14 juin 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de la remise du prix de "L'Européen de l'année" à Mme Marianne Heiberg pour le rôle de son mari, M. Johan-Joergen Holst, dans la négociation secrète de l'accord entre Israël et l'OLP, Paris le 14 juin 1994.

Mesdames et messieurs,
- Lorsque le magazine "La Vie" m'a demandé de procéder à la remise du Prix de l'"Européen de l'Année" décerné à Johan-Joergen Holst, j'ai accepté de grand coeur parce que le sujet même en valait largement la peine et parce que les protagonistes, et en particulier la personnalité de M. Holst et la vôtre, madame, rendaient cette cérémonie d'autant plus émouvante et justifiée.
- Je tiens donc à remercier d'abord "La Vie" qui a pris, il y a quelques années, cette initiative et qui la voit justifiée d'année en année par des choix que je crois heureux et qui marquent bien les étapes d'une recherche, qui soulignent le rôle de l'Europe, rôle grandissant, renouvelé, porteur d'une toute autre signification que naguère et au sein de laquelle s'illustrent un certain nombre de femmes et d'hommes, comme celle et celui que nous célébrons aujourd'hui.
- Vous avez évoqué, tout à l'heure, messieurs, la négociation elle-même. Il était intéressant de vous entendre nous exposer ce qui fut un chef-d'oeuvre diplomatique, d'abord par cette extraordinaire nouvelle, presque jamais entendue, en tout cas par moi, jusqu'alors, d'une négociation diplomatique capable de rester secrète. Et quand vous avez cité le nombre de personnes : trois, et quatre ça fait sept, et six ça fait treize... moi, jusqu'ici je ne connaissais pas de secret gardé au-delà de deux personnes, et encore !
- Le chef-d'oeuvre diplomatique sur le fond a donc été doublé par un chef-d'oeuvre diplomatique quant au respect des formes. La négociation, menée en Norvège, poursuivie à Paris, jusqu'à son terme a été une réussite assez étonnante pour que chacun en doute à la première nouvelle. Et ce sont les résultats d'aujourd'hui qui nous montrent bien que le travail avait été bien fait parce que la cause était grande, et parce que la cause était juste.
- Vous aviez raison d'évoquer, il y a un moment, la difficulté de la négociation. Mais je dirais presque, encore plus, la difficulté de la rencontre initiale, car comment s'y prendre dans l'état de méfiance, de suspicion et, le cas échéant, de dénonciation, où se seraient trouvés les premiers négociateurs ? Et je vous félicite, messieurs, d'y être parvenus.\
Je viendrai, dans un moment, à l'évocation du rôle joué par M. Holst et par Mme Heiberg. Encore fallait-il qu'Israéliens et Palestiniens de l'OLP eussent le courage d'entreprendre au risque et au prix qu'ils connaissent qui est la mort politique quand ce n'est pas la mort physique, ce qui a été le cas, pendant longtemps, et dont, moi qui ne suis ni Israélien, ni Palestinien, ai eu comme sorte de sentiment lors de mon dernier voyage en Israël très peu de mois avant la conclusion de cet accord. D'ailleurs, je pense que, pendant que j'étais en Israël et que l'on dénonçait mon attitude, vous deviez déjà être en train de négocier ! En effet, j'avais dit à M. Rabin et aux autres, publiquement, ce que je pensais. Quelle tornade ! J'étais redevenu soudain l'un des multiples ennemis numéro un d'Israël pour avoir osé évoquer une discussion avec un "groupe de terroristes" avec lequel, bien entendu, nul ne songerait jamais à débattre !
- J'avais rencontré, en même temps, les quatre négociateurs officiels palestiniens de l'époque. Je les avais rencontrés dans un quartier de Jérusalem et je ne peux pas dire que cette démarche ait été bien accueillie par les Israéliens qui, au fond, avaient eu l'extrême indulgence pour moi - je ne sais pas pourquoi - de se contenter de ne rien dire, tandis que la presse, elle, se chargeait, par ses propos incendiaires, de montrer du doigt l'un des pires ennemis d'Israël puisqu'il s'en prétendait l'ami.
- Peu de temps après, j'ai été réconforté par cette nouvelle qui m'a surpris tout autant que les autres, - peut-être plus que les autres ! - car j'avais la simplicité de croire que les réactions que j'avais suscitées étaient tout à fait authentiques.
- Vous m'avez apporté, messieurs, un démenti tout à fait remarquable. Je me souviens d'être allé en Israël, - ce devait être en 1982 - et à la Tribune de la Knesset, j'avais dit à peu près la même chose déjà, j'avais dit : "reconnaissez l'existence d'une terre pour la Palestine, pour les Palestiniens, traitez avec ceux qui vous combattent, je veux dire avec l'OLP". Mais à ma surprise, la plupart des parlementaires Israéliens m'applaudissaient, tandis que la presse arabe, elle, me prenait de travers, je ne dirais pas, m'insultait, mais mettait gravement en cause le rôle que je remplissais au nom de mon pays.
- Je me suis aperçu à cette occasion (c'est une leçon pour la vie politique en général) que l'on n'écoute pas ce que l'on dit. Ce qui était important, à ce moment-là, c'était que j'étais là ! Tandis qu'Israël approuvait, les Palestiniens déploraient. Il fallut quelques mois pour qu'ils fassent attention à ce que j'avais dit. A ce moment-là les Israéliens ont commencé à déplorer et les Palestiniens à m'approuver. Ce qui prouve que la vérité dans ces matières est assez délicate et peut changer d'un jour à l'autre, mais qu'il est, en effet, plus important d'être présent que de parler. D'une certaine manière, en cet instant, je me rends compte que ma présence est plus importante que mes paroles.\
Je tiens à remercier aussi les protagonistes de cette cérémonie : d'abord, le journal qui a eu cette idée. Cela fait partie, à mon sens, des idées fortes car l'Europe à besoin d'exemples, de références. Cette Europe que nous construisons, cette Europe organique, cette Union européenne qui ne comprend pas toute l'Europe mais qui a vocation, un jour, à couvrir l'ensemble de notre continent, ne peut pas se reconnaître seulement dans des institutions, dans des organisations, je dirais techniques et non pas technocratiques, terme qui prend un tour péjoratif. Elle a besoin de symboles, de grandes idées, elle a besoin de l'esprit de sacrifice, elle a besoin de quelques femmes ou de quelques hommes capables de s'identifier à une grande cause. C'est ce que vous avez compris et je vous en remercie.
- Ces hommes, ces femmes, en la circonstance : un couple. Celui, madame, que vous formiez avec votre mari, qui a accompli un travail harassant, dont il a peut-être été victime. Johan-Joergen Holst a été un grand ministre des affaires étrangères, tenace, efficace, engagé, qui a su choisir la bonne méthode, ce qui n'est pas toujours si aisé, bon interlocuteur, ce qui est encore plus compliqué et après quatorze rencontres tenues comme je le disais tout à l'heure, dans le secret, - ce qui me paraît le plus étonnant -, a pu aboutir à une négociation réussie, alors que depuis 45 ans chacun avait buté sur cet obstacle.
- Madame, vous étiez aux côtés de votre mari, conseiller compétent, spécialiste par vos travaux d'ethnologie du monde arabe et des problèmes palestiniens. C'est sous votre direction qu'a été rédigé, dans le cadre d'un groupe de travail multilatéral sur des réfugiés, le rapport qui a permis aux experts norvégiens, de se faire reconnaître par les parties aux négociations comme des médiateurs disponibles et le jour venu, impartiaux. Soyez-en profondément remerciée.
- Dans un instant vous recevrez les marques du prix qui vous a été remis £ plus importantes pour vous seront les paroles, plus importants les sentiments qui ont inspiré cette rencontre. Vous êtes entourée d'affection, et de reconnaissance.
- Qu'un ministre des affaires étrangères de Norvège ait montré des qualités de diplomate, cela ne nous étonne pas. Il n'est pas le premier £ la Norvège est un pays qui a fourni beaucoup de responsables de grand talent. Mais l'intérêt pour le Proche-Orient, les rapports de confiance et d'amitié avec Israël, les relations suivies, permanentes et également confiantes avec l'OLP, la défense active des droits d'un peuple palestinien, l'aide humanitaire apportée, les participations militaires à la FINUL au Sud Liban etc... tout cela forme un ensemble d'actions et de dispositions qui donnent au prix remis aujourd'hui une valeur incomparable à laquelle ont naturellement songé ceux qui l'ont accordé, ceux qui l'ont décerné £ mais qu'il faut faire comprendre à notre opinion publique.\
Il existe depuis le 4 mai un régime autonome intérimaire à Gaza et à Jéricho. C'est la première phase du plan prévu dans la déclaration de principe d'Oslo, et sans doute beaucoup de chemin reste à parcourir. Entre le moment du 4 mai et aujourd'hui, (et nous ne sommes même pas fin juin), que d'obstacles, déjà, dont chacun pouvait paraître infranchissable !
- Il faut donc que la volonté montrée dès le début soit durable. Il faut que les négociateurs comprennent que leur opinion devra les comprendre et les suivre. Si trop de temps passe avant la réalisation et l'application complètes de vos accords, la responsabilité et l'autorité des dirigeants israéliens et des dirigeants palestiniens seront très rapidement mises en cause. Heureusement cela a déjà commencé, mais ce n'est pas fini et je ne peux que souhaiter que les gouvernements en question m'entendent pour accorder aux négociateurs, et aux initiateurs que vous êtes, vous en particulier madame, la récompense de leurs efforts, la récompense de l'histoire.
- La France et l'Union européenne sont d'une certaine manière engagées dans ce processus. Je ne pense pas que ces pays d'Europe ont été écartés de la négociation initiale, pas la vôtre, celle de Madrid, parce qu'ils avaient fait connaître imprudemment leur opinion : à savoir qu'il conviendrait qu'Israël et l'OLP puissent un jour discuter ! On a toujours tort d'avoir eu raison trop tôt. Mais, cela n'a pas d'importance. L'essentiel est que vos négociations aboutissent.
- Je veux célébrer la mémoire de Johan-Joergen Holst, son oeuvre, ses convictions, sa personnalité, sa mémoire. Je veux, Mme Marianne Heiberg, vous associer, dans le souvenir, à ce qui fut une association quotidienne dans le travail, et dans l'espoir. Je pense que tout cela montre bien que ceux qui ont attribué ce prix ne se sont pas trompés dans leur choix.\