent des emplois, elles ne feront pas reculer le chômage. Au contraire, je le crains. Ceux qui cherchent une nouvelle définition à la notion d'emploi vont dans la bonne direction.
- QUESTION.- En décembre 1993, vous avez proposé un nouveau contrat social pour l'emploi. Jacques Chirac et Philippe Seguin se sont prononcés pour. Où en est-on ?
- LE PRESIDENT.- Ca n'a pas avancé.
- QUESTION.- Et vous comptez le relancer ?
- LE PRESIDENT.- Je compte en parler chaque fois que j'en aurai l'occasion.
- QUESTION.- Edouard Balladur a décidé de ne pas privatiser Renault. Etes-vous pour quelque chose dans cette décision ?
- LE PRESIDENT.- Je lui ai conseillé de ne pas le faire.
- QUESTION.- Le Premier ministre souhaitait privatiser Renault ?
- LE PRESIDENT.- Il l'a lui-même annoncé en inscrivant Renault dans la liste prévue. Après tout, c'est conforme aux voeux de sa majorité. Même si je ne me considère pas comme le gardien de son intérêt politique, je l'ai mis en garde contre les conséquences sociales pour le pays.\
QUESTION.- Comment qualifierez-vous vos relations avec le Premier ministre ?
- LE PRESIDENT.- Normales et correctes.
- QUESTION.- Vous n'avez pas de reproches particuliers à lui faire ?
- LE PRESIDENT.- Non.
- QUESTION.- Il vous arrive quand même de vous heurter sur les nominations.
- LE PRESIDENT.- Les nominations politiques dans la haute administration sont légion, en effet.
- QUESTION.- Donc vous n'êtes pas d'accord avec Edouard Balladur sur cette façon de procéder ?
- LE PRESIDENT.- Il ne s'agit pas d'un objectif du Premier ministre. C'est l'ensemble des appétits réunis qui aboutit à ce résultat.
- QUESTION.- Le PS a proposé que la commission Raynaud, mise en place l'an dernier par le Premier ministre, se réunisse à nouveau pour dresser un nouvel état de la France. C'est une bonne idée ?
- LE PRESIDENT.- C'est une idée intéressante. Je serais étonné que le PS obtienne satisfaction.
- QUESTION.- Parce que vous pensez que le gouvernement en aurait peur ?
- LE PRESIDENT.- Si la commission était inspirée par la même logique que l'an dernier, quand elle faisait le bilan de la gauche, il pourrait s'en inquiéter.
- QUESTION.- Pour le septennat suivant, quels vous paraissent être les problèmes les plus importants ?
- LE PRESIDENT.- Le chômage restera, bien sûr, le problème primordial. Mais il y en aura d'autres... Par exemple, ce que je vous ai dit de la concentration financière qui s'attribue une large part de la richesse publique. Les partis politiques retrouveront plus de force. Les organisations syndicales aussi. Nous aurons une situation moins atone qu'aujourd'hui.
- QUESTION.- Voulez-vous dire que nous sommes chloroformés et que tout va exploser ?
- LE PRESIDENT.- Vous caricaturez.. Je n'ai d'ailleurs pas dit que le gouvernement et le Premier ministre chloroformaient (sourire).
- QUESTION.- Vous prévoyez donc un grand retour du social, comme le laissent entendre la plupart des candidats potentiels à l'élection présidentielle ?
- LE PRESIDENT.- Ce devrait être le cas. Notamment autour de la Sécurité sociale.\
QUESTION.- Si le social peut revenir, est-ce aussi le cas du socialisme, après ses dernières catastrophes électorales ?
- LE PRESIDENT.- Le socialisme a traversé une crise à la suite de l'écroulement du monde communiste qui a entraîné une série de confusions. Subitement, les idées fondamentales de tous les grands théoriciens du socialisme sont apparues fausses ou désuètes. Je crois cette condamnation erronée. Mais c'est comme ça.
- QUESTION.- Il n'y a pas d'autres explications à la désaffection pour le PS ?
- LE PRESIDENT.- Bien sûr, il y en a. Dix ans de gouvernement, nous n'étions pas habitués. Nous n'avions pas d'équipes formées à ça. Quelques-uns incriminent la désunion du parti socialiste. Mais ce qui nous a le plus coûté, c'est l'accumulation de médiocres affaires qui mettaient en cause la moralité et l'honnêteté.
- QUESTION.- C'est ce qu'on a appelé l'échec moral de la gauche.
- LE PRESIDENT.- L'opposition de l'époque n'a pas fait de quartier oubliant l'apologue de la paille et la poutre. Si vous faites un calcul qui peut paraître dérisoire, vous constaterez que beaucoup plus d'élus de droite que de gauche ont été l'objet de procédures judiciaires. Cela n'excuse d'ailleurs personne. Il reste que les socialistes incriminés n'auraient pas dû se mettre dans ce cas-là. Leur électorat est plus exigeant que d'autres. Il a été choqué par ce déficit moral. Il a eu raison. Il n'a pas encore tout à fait pardonné.
- QUESTION.- La loi d'amnistie n'a-t-elle pas été une terrible erreur ?
- LE PRESIDENT.- Objectivement, oui. Notez que ce que vous appelez "loi d'amnistie" n'était qu'une modalité d'une loi fort importante sur la mise au clair du financement des partis. Observez également qu'elle a été votée par une partie non négligeable de la droite et du centre. Mais même encore aujourd'hui, c'est vrai, j'entends certains de mes amis dire : "Mais enfin, cette auto-amnistie". A l'époque, j'avais pourtant bien indiqué au gouvernement que je n'accepterais qu'un texte qui exclurait les parlementaires du bénéfice de l'amnistie. Ce qui a été fait. Mais l'opinion ne l'a pas cru, parce que l'habileté de nos adversaires aidant, tout s'est télescopé. On a centré les attaques sur une histoire qui mettait en cause un ancien ministre qui n'était plus parlementaire £ il a donc été amnistié. Cela dit, je comprends la colère de la magistrature qui a eu le sentiment d'être flouée.
- QUESTION.- Ne pensez-vous pas que les socialistes ont parfois été un peu légers ?
- LE PRESIDENT.- Certains d'entre eux, bien sûr.
- QUESTION.- On vous compare souvent à ces généraux qui refusent d'abandonner leurs amis blessés sur le champ de bataille. Concernant les affaires, regrettez-vous de vous être refusé à couper ce qu'on appelle les branches pourries ?
- LE PRESIDENT.- C'était à la justice de trancher, pas à moi.
- QUESTION.- N'avez-vous pas soutenu quelques-uns de vos amis jusqu'aux limites du possible ?
- LE PRESIDENT.- Qui donc ?
- QUESTION.- Christian Nucci, par exemple.
- LE PRESIDENT.- Je tiens Nucci pour un honnête homme. Mais je n'ai pas pesé sur la décision. Je sais que Nucci a beaucoup souffert de cette amnistie parce qu'il aurait voulu un jugement.\
QUESTION.- Quand vous entendez : "Il laissera le PS dans l'état où il l'a trouvé, qu'est-ce que ça vous fait ?
- LE PRESIDENT.- C'est une mauvaise plaisanterie.
- QUESTION.- Comment le PS peut-il rebondir ?
- LE PRESIDENT.- Quand j'ai été porté à sa tête, il venait d'obtenir 5 % à l'élection présidentielle. Vous allez voir qu'il fera beaucoup mieux. Il est devenu le parti de l'alternance. Tantôt il gouvernera, tantôt il sera le principal parti de l'opposition. Ne vous laissez pas abuser par l'effet d'amplification des systèmes électoraux. Si les dernières législatives s'étaient déroulées à la représentation proportionnelle, il y aurait aujourd'hui 136 députés socialistes à l'Assemblée nationale. Ce ne paraîtrait plus comme une catastrophe. Le scrutin majoritaire, c'est terrible.\
QUESTION.- On écrit beaucoup de livres sur vous et, généralement, ils marchent très bien. Comment vous expliquez-vous ce phénomène ?
- LE PRESIDENT.- Les livres dont vous parlez me sont presque toujours hostiles. Ils rapportent beaucoup d'argent à leurs auteurs mais, finalement, ils ne m'amusent pas, moi.
- QUESTION.- Pierre Péan vient de publier chez Fayard un livre, "Une jeunesse française", où il décrit votre parcours de 1934 à 1947. Sur la couverture, il y a une photo qui fait du bruit : vous êtes en compagnie du maréchal Pétain. Vous la connaissiez ?
- LE PRESIDENT.- Regardons la chronologie. Après avoir été prisonnier en Allemagne, je me suis évadé fin 1941. Je n'ai été mêlé à rien avant février-mars 1942. Je participe en juin à une réunion d'organisation de Résistance d'anciens prisonniers évadés dont vous pouvez également trouver la photographie dans le livre de Pierre Péan. A la même époque, les centres d'entr'aide de prisonniers de guerre organisent une collecte pour leurs camarades dans les camps. Pétain nous demande de venir le voir. Sur les trois dirigeants du mouvement qui se rendent avec moi à son invitation, le principal, mon ami Marcel Barrois, est mort sur le chemin de la déportation. Nos relations se sont arrêtées à cette brève rencontre. Après ça, j'ai participé aux différents mouvements de Résistance dont j'étais, à vingt cinq ans, l'un des dirigeants. En mars 1944, le Général de Gaulle m'a désigné parmi les quinze hommes qui, sous l'autorité d'Alexandre Parodi, seraient chargés de tenir l'Etat dans les premiers jours de la Libération. J'ai été l'un de ceux-là. Le 19 août, je me suis assis à la place du commissaire général des prisonniers de guerre de Vichy. Dans ses Mémoires, le Général de Gaulle relève mon nom parmi ceux qui, à leurs risques et périls, ont assuré la liaison entre l'Angleterre et la France, par avion ou par bateau, la nuit.
- QUESTION.- Si vous êtes aussi attaqué sur cette période, c'est aussi à cause de la Francisque. Ne jette-t-elle pas le trouble ?
- LE PRESIDENT.- Elle a été attribuée aux principaux dirigeants des organisations sociales. C'était un excellent alibi. Et puis je peux ajouter, pour m'amuser, que, quand je me suis évadé la première fois d'Allemagne, à pied, j'ai fait 22 jours et nuits de marche, depuis la Thuringe jusqu'à la frontière suisse, avec un petit insigne sur mon imperméable, celui du NSDAP (le parti nazi). Le jour où j'ai trouvé cet insigne, j'étais très content, imprudemment content. Ne va-t-on pas dire que j'ai été nazi maintenant ? (rire).\
QUESTION.- Comment trouvez-vous le livre de Pierre Péan ?
- LE PRESIDENT.- C'est un livre honnête et sérieux. Je conteste certaines interprétations de l'auteur, dans lesquelles je ne me reconnais pas. Mais écrire l'histoire d'un homme est une entreprise difficile.
- QUESTION.- Vous avez toujours eu un côté littéraire et romanesque. Vous n'avez jamais flirté avec l'extrême droite ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai jamais flirté avec l'extrême droite. J'ai toujours été républicain. J'étais un produit de mon milieu : la petite bourgeoisie française très classique, catholique et traditionnaliste. Donc de droite. Et patriote. Je n'étais pas Action Française. Il n'est jamais passé une ombre d'antisémitisme dans ma famille, ni sur moi. Quand elle entendait des propos contre les Juifs ma mère disait, je m'en souviens : "mais enfin, le Christ et la Vierge étaient juifs". Ensuite la guerre et la captivité ont complété mon éducation. De 1942 à 1944, permettez-moi de vous le dire : j'ai pris beaucoup de risques. Ceux qui écrivent à ce sujet, j'aurais voulu les voir avec moi sur le petit terrain d'Anjou, où je me suis trouvé dans la nuit du 15 au 16 novembre 1943, quand un minuscule avion est venu se poser comme ça, dans une prairie bordée de peupliers, pour m'emmener en Angleterre et qu'il a traversé les tirs de DCA allemande. J'aurais aimé avoir mes détracteurs pour compagnons quand je suis revenu d'Angleterre sur un petit bateau à proximité des côtes d'un pays que j'ignorais. On m'a mis dans une barque avec une petite boussole et des rames, avant de me dire : "allez par là". Il faisait noir, la mer était grosse et je n'ai pas le pied marin. C'est ainsi que je suis arrivé en Bretagne, le 26 février 1944.\
QUESTION.- Depuis que vous êtes entré en politique, vous ne cessez de provoquer des polémiques. On dirait même parfois que vous sentez le souffre. Pourquoi, ça ?
- LE PRESIDENT.- Sans doute est-ce le sort réservé à tous ceux qui sont appelés à jouer un rôle dans la vie publique. Clémenceau en a vu d'autres. Mais il est vrai que j'ai eu mon lot. Il y a trois mois, via Thierry Jean-Pierre, j'étais un prévaricateur. Il y a un mois, via Jacques Vergès, j'étais un assassin. Aujourd'hui, via ceux qui ont mal lu Pierre Péan, je suis un ancien collaborateur.
- QUESTION.- Depuis quelques années, le tir se concentre sur les affaires. On vous a beaucoup reproché certaines amitiés...
- LE PRESIDENT.- Quand je quitterai l'Elysée, je n'aurai rien de plus que quand j'y suis entré. On pourra le constater, puisque je publierai l'état de mon patrimoine (il s'arrête et sourit). Naturellement, ce qui ne sera pas publié, c'est la masse des comptes qu'on me prête en Suisse (rire). Ce sera très difficile à établir (nouveau rire). Moi aussi. Je m'y perds (il pouffe). Je ne connais même plus les adresses...
- QUESTION.- Toutes ces histoires d'argent que l'on raconte sur vous, elles vous font rire ?
- LE PRESIDENT.- Non, pas du tout. J'y suis totalement étranger par éducation et par nature. Et cela me révulse. Mais puisqu'il faut le répéter, répétons-le : je n'ai pas de comptes à l'étranger £ je n'ai ni actions ni obligations £ ce que je possède, je l'ai acquis avant d'être Président de la République.
- QUESTION.- Après la prise de Carlos, cet été, vous avez été au centre d'une nouvelle polémique. Il y a quelques années, Pierre Marion, l'ancien patron des services secrets français, déclarait que vous aviez refusé de faire assassiner Carlos. Il y a quelques semaines, on révélait que vous aviez voulu faire tuer Jacques Vergès. Qui a raison ?
- LE PRESIDENT.- C'est du mauvais roman policier, et ça ne mérite pas davantage de commentaire.. Ce qui est sûr, c'est que je n'ai jamais transigé avec le terrorisme. Mes prédécesseurs ne peuvent pas en dire autant. Par exemple, quand on m'a demandé d'accepter par voie judiciaire une libération conditionnelle pour Bréguet et Kopp, j'ai écrit "non et non" en marge de la note qui m'était soumise. Vous pourrez la retrouver aux archives.\
QUESTION.- Qu'aimeriez-vous qu'on dise de vous après mai 1995 ?
- LE PRESIDENT.- Que j'ai été un président équitable, avec lequel il n'y a jamais eu d'abus de droit £ que mes deux septennats furent la période de paix civique et sociale la plus marquée du siècle £ qu'enfin la France a, sous mon mandat, tenu son rang, celui d'une des premières nations du monde. Voilà, j'aimerais qu'on dise ça, parce que c'est vrai.
- QUESTION.- Votre éducation chrétienne a quand même dû vous laisser un fort sentiment de culpabilité. Que regrettez-vous de n'avoir pas fait sous cette présidence ? Avez-vous un mea culpa ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas de sentiment de culpabilité, mais je regrette profondément que les circonstances m'aient empêché de réduire sensiblement les injustices sociales.
- QUESTION.- C'est l'échec social des socialistes.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas un échec social. Beaucoup de bonnes réformes ont été adoptées. Mais les circonstances nous ont compliqué la tâche. Nous avons ramassé, Valéry Giscard d'Estaing et moi, la crise du monde industriel occidental, une crise de vingt ans. Nous l'avons prise de plein fouet... Pour continuer dans l'auto-critique, je me fais aussi un reproche qui, en comparaison, paraîtra mineur, mais je crois n'avoir pas usé assez de mon autorité pour obtenir le développement de l'enseignement du français à l'étranger. En la matière, les résultats n'ont pas été à la hauteur de mes intentions. Vous savez, nos décisions passent toujours au tamis des administrations. Je l'ai fait observer au Premier ministre, il y a quelques mois : "Aujourd'hui, dans les banlieues, les associations sportives peuvent s'acheter moins de ballons qu'avant, sous le gouvernement Bérégovoy". Il m'a répondu : "Mais ce n'est pas possible. J'ai fait augmenter les crédits pour ça". J'ai dit : "Vérifiez, vous verrez". Quelque temps plus tard, il m'a confirmé que j'avais raison. L'argent que vous accordez aux ministères a tendance à se disperser. C'est ainsi que vos décisions sont parfois sans effet...\
QUESTION.- N'êtes-vous pas devenu, treize ans après, plus modeste qu'en 1981, quand vous pensiez que vous alliez changer l'Histoire ?
- LE PRESIDENT.- Elle a changé sur pas mal de points.
- QUESTION.- "Gouverner est une façon d'écrire sa propre histoire", avez-vous dit, un jour, à Bernard Pivot. C'est un peu nietzschéen, comme formule. Diriez-vous toujours ça aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Quand même oui, dans la mesure où ma vie publique se trouve terriblement mêlée à ma vie tout court.
- QUESTION.- Mais écrit-on vraiment sa propre histoire en gouvernant ? Hegel, qui nous rappelle les pesanteurs historiques, n'a-t-il pas raison, au fond ?
- LE PRESIDENT.- Je ne crois pas que l'explication hégélienne soit suffisante.
- QUESTION.- Comment jugez-vous le dénigrement actuel de la politique, à la merci de la meute médiatique ? Ca vous inquiète ?
- LE PRESIDENT.- Depuis que la République est née, c'est le même procès. Je suis en train de lire les Souvenirs de Tocqueville. Il raconte à peu près ce que nous vivons aujourd'hui. Il n'y a pas grand changement. D'une certaine façon, la politique est confrontée au même discrédit qu'en 1848 et 1849. A ceci près que la décentralisation, réforme utile en soi, a diffusé les responsabilités sans diffuser les contrôles. Mais on aurait tort de dramatiser. Ce dégoût de la politique n'est pas profond. Il serait simplement dangereux de vouloir trop tirer sur cette corde.
- QUESTION.- A qui aimeriez-vous qu'on vous compare plus tard ? A Georges Clémenceau, qui est, depuis si longtemps, votre modèle ?
- LE PRESIDENT.- Je pense toujours à Jaurès. Clémenceau fut, en effet, l'un des plus grands hommes de la République. Oui. Mais il était un peu impossible.
- QUESTION.- Vous n'êtes pas très facile non plus ?
- LE PRESIDENT.- Je suis beaucoup plus gentil. Mais je ne peux pas être comparé à Clémenceau. Il a connu, lui, des circonstances qui, comme la guerre, ont fait sa gloire...
- QUESTION.- On pourrait vous faire dire : "je n'ai pas eu de chance. Clémenceau a eu sa guerre, de Gaulle aussi. Moi, j'ai juste eu la guerre du Golfe". Ce n'est pas terrible.
- LE PRESIDENT.- Vous savez, il est très supportable de n'avoir pas eu à supporter de grandes catastrophes.\
QUESTION.- Le fait d'avoir pensé à la mort toute votre vie vous rend-t-il plus capable de l'affronter aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Cette perspective est tellement inscrite dans la vie de chacun qu'il serait un peu misérable de s'abaisser devant cette échéance. Je sais que je n'existerai plus dans quelques mois ou années. Mais ce n'est pas de mourir que j'éprouverai un grand souci. C'est de ne plus vivre.
- QUESTION.- Vous avez dit, un jour, que vous pensiez croire en Dieu au début ou la fin de votre vie, sans doute pas entre les deux. Vous en êtes où, aujourd'hui, dans votre relation avec Dieu ? Vous êtes devenu croyant ?
- LE PRESIDENT.- Je suis plutôt agnostique. Ce n'est pas faute de chercher, mais je ne sais pas ce que je crois. La transcendance est un sujet qui m'importe beaucoup. Je n'arrive pas à trancher. Il serait temps.
- QUESTION.- Ce n'est plus trahir un secret de dire que, depuis toujours, vous lisez des livres sur les questions religieuses. A quoi vous intéressez-vous, en ce moment ?
- LE PRESIDENT.- A Paul, Paul de Tarse. Je me passionne pour sa vie et son oeuvre. C'est l'un des personnages les plus prodigieux de l'Histoire. J'ai recomposé tous ses itinéraires, spécialement en Asie mineure, et j'aimerais bien les suivre, si j'en avais le temps.
- QUESTION.- Qu'avez-vous appris de Saint Paul ?
- LE PRESIDENT.- Saint Paul était, jeune, un ennemi des chrétiens, qu'il persécutait. Et puis, un jour, sur le chemin de Damas, il a eu la Révélation. Alors, comme tous les gens qui changent de camp, il est devenu un inlassable militant chrétien. Un marginal, à sa façon. A Antioche, il fonde sa propre communauté où, cherchant à développer un christianisme universel, il condamne le principe de la circoncision. Sur cette question, il s'oppose de plus en plus aux autorités religieuses de Jérusalem. On frôle le schisme. Jusqu'à ce qu'il se décide finalement à circoncire lui-même tous ses compagnons. Telle fut la première grande crise de l'Eglise. Au fond, les premiers chrétiens, autour de Jacques, étaient des intégristes qui exigeaient des Juifs plus de morale, plus de rigueur, plus de vertu. Ils se tenaient constamment devant le temple en s'époumonant contre les vices de la religion hébraïque. Ils se rendaient insupportables. Et, de temps en temps, on les tuait à coups de pierres. Ce que j'aime en Paul c'est le sens de l'universel.
- QUESTION.- "L'Ecclésiaste" est-il toujours votre livre de chevet ?
- LE PRESIDENT.- C'est beaucoup dire. J'ai un chevet où les livres ne font que passer... Mais "L'Ecclésiaste" est un livre de base. C'est aussi un livre fou. Quel choc quand on tombe tout à coup, dans l'Ancien Testament, sur ces pages écrites par Dieu sait qui, peut-être Salomon, qui sont les magnificats de l'incroyance ! Quelques-unes des formules les plus répandues de notre langage sont tirées de l'Ecclésiaste : "Rien de nouveau sous le soleil". "Tu es poussière, tu retournera poussière". "Tout passe, tout lasse". C'est le manuel du scepticisme. Mais je ne cultive pas le scepticisme.
- QUESTION.- On attend maintenant vos Mémoires. Y aura-t-on droit un jour ?
- LE PRESIDENT.- Je n'écrirai pas de Mémoires sous la forme : "je suis né le 26 octobre 1916 à Jarnac, en Charente". Je ne raconterai donc pas ma vie. J'aimerais avoir le temps d'écrire cinq ou six livres sur les moments dominants de ma responsabilité politique. Mais ça prend du temps, un livre et je n'en ai plus beaucoup.\