6 juillet 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Interview conjointe de MM. François Mitterrand, Président de la République et Nelson Mandela, Président de la République d'Afrique du Sud, à France 3 le 6 juillet 1994, sur la démocratisation et la reconstruction de l'Afrique du Sud, sur le prochain sommet franco-africain et sur la situation politique au Rwanda.

QUESTION.- Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vous souhaite la bienvenue dans la Marche du Siècle. Vous regardez une émission spéciale. Elle a été enregistrée avant-hier soir à l'occasion de la visite d'Etat effectuée en Afrique du Sud par le Président de la République Française, à l'invitation du Président Nelson Mandela.
- Nous sommes au Cap, la capitale parlementaire de la République sud-africaine. Il ne s'agit pas et c'est ce qui explique cette émission d'une certaine distance, d'une bonne longueur, qui nous permettra d'entrer en profondeur dans les sujets, il ne s'agit pas d'une rencontre d'Etat classique car c'est ici, en effet, un des deux endroits de la planète probablement, l'autre étant le Proche-Orient, où le vent de l'Histoire souffle positivement, apporte de l'espoir.
- Il y a deux mois, en effet, tous les habitants de ce pays sont devenus des citoyens en allant aux urnes pour désigner un Parlement qui vous a élu, Monsieur le Président Mandela, Président de la République d'Afrique du Sud. La France, c'est vrai, n'est pas le premier partenaire ni économique, ni culturel de ce pays où l'influence anglosaxone est forte, et même l'influence économique japonaise, et pourtant, Monsieur le Président Mandela, vous avez voulu faire de la France, à travers la visite d'Etat de son Président, le premier pays étranger reçu avec un tapis rouge comme l'explique le journal le "Cape Times" de lundi.
- Alors pourquoi, Monsieur le Président Mandela, cette première visite d'un chef d'état étranger est-elle réservée à la France, alors qu'on aurait pu supposer que vous aviez d'autres tropismes ?
- M. MANDELA.- Historiquement, la France est un pays très important. Elle a été à l'initiative de la Révolution de 1789 qui a posé les principes fondamentaux de la Démocratie et indépendemment de cela, le Président qui nous rend visite aujourd'hui a beaucoup apporté, a beaucoup aidé notre lutte et, en fait, la France est devenue pratiquement la porte de l'Europe parce que le traitement et le soutien massif qui nous a été apporté à encourager d'autres capitales du monde, d'autres pays du monde, à l'égard de notre bataille.\
QUESTION.- Monsieur le Président François Mitterrand, la volonté d'acier de quelques hommes, l'ancien Président De Klerk qui est aujourd'hui deuxième vice-président de ce pays et celle de M. le Président Mandela, forgée d'ailleurs, il faut le rappeler, par 27 années de détention en prison, bâtit ici une expérience que vous avez qualifiée lundi matin devant le Parlement sud-africain, "d'unique sur la planète, une leçon de tolérance", avez-vous dit. Pouvez-vous expliquer en quoi, pour vous, cette leçon est unique pour la planète ?
- M. MITTERRAND.- Comment ai-je entendu parler de Nelson Mandela ? Comme d'un prisonnier à vie. Il était condamné pour toujours à vivre en prison et dans quelles conditions ? Aussi lorsque les mouvements d'opinion se sont dessinés en Afrique du Sud de telle sorte que le message de Nelson Mandela, toujours dans sa prison, apparaissait comme capable de soulever l'espérance des masses d'Afrique du Sud, tous les regards se sont fixés sur lui et le mien en particulier. J'admirais bien entendu, cette capacité de sacrifice personnel pour une grande cause.
- Pendant toute la durée de l'apartheid, c'est peut-être ce que voulait dire il y a un instant le Président Mandela, je me suis refusé, la France avec moi, à pactiser, en quoi que ce soit, avec le système raciste d'oppression qui prévalait dans ce pays. Nous avons donc été solidaires, solidaires dans les instances internationales, solidaires chaque fois qu'il a fallu témoigner pour le devenir du peuple sud-africain.
- En 1990, tout a changé, Nelson Mandela est venu à Paris, nous nous sommes rencontrés, nous avons cherché à le recevoir de la façon la plus symbolique qui soit, sur le parvis du Trocadéro, le parvis de la paix et je vois encore Nelson Mandela, de sa haute taille, marqué par tant d'épreuves, se dirigeant vers nous, les Français, qui l'accueillions avec amitié. Nous avons passé la soirée ensemble, nous nous sommes revus souvent depuis. La France qui refusait l'apartheid est devenue solidaire de la République sud-africaine libérée.
- Vous venez de le dire, nous ne sommes pas le premier partenaire de l'Afrique du Sud, ce n'est pas la langue française qui est parlée en Afrique du Sud, beaucoup de choses pouvaient nous séparer, mais, en fait, c'est la France qui, particulièrement, s'est faite l'avocate, le défenseur des Droits de l'Homme en République sud-africaine partout où cela était possible au cours de ces dernières années. Et le Président Nelson Mandela s'est retrouvé parmi nous tout naturellement comme un frère de lutte et nous avons beaucoup, beaucoup espéré dans sa cause.\
QUESTION.- Qu'est-ce que vous inspire, Monsieur le Président, ce destin extraordinaire d'un avocat, premier Cabinet d'avocats noirs en Afrique du Sud, il y a de cela presque 40 ans, puis ensuite un emprisonnement de 27 ans qui devient une sorte d'université clandestine, une sorte d'Etat de futurs cadres diplômés et finalement le mouvement qui change en Afrique australe et M. Mandela qui, petit à petit, apparaît comme l'homme que vous recevez en France et qui, ensuite, est devenu Président de la République. Cette détermination a-t-elle un rapport avec la fin de ce siècle ?
- M. MITTERRAND.- Je crois que tous les grands exemples de libération d'un peuple s'identifient avec le sacrifice personnel et la capacité de réflexion d'un homme ou d'une équipe restreinte qui croit dans ce qu'elle fait animée d'abord par l'amour de son pays et par l'amour de son peuple. Ce que m'inspire l'exemple de Nelson Mandela est très partagé : d'abord, il faut vivre 27 ans en prison et dans quelles conditions, très dures, il faut avoir le coeur bien accroché pour ne pas se laisser abattre, vivre physiquement et vivre moralement. Voilà pourquoi je suis tout naturellement attiré et porté à admirer ce qui s'est fait ici et lorsque j'ai connu Nelson Mandela, il s'est trouvé que c'était un homme dont je sentais bien qu'il était capable d'aller plus loin, c'est-à-dire de ne pas être simplement le porteur d'une révolution, mais le gestionnaire possible d'une nouvelle phase de l'Histoire de son pays.\
QUESTION.- Monsieur le Président Mandela, il y a une curiosité, et je suppose qu'elle doit être très profondément ancrée en vous, qui, moi, m'obsède, à ma connaissance, on ne vous a jamais entendu parler de vos années d'emprisonnement et de souffrance et j'aimerais savoir le pourquoi de cette chose ?
- M. MANDELA.- Je pense que si j'avais été quelqu'un d'oisif, avec rien à faire, j'aurais certainement eu à me plaindre de toutes les misères que j'ai dû endurer par le passé, mais quand vous avez une tâche à accomplir, surtout lorsqu'en définitive, vous pensez que vous faites et que vous avez fait un travail fructueux pour votre peuple, pour votre pays, vous avez plus de temps pour réfléchir et pour penser à cette expérience très dure que vous avez vécue, ça c'est un premier point.
- Ensuite, je dirais que la vie en prison était au fond simplement la poursuite du type de vie qu'un homme noir devait mener dans l'Afrique du Sud de l'époque et quand je dis "black", quand je dis "noir", je veux dire "noir et indien aussi", "coloré", donc nous avons dû mener des vies extrêmement dures et même si la prison était dure, était pire, nous étions malgré tout habitués à souffrir. Mais, le gros problème majeur, dominant, était que quand on a quelque chose à faire, ce n'est pas facile de penser à soi-même et c'est la raison pour laquelle je ne me suis pas attaché aux aspects négatifs que je vivais, bien au contraire, je m'attachais beaucoup plus à aider la direction du mouvement démocratiquement pour essayer de construire une nouvelle Afrique du Sud.
- QUESTION.- N'est-ce pas aussi pour inciter vos concitoyens à une profonde réconciliation dont vous donneriez l'exemple par votre propre silence ? Y a-t-il aussi une démarche politique pour l'avenir dans ce silence ?
- M. MANDELA.- L'une des armes les plus importantes que nous ayons en tant qu'être humain, en tant qu'individu, c'est le dialogue, c'est se battre pour la paix. Le recours à la violence, c'est une question de nécessité impérieuse parce que le principe de la vie, le principe qui doit gouverner la vie, c'est que l'arme de bataille que l'on utilise contre l'oppression est en fait déterminée par l'oppresseur lui-même. Si l'oppresseur utilise la persuasion des méthodes pacifiques, cela fait évidemment une grande différence, il n'y a pas de problème, l'oppresseur utilisera également des moyens pacifiques. Mais si, en revanche, l'oppresseur utilise la force et la violence, les masses opprimées n'ont pas d'autres choix que de recourir aussi à la violence et, moi, j'ai choisi la réconciliation parce que c'est la meilleure manière d'unir les peuples d'Afrique du Sud. Lorsqu'on construit un pays, il faut oublier ce qui s'est passé. (Ici se situe un reportage à consulter sur microfiche).\
QUESTION.- Monsieur Mandela, d'abord, si vous permettez, ce pays de 40 millions d'habitants environ, dont 25 millions de population noire est riche mais, comme l'a dit lundi matin M. Mitterrand, il comporte aussi beaucoup de pauvres et j'ajouterai presque un tiers d'illettrés ou en tout cas de non éduqués, ce qui sera sans doute, pour vous, un des graves problèmes à régler car il y faut du temps. Quelles sont, Monsieur Mandela, vos priorités maintenant ?
- M. MANDELA.- Nous avons élaboré un plan qui est simple, qui est réaliste et qui est réalisable, un plan de reconstruction et de développement pour notre pays. Dans ce plan, nous avons défini qu'il faudrait une période de dix ans et, en dix ans, nous avons l'intention de créer 2500000 emplois et, au cours des cinq années qui viennent, nous avons l'intention de construire 1 million de logements. Nous avons également proposé d'avoir une éducation libre, obligatoire et égalitaire pour l'ensemble des citoyens.
- QUESTION.- Comment ferez-vous, Monsieur le Président, pour éduquer cette génération de Sud-Africains noirs qu'on a l'impression d'avoir complètement sacrifiée, c'est-à-dire ceux qui ont entre 20 et 30 ans et qui, précisément, après les événements de Soweto de 1976 ont quitté toute scolarité et qui sont aujourd'hui sans éducation et, je dirais, sans travail pour beaucoup d'entre eux. Comment ferez-vous pour rattraper cela ?
- M. MANDELA.- Cela fait partie de ce programme éducatif que nous avons défini, il s'agit non seulement de mettre à disposition des installations d'éducation pour les jeunes mais également pour les adultes qui n'ont pas eu la chance d'aller à l'école et d'être éduqués. Ce ne sera pas, je pense, difficile d'arriver à insuffler la culture et d'insuffler de la formation à ces gens et il est clair que là, nous aurons un travail très important et nous aurons l'aide de l'ensemble de la population pour mettre à disposition ces moyens.\
QUESTION.- Monsieur Mitterrand, quelles idées vous faites-vous pour aider l'Afrique du Sud et quel serait, au fond, le meilleur moyen de le faire ?
- M. MITTERRAND.- La France prendra sa part de l'effort qui vient d'être décrit par Nelson Mandela, des investissements pour créer des emplois, des logements, l'éducation. Bien entendu, la France agira selon ses moyens. Elle peut disposer d'un grand rayonnement culturel, elle peut consacrer des crédits pour cette édification et cette construction de logements, il suffit d'aller, comme vous avez dû le faire dans ces "townships", c'est-à-dire dans ces quartiers réservés à la population noire, naguère, autrefois et encore aujourd'hui par nécessité, pour apercevoir l'immense difficulté de la tâche qui incombe désormais aux nouvelles autorités d'Afrique du Sud. Il leur faudra un courage égal à celui qu'ils ont montré dans la période de l'épreuve. C'était le temps de l'espérance, maintenant c'est le temps du travail. On va aider, je crois qu'on peut contribuer comme nous l'avons fait dans la période précédente, créer un état d'esprit mondial.
- Il y a des moyens de s'adresser aux institutions internationales, au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale, il y a des moyens d'intéresser l'ensemble des nations au sort d'un pays exemplaire. Vous le disiez tout à l'heure pour commencer, c'est vrai que l'exemple fourni par l'Afrique du Sud est humainement extraordinaire, tout va généralement vers la division, la querelle, la guerre, la séparation, surtout à l'heure que nous vivons et voilà que, spécialement, dans ce pays, c'est le contraire qui se produit, simplement par la force morale.
- Il y a certainement eu des affrontements physiques, des violences, mais elles n'auraient pas suffi, ils auraient été les plus faibles s'ils n'avaient pas eu la force morale et s'ils n'avaient pas rencontré, bien entendu, l'intelligence et la générosité de quelques dirigeants de la population blanche, je pense en particulier à M. de Klerk. D'une certaine manière, Nelson Mandela et Frederik de Klerk ont réalisé un chef-d'oeuvre politique fondé sur une grande idée qui a dépassé les clivages antérieurs.\
QUESTION.- Monsieur le Président, tout à l'heure, M. Mandela disait qu'il considérait la France un peu comme la porte de l'Europe. Est-ce que vous êtes décidé à jouer ce rôle en effet de témoin, je crois que c'est un des mots de votre vocabulaire d'aujourd'hui, c'est-à-dire au fond d'essayer de défendre les intérêts du développement de l'Afrique du Sud auprès des instances européennes et d'abord auprès du G7 la semaine prochaine ?
- M. MITTERRAND.- Oui, sans aucun doute, mais la France dispose d'un grand atout : c'est son histoire. Lorsqu'un peuple veut se libérer, il trouve tout naturellement dans la Révolution Française, la Déclaration des Droits de l'Homme et l'époque dite des Lumières, en tout cas de la définition de ces droits au cours du XVIIIème siècle, il trouve là de grands exemples, et tout naturellement aussi, Nelson Mandela me le disait : "Notre exemple vient de là". Donc la France a déjà ce formidable atout.
- Ensuite, au cours de ces dernières années, je peux le dire, la France a toujours été à côté des opprimés, des peuples dominés, des peuples exploités et particulièrement des peuples noirs, des peuples de couleur d'Afrique du Sud.
- Donc je pense que c'est un grand honneur qu'on fait aujourd'hui à la France, lorsque je vois ce journal que vous avez montré tout à l'heure à vos...
- QUESTION.- Parlant de tapis rouge.
- M. MITTERRAND.- Et oui, c'est quand même très important qu'on dise "Vive la France " ici. Or la France est une grande puissance, mais elle n'est pas une puissance dominante dans cette partie du monde.
- Pourquoi disent-ils "Vive la France " ? Parce que nous avons été auprès d'eux. Nous allons continuer, à notre façon. Nous avons nos propres difficultés, nous connaissons notre propre crise, mais nous appartenons à l'Union Européenne. Nous sommes un des pays importants des Douze. Cela représente aujourd'hui la première puissance commerciale du monde, et on va l'étoffer £ cela va grandir, l'Union européenne.
- La France fera tout ce qu'elle pourra pour mettre à la disposition de l'Afrique du Sud les moyens de l'Union européenne et j'aurai l'occasion, précisément, d'en parler dès vendredi prochain, à nos partenaires du Groupe des sept grands pays industrialisés, puisque je me trouverai en compagnie de nos partenaires, en particulier M. Clinton et quelques autres, à Naples où nous tenons notre réunion annuelle.
- Je disais au Président Mandela déjà ce matin que l'occasion était bonne, dans la même semaine. Le souvenir sera tout frais de ce que j'ai vu et grâce à Mandela et aux Africains du Sud, j'ai vu un spectacle étonnant, qui est encore dans notre regard j'imagine : ces immenses villes, démunies de tout, cette population entassée et qui a pourtant un regard et une attitude chargés d'espoir, de flamme, de volonté, de gentillesse. Il n'est pas possible que le reste du monde y soit insensible, surtout ceux qui peuvent, c'est-à-dire ceux qui sont plus riches que les autres.\
QUESTION.- Vous avez fait allusion tout à l'heure, Monsieur le Président, à l'attitude, je devrais dire à la rectitude française, et notamment aux sanctions qui avaient été durcies par un de vos gouvernements, dirigé par Laurent Fabius, en resignalant que la France avait été à la pointe de la lutte contre l'apartheid.
- Assez curieusement, on a un peu l'impression que la France a pu en pâtir économiquement. Est-ce que, de ce fait, vous considérez qu'elle doit avoir des chances plus fortes que d'autres ?
- M. MITTERRAND.- Non, non, je ne dirai pas cela, ce n'est pas un échange, on n'a pas fait d'échange avec le Président Mandela.
- QUESTION.- La question est légitime, Monsieur le Président, pourtant, devant le Président Mandela...
- M. MITTERRAND.- Je ne dis pas qu'elle soit illégitime, mais nous n'avons rien à réclamer. Je crois que la France a fait ce qu'elle devait faire. C'est vrai qu'au moment des sanctions, lorsque Nelson Mandela venait me dire : "Ce n'est pas le moment de céder, il faut encore résister. Nous ne cherchons pas à punir les Sud-Africains avec des sanctions trop sévères, mais il faut que politiquement la leçon porte, il faut qu'on nous écoute", je crois que la France a été le plus fidèle à cet engagement.
- Il est évident qu'à partir de là il y a bien des productions françaises que nous n'avons pas vendues. On nous demandait notre aide pour ceci, pour cela, des entreprises.. C'est un certain sacrifice, mais ce n'est pas grand-chose à côté de ce que nous devions faire.
- Alors nous ne réclamons rien. Simplement, je dis aux entrepreneurs français - ils sont nombreux à m'avoir accompagné ici, ils sont une trentaine qui sont à l'heure actuelle dans vos murs, tout à l'heure nous étions avec les responsables d'Electricité de France qui se charge d'électrifier un quartier d'un township proche du Cap : "Allez-y, il faut absolument que vous remplissiez votre devoir, vous en êtes capables et c'est un pays qui répondra, dans lequel il y a une population forte, dans lequel il y a des ressources considérables".
- Au total, on n'a pas cherché à négocier un avantage ou un autre, mais je crois que la France, et sur le plan moral et sur le plan pratique, a fait le bon choix.
- QUESTION.- Pardonnez-moi, je suis tenté de poser la même question au Président Mandela : est-ce que l'attitude de la France durant l'apartheid, qui était assez intransigeante comme l'a souligné tout à l'heure le Président Mitterrand, va lui donner une cote de sympathie supplémentaire pour les entreprises françaises aujourd'hui ?
- M. MITTERRAND.- On ne l'a pas fait pour cela.
- M. MANDELA.- Je dois dire que je suis absolument d'accord avec ce que vient de dire le Président Mitterrand. Dans le cadre de notre campagne pour les élections, je suis allé trouver les responsables d'une mine de charbon dans ce pays et lorsque je demandais aide, ils m'ont dit : "Je ne vous donnerai rien, j'attendrai que vous ayez un gouvernement, et si vous faites une bonne politique, à ce moment-là je vous appuierai".
- Quand je suis allé en France il y a 4 ans, je suis allé en France comme ancien prisonnier £ j'étais bien loin de devenir un chef d'Etat, et la manière dont j'ai été traité en France, à ce moment-là, indiquait un engagement du Président français, du gouvernement français et du peuple de France en faveur des idées de la démocratie en général, et bien entendu en particulier indiquait une aide pour notre lutte contre l'oppression raciale et l'apartheid.
- C'est la raison pour laquelle ce serait parfaitement injuste de dire que la poursuite d'un processus qui existait déjà en 1990, alors qu'aucun leader en Europe, à part les pays scandinaves et les Pays-Bas ..., les grandes puissances appuyaient le gouvernement d'apartheid, alors que la France s'est engagée en faveur de la lutte contre l'oppression raciale.\
QUESTION.- Rapidement encore, Monsieur le Président, diriez-vous que l'embargo économique décrété contre le gouvernement de l'apartheid en Afrique du Sud a été réellement efficace pour l'avènement de la démocratie ?
- M. MANDELA.- Bien sûr. Il y a eu des pays, des entreprises qui ont tourné les sanctions, qui ont miné les sanctions £ mais la grande, grande majorité de la communauté internationale a imposé un embargo qui a été efficace, très efficace. Et c'est la raison pour laquelle il était comparativement plus facile pour ces tyrans sans pitié, qui régentaient l'Afrique, de se mettre à genoux et de finalement passer un accord avec nous, parce que c'est la lutte de la population dans notre pays et le soutien de la communauté internationale en général, et en particulier l'embargo qui était imposé par de très nombreux pays, y compris la République française.
- M. MITTERRAND.- Il m'arrivait d'en douter et nous nous sommes téléphonés avec le Président Mandela. Je lui disais : "Est-ce que vous ne croyez pas que certains assouplissements de l'embargo faciliteraient la vie de vos concitoyens qui souffrent ?". Et le Président Mandela me disait : "Bien entendu, je ne veux pas qu'ils souffrent, mais il faut qu'ils se libèrent et il faut tenir encore un moment". Je lui ai dit : "Je ferai ce que vous souhaitez".
- QUESTION.- Quand vous dites, Monsieur le Président : "Il nous arrivait de nous téléphoner", cela se situe à quelle époque à peu près ?
- M. MITTERRAND.- A partir du moment où c'est possible, c'est-à-dire à partir des années 90.
- QUESTION.- Je m'en doutais bien, mais peut-être très récemment ?
- M. MITTERRAND.- Nous sommes toujours restés en contact.
- QUESTION.- Régulièrement...
- M. MITTERRAND.- Mais avant c'était un prisonnier, et le téléphone ne fonctionnait pas £ en tout cas je n'avais pas son adresse.. A partir du moment où il a été libre, il est venu en France, je vous ai rapporté de quelle manière il est venu nous voir, et c'est vrai qu'on a organisé une sorte de grande fête de la liberté pour Nelson Mandela. Il nous disait à l'instant qu'il n'était qu'un prisonnier à peine libéré. Non, pour nous il était l'avenir et le symbole de l'Afrique du Sud.
- QUESTION.- Je voudrais demander à Monsieur Mandela.. Je vous en prie...
- M. MANDELA.- Je voudrais également vous rappeler que durant les années 80, Danielle Mitterrand, la femme du Président, avait lancé une initiative pour essayer de réunir l'Afrique du Sud. C'est une action de gens qui n'ont rien à gagner matériellement de cet appui à l'Afrique du Sud. Ce sont des gens qui s'engagent en faveur de valeurs d'égalité, de liberté et de fraternité. Et ce sont des gens qui luttent contre les violations des droits de l'homme partout où elles ont lieu. C'est dans cet esprit que la Première Dame de France avait pris cette initiative. Ce qui s'est passé en 1990 quand je suis venu, c'était la poursuite d'un engagement qui était d'ores et déjà très ferme de votre part.
- M. MITTERRAND.- Vous vous souvenez qu'il y a eu deux réunions importantes qui ont été mises en oeuvre par les organisations non gouvernementales. En effet, ma femme était à l'origine de ces initiatives, à Dakar et à Marly-le-Roy. Et on me disait beaucoup à Paris : "Il ne faut pas laisser faire". On comprenait la France et j'étais parfois un peu embarrassé, mais je me disais : "le principal, c'est de les aider". Et je crois que cela a été fait.\
QUESTION.- Est-ce que vous étiez, Monsieur le Président Mandela, informé régulièrement de ce qui se faisait à l'extérieur à travers le monde, en France et ailleurs, en faveur d'abord de votre libération et de la suppression de l'apartheid dans votre pays ? Est-ce que vous saviez tout, régulièrement et je dirais presque aussitôt, avant que vous ne soyez libéré ?
- M. MANDELA.- Le devoir d'un combattant de la liberté, partout où il est, en prison ou à l'extérieur, est de faire en sorte de rester au contact des choses, des événements qui se déroulent dans son pays et dans le monde. Et nous avons pris des précautions pour veiller à ce que ces informations continuent à nous parvenir en prison. Et puis nous avions également des visiteurs, nos familles et des amis qui venaient nous voir et nous donnaient des informations et des nouvelles.
- En 86, nous avons commencé à avoir la télévision, la radio et la presse écrite, et à ce moment-là j'ai été pleinement informé de ce qui se passait dans le monde à l'extérieur. C'est comme cela que j'ai eu connaissance des activités d'une organisation non gouvernementale en France et en particulier de l'action de Mme Mitterrand dont je parlais à l'instant.
- QUESTION.- Aujourd'hui, Monsieur le Président, vous ne représentez plus uniquement l'espoir, mais vous représentez la nécessité de gouverner et disons de mettre le pays au travail sur ces nouvelles bases.
- Je voudrais vous poser une question très franche : avez-vous le sentiment que le système politique de transition, qui est en place pour 5 ans, vous permet de diriger les leviers économiques et financiers qui caractérisent ce pays, avec leurs ramifications étrangères connues de longue date, ou pensez-vous devoir encore les subir ?
- M. MANDELA.- Tout d'abord, il y a une stabilité politique dans ce pays, parce que nous avons été en mesure, nous avons pu, nous avons réussi à réunir trois des principales formations politiques de ce pays : le Congrès National Africain, l'ANC, le Parti National de M. de Klerk et le Parti de l'Inkatha du chef Buthelezi. Ces trois partis ont constitué un gouvernement dans ce pays. Bien entendu le Congrès National Africain a la majorité : 18 sièges dans ce Cabinet et 9 sièges sont répartis entre le Parti National et le Parti de M. Buthelezi.
- Nous nous sommes efforcés donc d'arriver à une certaine dose d'unité politique et c'est très encourageant lorsqu'on lance un combat d'unité nationale. C'est un premier point.
- Deuxième point : nous avons créé le Forum national économique, qui réunit les travailleurs, les employeurs et le gouvernement. Ce forum discute des problèmes £ ils discutent ensemble des problèmes et ils essayent de les résoudre avant que l'on viennent à des conflits, à des grèves, etc.
- Nous avons également nommé deux fonctions très importantes, deux personnes, au sein de notre économie : le Gouverneur de la Banque de Réserve, qui était déjà là auparavant, et le ministre des finances, qui a le soutien du monde industriel, du monde des entreprise à l'intérieur du pays et à l'extérieur.
- Avec tout cela et l'harmonie qui existe au sein du gouvernement, il n'y a aucune raison de penser qu'au cours des 5 prochaines années nous n'arriverons pas à ce progrès auquel nous aspirons, nous ne réussirons pas, et c'est la raison pour laquelle je suis relativement optimiste. J'ai beaucoup d'espoir pour l'avenir.\
QUESTION.- Monsieur Mandela, votre personne est respectée en Afrique, votre politique internationale y est aussi attendue. Quelles sont vos urgences, et en avez-vous d'abord, hors des frontières de la République Sud-Africaine ?
- M. MANDELA.- J'ai des opinions en tant qu'individu, je fait partie de l'Organisation de l'Unité Africaine et mes sentiments s'expriment au travers de cette organisation, une organisation qui a une expérience et des dirigeants extrêmement compétents, aussi bien anglophones que francophones. C'est cette organisation qui doit traiter les problèmes de l'Afrique. Je fais partie de cette organisation-là et je veux que cette unité prévale en Afrique.
- D'autre part, en ce qui concerne la communauté internationale, au-delà des frontières de notre pays, je suis un partisan de la politique des Nations unies. Je suis engagé par la politique des Nations unies en faveur de la paix. Nous voulons avoir des relations très étroites avec la Communauté européenne, afin qu'il y ait des liens économiques plus étroits entre nos pays respectifs. Nous sommes en faveur d'un monde pacifique et nous sommes pour la préservation des droits de l'homme et la lutte pour la préservation des droits de l'homme, et pour la hausse du niveau de vie des populations.
- Voilà mon sentiment général en ce qui concerne l'Afrique et en ce qui concerne le reste du monde.\
QUESTION.- Monsieur le Président Mitterrand, la France doit-elle tirer une leçon du fait que Kigali, nous parlons du Rwanda si vous le permettez maintenant et je demanderai son sentiment au Président Mandela dans un instant sur ce sujet, soit aux mains du FPR, alors qu'environ 2500 soldats français sont dans cette région pour protéger des civils et que se posera peut-être à terme le problème des poches humanitaires que nous souhaitons défendre au sud du Rwanda ? Quelle leçon en tirez-vous ?
- M. MITTERRAND.- Je crois que le problème doit être posé car j'ai lu beaucoup d'interprétations inexactes à ce sujet. La France et le Rwanda ont passé un accord d'assistance militaire, semblable à ce qui existe dans une vingtaine d'autres, en 1975, donc six ans avant que je n'accède moi-même à la présidence de la République.
- En quoi consistait cet accord ? La France s'engageait à former et à organiser l'armée rwandaise, en vérité sur une petite échelle. Tel était l'accord de 1975. Bien entendu, une disposition prévoyait qu'en aucune circonstance les soldats français ne se mêleraient soit à des combats extérieurs, soit à des luttes ethniques à l'intérieur du Rwanda. Je crois pouvoir dire que depuis cette époque, notamment au cours de ces derniers mois, pas une cartouche n'a été tirée par un soldat français. Il faut donc remettre un peu les choses au point.
- Avec qui la France a-t-elle traité dès 1975 ? Avec les mêmes, pendant de longues années, car il y avait une certaine fixité du pouvoir. Elle a traité avec un gouvernement légal, reconnu par l'Organisation de l'Unité Africaine dont parlait à l'instant le Président Mandela, reconnu par les Nations unies et qui s'était rallié à mes propositions dites de La Baule, lorsque j'ai associé étroitement les termes d'aide de la France au développement avec l'avènement de la démocratie. Des partis ont été créés, la presse est apparue, des élections ont été contrôlées, bref, les choses paraissaient s'orienter, pas suffisamment puisque venait du Nord une rébellion à base à la fois ethnique et politique et que cette rébellion l'emportait de plus en plus.
- La France s'est aussitôt interposée politiquement et a demandé qu'une négociation s'imposât entre les deux parties et cette négociation a eu lieu, ce qu'on ignore généralement, elle a eu lieu et elle a, si je puis dire, réussi, c'est-à-dire que aussi bien le Front Patriotique Rwandais et le gouvernement, majorité, à Kigali se sont entendus à Arusha pour signer un accord qui signifiait d'abord l'entrée des deux groupes dans le même gouvernement, l'entrée des deux groupes dans la même armée, à 40 % pour les Tutsis, 60 % pour les Hutus qui sont 88 % de la population et à 50 % pour les postes de commandement. Cela entraînait la fin de l'accord de 1975, les Français se retiraient pour laisser la place aux Nations unies et c'est la France qui a demandé aux Nations unies de venir là, d'envoyer des troupes et d'organiser le dialogue et la paix.
- Tout ceci a fonctionné d'une façon si correcte à partir du mois d'août 1993, il n'y a pas si longtemps, que j'ai reçu les remerciements officiels et publics du chef des forces du Front Patriotique Rwandais, celui qui aujourd'hui est en train de conquérir Kigali et le reste et qui remerciait la France de son rôle bénéfique.\
M. MITTERRAND.- 'Suite'
- Là-dessus sont intervenus, l'Histoire est faite comme ça, des événements dramatiques : il y a eu le premier assassinat du Président du Burundi où se trouve précisément le même type de situation, il y a eu l'assassinat du Président du Rwanda et du deuxième Président du Burundi, en compagnie des chefs d'Etat-Major, de plusieurs ministres, plus aucune autorité et une explosion s'est produite. Je crois que c'est l'explosion de la peur, chacun a peur de l'autre, et il s'est produit là, de la part de certains cadres extrémistes Hutus, une opération du type qu'on pourrait qualifier de génocide, à laquelle nous avons assisté d'abord impuissants, attristés, effrayés, mais qu'y pouvions-nous ? Les troupes des Nations unies se trouvaient toujours là.
- Nous avons contribué, nous, Français, à l'évacuation des familles de toutes sortes, belges, allemandes, anglaises, françaises, qui se trouvaient à Kigali et nous avons décidé finalement, au cours de ces dernières semaines, d'essayer d'intervenir pour sauver Hutus, Tutsis, tous ceux qui se trouvaient menacés d'un nouveau massacre. Est-ce que pour cela nous disposerons d'une zone de sécurité car les troupes du Front Patriotique Rwandais avancent, et c'est bien leur droit, cela est l'affaire des Rwandais, ce n'est pas celle de la France, la France n'est pas un pays colonial, le Rwanda n'a jamais été une colonie française, c'était une colonie belge.
- Nous avons envoyé des soldats qui sont là uniquement pour des fins humanitaires et qui sauvent, qui dégagent plusieurs... Je pense qu'au moins 20000 personnes ont été sauvées de la mort par les troupes françaises mais, pendant ce temps, les troupes du Front Patriotique Rwandais continuent d'avancer, profitent de leur avantage, ce sont des armées qui sont mieux aguerries, mieux éprouvées, elles ont gardé leurs chefs. Si elles l'emportent sur l'ensemble du territoire, c'est cette histoire-là qui jugera, ce n'est pas la France.
- Ce que nous demandons, c'est que les Nations unies assurent au plus tôt le relais de la France pour une mission que nous nous sommes attribués à nous-mêmes par souci humanitaire, mais qui revient à l'ensemble des nations. J'espère que cela se fera dans les semaines qui viennent, en attendant nous avons demandé, avec l'accord du secrétaire général des Nations unies, M. Boutros Ghali, que fussent créées des zones de sécurité sur une partie restreinte du territoire au Rwanda pour que les populations en fuite, de part et d'autre, puissent recevoir des secours.\
QUESTION.- Monsieur Mandela, vous-même qui avez exprimé votre souci, disons, d'apaiser et de participer à des négociations pour des gouvernements en difficulté dans la périphérie de votre région, la République sud-africaine, approuvez-vous la présence que vient de décrire le Président Mitterrand au Rwanda ? Vous-même, entendez-vous mener une action personnelle, diplomatique également pour aider à une solution ou pas ?
- M. MANDELA.- L'attitude de tout pays est déterminée par différents facteurs et il faut respecter ces facteurs, ces particularités de chaque pays qui pèsent sur la décision. Toute démarche calculée et qui vise plus exactement à sauver des vies, et qui est en mesure de sauver des vies, doit être saluée. Mais si vous voulez savoir quel est mon sentiment propre, je prends en compte le fait qu'il y a des dirigeants libres d'Afrique qui ont été chargés par l'Organisation de l'Unité Africaine de ramener la paix au Rwanda et de sauver des vies.
- Le Président Yoweri Museveni, le Président Hassan Mwinyi de la Tanzanie et le Président Sese Seko Mobutu du Zaïre, ces trois chefs d'Etats se battent avec ce problème et, lors du Sommet de l'Organisation de l'Unité Africaine, ce problème a été très longuement discuté. Je participe à ces discussions et j'appuierai toute initiative que l'Organisation de l'Unité Africaine prendra.
- Je ne suis pas ici pour critiquer, j'apprécie la complexité du problème auquel nous sommes confrontés au Rwanda, je me rends compte de cela, les pertes de vies, les massacres et chaque pays a sa démarche propre, mais l'objectif essentiel, c'est de sauver la vie, là, je suis profondément d'accord et je suis d'accord avec toute initiative qui est capable de sauver des vies.
- M. MITTERRAND.- Je voudrais indiquer au Président Mandela que j'ai précisément reçu à la fin de la semaine dernière, je crois que c'était vendredi, le Président Museveni qui est le Président de l'Ouganda, pour insister auprès de lui afin que les différents présidents choisis à cet effet par l'Organisation de l'Unité Africaine puissent intervenir au plus tôt pour faire reprendre la négociation. Il m'a absolument dit qu'il engageait tous ses efforts dans ce sens, ceci est une façon d'en sortir.\
QUESTION.- Monsieur le Président Mandela, irez-vous au Sommet africain de Biarritz, prévu du 7 au 9 novembre 1994, auquel M. Mitterrand, lui-même, vous a invité ? Irez-vous car apparemment nous ne connaissons pas votre réponse ?
- M. MANDELA.- Je considère comme un honneur d'avoir été invité à ce Sommet francophone et mon intention est d'accepter cette invitation. Ce sera un très grand honneur pour moi de participer à ce Sommet et de rencontrer à nouveau le Président et d'autres amis que j'ai et que je connais parmi les pays francophones. Certains de mes amis les plus proches en font partie : Abdou Diouf, le Président du Gabon, le nouveau Président de la Côte d'Ivoire et bien d'autres chefs d'Etat également. Je suis très fier de cette association et je serai très heureux d'assister à ce Sommet.
- M. MITTERRAND.- J'apprends là devant vous l'intention du Président Mandela que j'avais convié en raison des liens qui nous unissent et de l'importance particulière qu'il représente aujourd'hui sur l'ensemble du continent africain. C'est vrai qu'on y retrouve, selon les années, 25 chefs d'Etat et une cinquantaine de pays africains, ils ne sont pas tous francophones, certains sont anglophones, hispanophones, l'Egypte, enfin, d'autres pays participent. C'est une très bonne occasion de faire le tour des choses et d'essayer de s'entraider.
- QUESTION.- Je n'ai pas tout à fait compris, Monsieur le Président Mandela mais je pense que le Président Mitterrand a fait une interprétation beaucoup plus précise que moi de votre propos, si votre épais sens de l'humour, qui est d'ailleurs débité sous un masque impassible, était une confirmation définitive de votre venue à Biarritz ou seulement de votre intention ?
- M. MITTERRAND.- Je pense qu'il est difficile de demander au Président Mandela...
- QUESTION.-... Je me base uniquement au niveau d'une information concrète, donc je me demandais comment je devais l'interpréter ?
- M. MITTERRAND.- Nous sommes au mois de juillet, c'est pour un peu plus tard...
- QUESTION.- ... Novembre, le 7 novembre.
- M. MITTERRAND.- Si vous me demandiez quel était mon programme en novembre, j'aurais de la peine à vous le dire mais enfin le Président Mandela...
- QUESTION.- ... C'était pour clarifier, ai-je bien entendu ? Intention ou "oui, j'irai" ? C'est important étant donné le rôle que vous êtes appelé, comme l'a souligné M. Mitterrand tout à l'heure, à jouer en Afrique ? Si la réponse n'est pas encore mûre naturellement, je n'hésiterai pas.
- M. MANDELA.- Tout ce que je peux vous dire, c'est que c'est un très grand honneur pour moi d'être invité à ce Sommet et j'ai l'intention d'y participer mais il ne m'est pas possible, à cette occasion, d'aller plus loin et quand je dis que c'est un grand honneur et que j'ai l'intention, je suis tout à fait sérieux.\
QUESTION.- ... Monsieur le Président, nous sommes dans votre palais, donc on ne peut pas en effet fixer votre agenda et aller au-delà de vos propres intentions connues aujourd'hui.
- Passons à un autre sujet, si vous le voulez bien, je voudrais savoir quelle place dans ce processus de paix, nous revenons aux affaires sud-africaines et je dirais à ce fameux vent de l'Histoire qui est vraiment extraordinaire et qui amène maintenant à une nouvelle démocratie dans ce pays, quelle place accordez-vous au Président de Klerk ? Quel rôle a-t-il joué, selon vous, dans cette conversation et surtout quelles ont été vos premières approches ? Comment ça s'est passé quand vous avez commencé à parler, car au fond vous parliez avec l'ennemi, même si c'était un patriote sud-africain ?
- M. MANDELA.- J'ai pris l'initiative, lorsque j'étais en prison, en juillet 86 et j'ai rencontré le responsable des prisons du gouvernement à l'époque, ce qui a conduit à une rencontre entre moi-même et le Président de l'époque, Peter Botha. Nous avons eu une discussion, c'était en 1989, au cours de laquelle nous nous sommes mis d'accord sur le fait de promouvoir la paix dans ce pays. Ensuite, Monsieur de Klerk est devenu le Président, je l'ai rencontré trois fois alors que j'étais encore en prison et nous avons discuté de l'importance d'un réglement pacifique.
- Nous nous sommes rencontrés la première fois en mai 1990 lorsque j'étais libéré de prison en tant que délégation de l'ANC, à ce moment-là. Cette lutte du peuple d'Afrique du Sud et le soutien de la Communauté internationale, particulièrement grâce aux sanctions, a conduit le Parti national, le gouvernement, qui avait été pratiquement les architectes de l'apartheid à la table de négociations non pas parce qu'il le voulait mais parce que le peuple d'Afrique du Sud, les enfants, les hommes, les femmes sont descendus dans la rue à d'innombrables reprises et ont manifesté, ont boycotté et ont montré qu'ils étaient prêts à risquer de se faire tuer par la police raciste de ce pays, et la Communauté internationale a appliqué des sanctions diplomatiques, des sanctions économiques contre l'Afrique du Sud de l'époque.
- M. de Klerk et son Parti se sont rendus compte à ce moment-là qu'ils n'avaient pas d'autres choix que d'accepter de se rendre à cette pression, mais il n'en reste pas moins vrai que nous admirons M. de Klerk pour avoir eu le courage de faire ce qu'il a fait et de s'être rendu compte que le moment était venu de venir à résipiscence et d'être parvenu à convaincre son peuple de la nécessité d'un règlement pacifique.
- Il faut replacer cela dans son contexte, ce n'est pas parce qu'il y a eu un changement en lui-même, il a été forcé par la lutte de notre peuple et par le soutien que nous avons reçu de la Communauté internationale en général et du Président Mitterrand et de son pays en particulier.\
QUESTION.- Monsieur le Président Mitterrand, vous avez depuis le début une vue assez claire de toute cette affaire, il fallait supprimer l'apartheid, il fallait y arriver, objectivement, peu de gens pensaient que tout d'un coup les choses tourneraient, j'allais dire, aussi vite, - cela ne va vite que quand on est de l'extérieur, ce fut long pour les hommes de l'ANC notamment...
- M. MITTERRAND.- Moi aussi, j'ai été surpris de cette rapidité...
- QUESTION.- Vous y attendiez-vous, Monsieur le Président ?
- M. MITTERRAND.- J'attendais bien que le résultat final de cette lutte fût la libération du peuple sud-africain mais je ne pensais pas que cela se ferait aussi rapidement et je dois dire que j'ai tenu à rendre hommage pour commencer au Président de Klerk qui a joué un grand rôle dans cette affaire et montré une très grande détermination politique £ ce n'était pas suffisant mais c'était nécessaire.
- QUESTION.- Vu du Nord auquel nous appartenons, Monsieur le Président, comment voyez-vous les atouts et les risques de l'Afrique du Sud qui est appelée, si les choses se passent bien, c'est évident, à jouer un rôle stabilisateur important en Afrique, c'est important pour nous tous, comment voyez-vous cette situation ?
- M. MITTERRAND.- D'abord, je ne me dissimule pas, et j'en ai parlé au Président Mandela, les difficultés de sa tâche. Quand on a ainsi accumulé les espérances, on risque aussi de rencontrer une somme considérable d'impatiences et il faut le prestige, l'autorité morale et politique du Président Mandela et des dirigeants de son Parti pour avoir une chance de tenir bon lorsque les difficultés seront là, enfin elle sont déjà là, mais lorsqu'elles seront précises dans l'esprit populaire. Je pense que c'est une nouvelle bataille qui commence, mais avec des dirigeants de cette trempe-là, je reste optimiste et je pense que le pari sera gagné.\
QUESTION.- Monsieur le Président Mandela, nous arrivons à la fin de cette émission, je me faisais, en préparant cet entretien, une observation, mais on n'en parle plus beaucoup, c'est oublié : sur cette terre qui a été une terre de guerre, une terre de violence, il y a aussi la trace du pacifisme, le nom de Gandhi qui a vécu en Afrique du Sud vous a-t-il inspiré et sinon quels sont les autres exemples qui ont inspiré votre pensée ?
- M. MANDELA.- Ce n'est pas facile pour moi de dire qu'un individu en particulier m'a inspiré. Ce qui m'a inspiré, c'est la sagesse relative de leaders dans l'ensemble du monde, partout, et dans mon discours au Parlement, mon discours de bienvenue au Président Mitterrand, j'ai évoqué les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, ce sont celles qui m'ont inspiré, ces philosophes comme Voltaire, Montesquieu et Rousseau m'ont beaucoup influencé. Puis il y a beaucoup d'hommes politiques, sur tous les continents, qui ont contribué à forger mes propres opinions, y compris le Mahätmä Gandhi et également des gens dans mon propre pays, le peuple de mon pays, qui m'ont beaucoup influencé. Par conséquent, c'est très difficile pour moi de vous dire que telle ou telle personne serait celle qui m'a le plus influencé.
- Le mouvement de la Résistance française, par exemple, lorsque nous considérons aujourd'hui ce que doit être notre réponse à cette férule que faisait régner le régime de l'apartheid, la Résistance française nous a beaucoup influencés, la Résistance contre les soi-disant Allemands tout puissants. Par conséquent, il est très difficile pour moi de dire que tel dirigeant, tel mouvement m'ait influencé plutôt qu'un autre, je crois que c'est un ensemble, c'est la sagesse collective de beaucoup de gens au travers des différents continents.
- M. MITTERRAND.- Ce qui est curieux, c'est que deux journalistes sud-africains sont venus m'interroger pour une interview, il y a quelques jours, afin de préparer mon voyage et ils m'ont posé cette question-là, j'ai eu le même embarras que le Président Mandela. Sont venus, se sont bousculés dans mon esprit toute une série de noms, de gens que j'ai connus, naturellement Gandhi puisqu'il est d'origine sud-africaine, mais d'autres encore, des exemples déterminants de ceux qui avaient conduit de grandes causes nationales ou qui avaient assuré les tournants de l'Histoire. Le rôle de Gorbatchev qui a fait basculer l'Histoire de l'Union soviétique, le rôle de Ben Gourion pour le peuple juif, le rôle de... je pourrais parler longtemps comme cela...
- QUESTION.- ... Begin et Sadate.
- M. MITTERRAND.- Begin et Sadate, naturellement. J'ai conclu en disant : "Après tout, je vais peut-être vous dire Martin Luther King parce qu'il a eu une valeur exemplaire, dans son cas, cela a fini d'une manière tragique. Il a ouvert une voie dans laquelle on peut s'engager avec, au bout du compte, une grande réussite humaine, des hommes comme Nelson Mandela".
- Je crois que finalement la conclusion est la bonne, c'est celle qui vient d'être dite : c'est l'effort de toute une collectivité, de tout un peuple, une organisation dans laquelle s'illustrent ceux que le destin choisit pour conduire la lutte.\
QUESTION.- A votre niveau de fonction, messieurs les Présidents, et dans ces quelques rares années qui nous séparent de la fin de ce siècle, puis-je vous demander la chose suivante : est-ce que le vent de l'Histoire qui pousse tantôt dans un sens optimiste, tantôt dans un sens tragique, va de plus en plus aller vers l'avénement progressif des conditions de démocratie qui manquent dans certains pays, ou est-ce que vous pensez que de graves accidents arriveront encore et que le poids des populations n'arrivera pas forcément à se matérialiser comme ici ?
- M. MITTERRAND.- D'abord la démocratie a gagné d'immenses batailles depuis 40 ans. Lorsque j'étais jeune, au moment où la Deuxième Guerre Mondiale s'est engagée, qui est-ce qui gouvernait en Europe, autour de moi, soldat français, soldat du premier jour d'une deuxième guerre mondiale ? C'était Staline, Hitler, Mussolini, Salazar, Franco et quelques autres. Et j'entendais constamment dire, après la guerre, en 1950 : "Les démocraties ne sont pas capables de résister, elles sont désordonnées, il faut se retourner vers les parlements, où tout le monde discute à perte de vue, tandis que les dictateurs, eux, savent ce qu'ils veulent, ils sont plus forts. Les démocraties perdront cette bataille".
- Eh bien, elles l'ont gagnée et on a vu les dictateurs d'Amérique latine reculer, un peu partout dans le monde et en Afrique même, en Afrique noire spécialement, je vous assure que désormais nombreux sont les pays où se développe une démocratie pluraliste, tandis que disparaissent les anciens partis uniques et les dictateurs parfois sanguinaires.
- Je crois donc tout à fait à la victoire de la démocratie. D'ailleurs elle a été marquée dans l'effondrement de l'Empire soviétique, où succèdent ici et là des régimes qui s'inspirent des points de vue démocratiques. Bien entendu, ce n'est pas à l'authentique, on ne peut pas tout confondre, mais cela va dans ce sens.
- Pourtant je dirai comme vous £ et pour conclure à mon tour : c'est fragile, c'est très fragile. L'histoire est faite comme cela et si l'on ne marque pas une très grande vigilance, tout cet espoir qui commence à devenir réalité de nouveau cèdera la place à cet immense désordre qui s'est emparé du monde et qui souvent me parait dangereux, contagieux et possible pour demain matin. Bref, nous organisons, nous, l'Europe pour empêcher le retour de cela. Un homme comme Nelson Mandela est en mesure, avec quelques autres, d'organiser l'Afrique pour échapper à cela. Additionnons ces bonnes volontés, on finira peut-être par réussir.
- QUESTION.- Monsieur le Président Mitterrand, je vous remercie de votre conclusion.
- Monsieur le Président Mandela, comme le Président Mitterrand, je vous remercie de nous avoir consacré, dans cette Marche du Siècle exceptionnelle, une heure et demie de votre temps. Je sais que dans un emploi du temps d'à peine deux jours c'est assez difficile à caser, mais je trouve qu'entendre ces deux destins différents, et pour une fois croisés sur un même sol, pour une nouvelle fois croisés sur un même sol, était vraiment intéressant pour nous.
- La semaine prochaine, il y aura une autre Marche du Siècle. Je vous remercie de nous avoir suivis.
- Bonne fin de soirée sur la 3.\