7 juin 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les valeurs incarnées par la France et par les Etats-Unis d'Amérique, sur leur contribution à la paix et à la sécurité internationale, Paris le 7 juin 1994.

Monsieur le Président,
- Madame,
- C'est tout simple : nous sommes heureux de vous recevoir. Je ne ferai pas d'autre préambule. Heureux de vous recevoir, d'abord, parce que votre présence parmi nous fait corps avec la célébration du cinquantenaire du débarquement et que c'est un beau jour. Ensuite, parce que vous représentez un pays auquel nous sommes attachés depuis qu'il est entré dans l'histoire, à une époque où la France était déjà à ses cotés. Enfin parce que c'est vous et que vous incarnez la génération qui franchira le siècle, que dis-je le millénaire pour lui imprimer une manière, une façon de voir un style, une ambition qui se confondent avec les espérances du lendemain.
- Prenez-nous comme nous sommes £ l'une des plus anciennes nations du monde à s'être dotée d'un Etat constituée par un peuple tout de même assez étonnant, entouré, parfois menacé, toujours confronté à de vastes empires, voué à connaître les pires infortunes, ballotté par faible vent, insubmersible par la tempête, facilement querelleur, d'abord contre lui-même, passionnément occupé par ses propres problèmes, ses propres divisions, mais prêt à s'engager quand il le faut pour des causes universelles, passablement conservateur, mais amateur de révolutions, sachant les faire et les proposer en exemple avec quelques succès, semble-t-il, que l'on dit proche du déclin, alors qu'il s'agit de crises de croissance dont il sort plus capable que jamais d'exister, de créer, d'inventer, de moquer les prophètes de malheur car s'il a fréquenté le malheur, il a quand même plus de goût pour le bonheur.
- Cela dure depuis dix siècles, vous l'ai-je dit ? Mais ce n'est qu'un début ! Enfin assez parlé de nous : que pensons-nous de vous ? Je ne vous le dirai pas ce soir. Le plus simple sera d'avouer que nous découvrons l'Amérique chaque matin.
- Est-ce que nous allons parler politique ce soir ? Nous nous sommes donnés quelque dix minutes. Il serait vain d'essayer d'écrire, à notre tour, la Bible et de fonder le monde, on nous le demande d'ailleurs souvent.
- Je veux vous dire quelques mots sur l'Europe : l'ambition de la France en Europe. D'abord elle est de maintenir et de renforcer ce qui existe et ce qui existe c'est une Union européenne, composée de douze pays bientôt davantage, prête à s'élargir aux dimensions du continent mais avec la prudence nécessaire pour ne pas perdre ce que nous avons.
- Je dis prêts à s'élargir aux dimensions d'un continent £ cela reste vrai dès lors qu'il s'agit de nations démocratiques, bien entendu. Mais nous pensons que les événements de ces cinq dernières années ont conduit les peuples qui en paraissaient très éloignés vers la démocratie sans qu'on puisse prétendre qu'il s'agisse très exactement du même modèle que celui que nous connaissons, dont vous avez fourni l'exemple quelques années avant nous à la fin du dix huitième siècle.
- Nous sommes donc prêts, que dis-je, nous sommes désireux de nous retrouver avec les autres pays d'Europe, tous les autres pays d'Europe au sein d'une organisation qui devrait finir, si on y songe, par créer une union de tous les pays d'Europe.
- Nul ne doit en être exclu, mais il faut veiller à ce que l'élargissement à l'Europe tout entière n'entraîne pas la réduction, l'amoindrissement ou l'affaiblissement de l'Union existante.\
Voilà les deux points que nous cherchons à relier, élargissement et approfondissement, mais notre ambition va loin. On nous parle de la Russie £ la Russie a vocation à devenir un Etat démocratique £ c'est une affaire que l'on discute parfois, que l'on peut comprendre, car c'est assez nouveau, mais la Russie est quand même en Europe, même si on sait bien qu'elle se prolonge ailleurs. Nous la considérons comme un grand pays de l'Europe, sa place est parmi nous dans les conditions que j'ai précisées.
- On pourra dire Union européenne, c'est déjà fait, on pourra dire confédération, Union élargie, peu importe ce n'est pas le vocabulaire qui compte : il faut que l'Europe s'organise à vos côtés, dans l'amitié déjà séculaire avec les Etats-Unis d'Amérique, chacun restant ce qu'il doit être, affirmant son identité, sa complémentarité et construisant la paix du monde ensemble.
- La paix : vous répondiez tout à l'heure aux questions qui vous étaient posées par deux journalistes. Avons-nous le droit d'être déçus par ce qui s'est passé depuis près d'un demi-siècle ? Eh bien non ! Première étape : on a gagné la guerre en faisant reculer un régime qui corrompait la nature et l'âme de l'Europe. Nous devons maintenant réussir, je le disais à l'instant, à réconcilier les anciens ennemis.
- La paix est garantie par l'accord des douze pays de l'Europe £ il est impossible désormais, inconcevable, qu'ils puissent un jour s'affronter par des moyens de guerre. Les autres pays qui demandent à les rejoindre, ceux qui attendent, ils doivent bâtir leur propre équilibre et leur propre système avant d'y accéder mais le plus tôt possible sera le mieux pour la paix.
- Cela a été la fin de la guerre froide, cela a été la fin des alliances militaires contradictoires, la fin de ce que nous avons connu, nous, depuis si longtemps. Mais il reste en effet des foyers d'incendie, de crime et de mort. Il faut les réduire. Les réduira-t-on par le moyen des armes ? Il en est déjà d'assez nombreuses et d'assez meurtrières. On les réduira par la négociation avec l'accord des Etats-Unis d'Amérique, de la Russie, de l'Union européenne sous l'égide des Nations unies et il faut mettre les points sur les "I", dire ce que nous voulons aux adversaires qui s'entretuent là-bas et ne pas céder au chantage qui consiste à dire "c'est la faute de l'autre, alors bombardez ".
- Seule la paix amènera la paix mais la volonté est nécessaire car la paix ne se fera pas toute seule. Nous en avons parlé, monsieur le Président. Je crois que vos sentiments ne sont pas éloignés de cette façon de voir. Il reste à réduire la guerre dans l'ancienne Yougoslavie, et dans bien d'autres pays £ Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan et tous ceux que l'on pressent. En tous cas soyons bien d'accord ensemble pour préférer la paix à la guerre, en sachant que la paix n'est pas un lâche consentement mais l'affirmation d'une volonté, celle des peuples libres qui n'entendent pas arrêter leur chemin après avoir en 48 ans remporté tant de victoires.
- Il y a d'autres formes de paix et j'en aurai fini : la paix entre les citoyens. Cela suppose beaucoup d'efforts pour que toutes les couches sociales trouvent avantage à la démocratie, pour que notre alliance qui est à la fois militaire et politique, cette si vaste alliance soit justifiée aux yeux de tous. Nous avons engagé, déjà, des conversations qui nous ont mis d'accord à la veille des discussions sur la clause sociale du GATT, de même que nous entendons discuter à Naples dans un mois, la manière d'aborder la crise de l'emploi par l'organisation du travail et par les quatre ou cinq mesures que nos diplomates et nos représentants ont déjà mis au clair.\
Voilà l'Europe, la Russie en fait partie. La paix, elle est pour tout le monde, elle ne se fera pas seule. Le développement social doit accompagner le développement économique. Eh bien, c'est notre travail, sans oublier certains aspects nécessaires qui s'imposent à nous. Je pense que, lorsque l'on nous demande assistance il faut aussi que nous soyons en mesure de dire où se trouve le chemin. Je pense en particulier, que pour l'ensemble des centrales nucléaires situées à la bordure de l'ancienne Union soviétique, il est indispensable que les Etats-Unis d'Amérique et que l'Union européenne et quelques autres encore, s'entendent pour moderniser, transformer, pour faire disparaître cette menace sur la vie de nos concitoyens. Pour cela il faudra faire un effort financier sans doute, effort technique plus encore, effort de conciliation pour ménager l'amour propre légitime des peuples en cause.
- Monsieur le Président, madame, c'est à vous que je me suis adressé parce que je sais ce que vous faites, quelle est l'ampleur de votre tâche, le coeur que vous y mettez, l'énergie et le désir de réussir pour votre pays et je veux dire aussi aux autres citoyens des Etats-Unis d'Amérique, nombreux ici, quel plaisir nous avons de les avoir avec nous.
- La France n'est pas toujours un partenaire commode, c'est son charme. Elle n'entend donc pas changer de style. Mais elle est fidèle à ses engagements et à ses amitiés. L'engagement, il est dans notre alliance. L'amitié, cela fait combien de siècles ? Officiellement, depuis la fin du 18ème, mais en réalité deux siècles auparavant, des aventuriers français, des marins, des navigateurs et même des fonctionnaires parcouraient votre pays de long en large et y laissaient quand même quelques traces.
- Voilà notre ambition. D'abord que vous vous sentiez bien avec nous en cette soirée, après la belle journée du Cinquantenaire qui vous rappelle qu'il y cinquante ans vos fils sont morts pour notre liberté.
- Merci à vous tous. Recevez mes voeux de prospérité, de santé pour le peuple américain, pour vos personnes, pour celles et ceux que vous aimez et comme je vous le disais tout à l'heure, bonne chance aux Etats-Unis d'Amérique, à vous toutes et à vous tous, mesdames et messieurs, je souhaite bonheur, paix et tout simplement l'amitié.\