22 juin 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal grec "Ta Nea" le 22 juin 1994, sur la réforme des institutions européennes, le poids de l'Allemagne et de la France dans la construction de l'Europe, le calendrier de l'élargissement à Chypre et sur le conflit en Yougoslavie.

QUESTION.- Est-ce que l'année prochaine, vous vous attendez, Monsieur le Président, à un renforcement de l'unité politique et économique qui permettrait de réunir les conditions nécessaires au succès de la conférence déterminante de 1996 ?
- LE PRESIDENT.- Il ne s'agit pas de "s'attendre" à un renforcement de notre unité, comme s'il s'agissait d'un événement qui surviendrait de l'extérieur : il s'agit de s'y engager fermement, avec toute notre volonté politique, ce qui est, comme vous le savez, mon attitude constante...
- Je ne nie pas que certains phénomènes extérieurs, comme le ralentissement de la croissance mondiale, la nervosité périodique des marchés financiers, les perturbations de la situation internationale, puissent affecter, voire retarder, ce processus d'unification. Mais c'est justement dans ces moments difficiles qu'il faut garder le cap. Il y a une récession ? Tenons le choc, résistons ensemble, nous en serons récompensés. Aperçoit-on ici et là une recrudescence de "l'euroscepticisme" ? Réformons sagement les institutions et les pratiques, de manière à rapprocher l'Europe des citoyens, à tenir compte des aspirations des peuples, à améliorer le fonctionnement de l'Union dans le sens d'une plus grande efficacité.
- Car personne n'est contre l'Europe. Certains sont contre l'Union monétaire, d'autres contre la bureaucratie (moi aussi, d'ailleurs !), d'autres encore veulent moins de libéralisme. Mais personne ne dit : détruisons ce qui existe, remplaçons-le par une Société des Nations ! Si nous faisons collectivement preuve de sagesse et de détermination, la conférence de 1996 se passera bien et nous permettra de mieux affronter ensemble les problèmes de l'avenir.\
QUESTION.- Après avoir confirmé que Chypre remplissait les conditions pour devenir membre à part entière de l'Union européenne, l'avis de la Commission a précisé que, dans le cas où la question de Chypre ne serait pas réglée d'ici au 1er janvier 1995, il convenait néanmoins de commencer les négociations pour l'adhésion de Nicosie à partir de cette date. Dans son rapport au Conseil de Sécurité, le secrétaire général de l'ONU a indiqué que la responsabilité du blocage du dossier de Chypre n'incombait pas à la partie chypriote grecque. Conformément à cet esprit, en janvier prochain, la France facilitera-t-elle l'ouverture des négociations avec Nicosie en vue de son adhésion à l'Union européenne ?
- LE PRESIDENT.- Je considère que l'Europe doit comprendre Chypre parce que c'est une évidence géographique et historique. Mettons au point, entre nous, les dispositions institutionnelles qui permettront le fonctionnement d'une union élargie. Il ne faut pas qu'en s'élargissant sans cesse l'union s'alourdisse et perde sa capacité de décision et d'action. L'Europe n'est pas une simple zone géographique : c'est une volonté collective, avec des institutions qui méritent maintenant d'être retouchées pour lui donner un souffle nouveau. C'est l'intérêt de tous y compris, évidemment, des candidats à l'adhésion : non seulement Chypre mais aussi Malte et les pays de l'Est qui posent des problèmes plus importants sur le plan économique mais frappent aussi à notre porte.\
QUESTION.- Les pays méditerranéens de l'Union européenne considèrent la France comme un pôle favorable au développement pacifique, à la sauvegarde d'une communauté d'équilibre, de justice et de stabilité. Dans quelles conditions pourrait-on aboutir à un règlement pacifique de la crise bosniaque grâce à une médiation française ?
- LE PRESIDENT.- La France n'a pas cessé, depuis le début de la crise dans l'ancienne Yougoslavie, d'agir dans le sens d'un règlement pacifique. Elle l'a fait en proposant, dès l'origine, des critères de reconnaissance des nouveaux Etats qui, s'ils avaient été strictement observés, auraient contribué à prévenir un conflit ouvert. Elle l'a fait en préconisant l'arbitrage et la conciliation. Elle l'a fait aussi en déployant sur le sol de la Bosnie un nombre considérable de casque bleus français, chargés de protéger les populations civiles et de s'interposer entre les combattants. Elle l'a fait enfin en pressant sans relâche, dans le cadre des Nations unies et de l'Union européenne, pour une négociation équitable entre les parties.
- La France ne prétend pas agir isolément. Au contraire, sa conviction est que, seule, une action soigneusement concertée des Européens, des Américains et des Russes est capable d'amener les combattants, à s'accorder sur un règlement raisonnable. C'est la raison pour laquelle elle appuie pleinement le cycle de négociation en cours qui, pour la première fois, représente un effort sérieusement coordonné de tous les responsables internationaux dans la crise bosniaque.\
QUESTION.- Nombreux sont ceux qui craignent une évolution vers une "Europe allemande". Les Allemands répondent à cela en déclarant qu'ils travaillent pour "une Allemagne européenne". D'après votre riche expérience, quel est vraiment l'avenir de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Le Chancelier Kohl avait eu, sur ce point, une formule très heureuse, que je vous cite de mémoire : "ce n'est pas l'avenir de l'Allemagne qui est à l'Est mais l'avenir de l'Est qui est à l'Ouest".
- L'Allemagne a des frontières communes avec la Pologne, la République tchèque, l'Autriche, le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique, la France. Il est normal qu'elle commerce avec ses voisins et investisse chez eux, comme nous le faisons nous-mêmes avec les nôtres.
- Mais cela ne contredit en rien la politique qui reste au centre de la volonté allemande, comme de la volonté française : réaliser une Europe libre, prospère et démocratique, à la dimension du continent. Pour cela, l'union entre la France et l'Allemagne est bien sûr fondamentale. Mais il n'est dans l'esprit ni de la France ni de l'Allemagne de faire une Europe française ou allemande : nos deux pays se satisferont tout à fait d'aider à la construction d'une Europe européenne dont nous avons le plus grand besoin par ces temps troublés.
- Tous les pays de l'Union européenne sont égaux en droit. Nous avons besoin d'eux comme, je l'espère, ils ressentent le besoin d'être nos partenaires et nos amis, rôle traditionnellement tenus par la Grèce.\