30 mai 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la restitution à la France d'une collection de tableaux, notamment du peintre Claude Monet, l'amitié et la coopération franco-allemandes, Mulhouse le 30 mai 1994.

Monsieur le Chancelier,
- Je continuerai dans le style que vous avez vous-même choisi, cher Helmut. Ce retour en France d'oeuvres, dont on sait bien qu'elles représentent une qualité exceptionnelle de notre patrimoine, constitue un geste tout à fait exceptionnel de la part du Chancelier Kohl et du gouvernement de la République fédérale. Chacun ici, en mesurera l'importance et l'étrangeté. Jusqu'ici les musées, tous les musées d'Europe, je ne dirai pas d'ailleurs, ce serait une formule trop générale, ont été remplis d'oeuvres acquises ou conquises dans les conditions sur lesquelles il n'est pas nécessaire d'insister. Je connais peu de cas où un pays destinataire d'oeuvres d'une telle richesse songeait à les restituer à un pays ami. Des oeuvres isolées, des pièces exceptionnelles, oui, mais une collection de vingt-huit tableaux de cet ordre, non. Je suis sûr que les Français dans leur ensemble s'associent aux remerciements que je vous exprime. A geste exceptionnel, gratitude exceptionnelle. C'est bien le signe que l'amitié entre l'Allemagne et la France est vivante, forte et doit porter loin à travers le temps ses effets.
- Cette "Route de Louveciennes" prend donc une valeur doublement symbolique si l'on considère l'illustre signataire, Claude Monet, l'un de nos grands peintres, et les tableaux qui l'accompagnent. Ceci, après avoir si longtemps travaillé en commun avec les Chanceliers et particulièrement le Chancelier Kohl, prend à mes yeux - vous me permettrez de le dire - une signification particulièrement émouvante. Cela dit, que de conservateurs dans nos pays, que de responsables de nos grands musées doivent ce soir éprouver une certaine inquiétude ! Et si cela se généralisait ? Je ne me risque pas beaucoup en pensant que cet exemple restera très particulier et que la contagion s'arrêtera assez vite. Et comme tous nos musées d'Allemagne, de France et d'Europe suivront le sort de notre Europe, c'est-à-dire le sentiment de plus en plus répandu qu'il s'agit d'un bien commun, chacun d'entre nous, se promenant ici ou là, ouvrant les portes d'un musée de l'Europe, se sentira chez lui.\
Je me souviens des années passées où nous avons eu beaucoup de débats et de difficultés pour un canon. C'était un canon détenu par la France au Musée des Invalides et qui s'est retrouvé à Coblence. Je vous ferai grâce du récit des mille et une aventures ! Allez voir le canon de Coblence. Beaucoup en France m'ont considéré comme un mauvais patriote, qui, d'un trait, rayait un à deux siècles d'histoire. Je me souviens aussi d'avoir vécu un moment de cette sorte pour un beau document coréen. C'est vrai que, lorsque l'on agit de cette sorte, on prend son souffle avant de recommencer. On dit que la Constitution française donne au Président de la République des pouvoirs considérables, que certains considèrent comme exorbitants. Mais moi je suis tout juste arrivé à dominer les pleurs et les pétitions, et à en juger à la mesure de la peine que j'ai éprouvée à imposer une volonté qui n'était d'ailleurs pas strictement la mienne, je mesure que le Chancelier d'Allemagne dispose de pouvoirs infiniment plus importants que les miens ! En fait, on sait bien qu'il y a une énorme distance entre la lettre et l'esprit de nos constitutions. Donc la bataille pour le canon aurait pu être sanglante. Elle était d'autant plus étrange que ce canon n'avait jamais servi. Et en raison de l'histoire de l'Europe, ce canon à chaque guerre et donc à chaque vainqueur avait fait au moins quatre fois l'aller et retour entre la France et l'Allemagne. Et quand nous sommes allés l'admirer avec le Chancelier dans son hâvre que l'on peut imaginer définitif, j'étais accompagné quand même d'une réprobation profonde de la part d'un certain nombre d'historiens, de conservateurs de nos musées, qui j'en suis convaincu, ne me l'ont pas encore pardonné mais qui changeront peut-être d'opinion en pensant que ce soir, sont revenues en France, vingt-huit oeuvres d'art, et que leur retour n'est dû qu'à la générosité du Chancelier d'Allemagne sans même que l'idée d'échange n'ait germé dans aucun esprit.
- Je vous remercie donc et je n'insiste pas davantage. Je tiens à vous dire au nom des Français qui vous reçoivent le plaisir qu'ils ont à prendre part à ces 63èmes consultations franco-allemandes. Cette réunion a été possible grâce à l'hospitalité de la ville de Mulhouse mais aussi à l'ensemble des institutions locales d'Alsace qui ont pris une part significative à l'élaboration, la mise au point, la conservation surtout de ce musée. Je l'ai vu une première fois il y a dix-sept ou dix-huit ans et j'avais été frappé par son aspect extraordinaire, par la beauté des pièces ici rassemblées. Il serait dommage que nos invités quittent cet ensemble, sans avoir pu en parcourir les travées. Ces citoyens suisses installés en Alsace ont été l'objet de grandes difficultés, au centre de polémiques vivaces, les crises sociales ont frappé leurs entreprises, on leur a reproché d'avoir rassemblé à quel prix ces pièces rares. Tout ceci, naturellement, fait partie d'un bilan qu'il appartient à chacun d'apprécier. Mais, il n'empêche qu'ils ont créé de la beauté et de l'histoire. La ville de Mulhouse et le conseil général du Haut-Rhin, l'association qui a assuré la survie et on peut le dire qui a parfait ce bel ensemble méritent nos remerciements. Finalement, nous sommes ravis de pouvoir, ce soir, vous montrer des collections parmi les plus rares de notre pays.\
Vous avez célébré, cher Helmut, ce soixante-troisième sommet de l'amitié franco-allemande. Qu'ajouterai-je ? Chacun de ces sommets a apporté quelque chose de plus. Nous n'avons jamais connu, mes prédécesseurs pas davantage, de crises graves, mais nous avons dû débattre, discuter, imaginer, construire et cela ne se fait pas aisément. J'émets des voeux pour que, dans les années qui viennent, qui sont si importantes pour notre avenir commun, la continuité soit assurée et que la même passion pour l'amitié franco-allemande et pour la construction de l'Europe soit l'un des motifs principaux de l'action politique de ceux qui gouverneront nos pays.
- Vous avez fait état à l'instant, en comparant les situations, des drames yougoslaves. A côté de la paix qui règne au sein de l'Union européenne, cette comparaison paraîtra forcée à beaucoup. C'est si naturel, qu'entre Allemands, Français, Anglais, Espagnols et les autres, c'est si naturel que l'on vive en harmonie ! Du moins, c'est l'impression qu'on en a ! Car si l'on considère chacune de nos provinces, sur toute cette Europe des Douze, en attendant les autres, qui s'est constituée au cours de ce demi-siècle, on ira de champs de bataille en champs de bataille, de ruines en ruines, d'amoncellement de cadavres en amoncellement de cadavres, de cruautés, de vols, destructions de toute sorte, c'était cela aussi l'histoire de notre Europe.
- Ce qui nous séparait paraissait aussi grave, aussi définitif que ce qui sépare ceux qui, encore, aujourd'hui, se combattent. Dans ma génération, nous avons été élevés dans l'idée, qu'au cours du siècle et demi précédent, nous avions changé trois fois d'ennemis traditionnels. Je n'ajouterai rien en cet instant, là où nous sommes, dans les conditions qui nous réunissent, sur les épouvantables horreurs qui ont présidé à l'histoire de l'Europe dont nous sommes, aujourd'hui, les gérants ! Cela montre simplement que ces passions-là se dominent et nous le savons parce que nous l'avons vécu.\
Voilà pourquoi, lorsque j'observe ce qui se passe dans cette Europe des Douze où l'idée même d'un conflit sanglant ne peut entrer dans notre esprit, je pense à ces images que vous évoquiez, et qui, si j'ose dire, ensanglantent tous les écrans des télévisions du monde et depuis tant d'années. Et quand on voit ce que l'Europe des Douze, l'Union européenne a été capable d'instituer, on se dit que la voie de la réconciliation, du dialogue, de la négociation est quand-même la meilleure. Que l'on ne nous accuse pas d'égoïsme abusif : ce n'est pas parce que nous avons pu construire l'Union européenne que nous devons oublier pour autant le malheur de nos voisins. Cette manoeuvre a été si lente, si difficile (nous en avons tout juste terminé avec nos propres contentieux et le Traité de Maastricht date d'hier, ou du moins sa ratification), l'Europe de l'Union, l'Europe des Douze a déjà eu tant à faire avec elle-même qu'elle n'a pas été en mesure de régler les problèmes des autres. Cette ambition est louable, elle est noble et la France n'a pas manqué, depuis le premier jour, de proposer le chemin à suivre qui soit nous conduire, je l'espère et nous en avons parlé cet après-midi, à la grande négociation à laquelle seront mêlés directement les Etats-Unis d'Amérique, la Russie, notre Union - c'est-à-dire nos pays - avec, bien entendu, les peuples qui se déchirent et qui devront bien consentir un jour à préférer la paix et le bonheur chez eux plutôt que la querelle et la mort.
- Une construction européenne autour de la démocratie et de la paix : voilà ce qu'il faut faire, voilà ce qu'il faut proposer à ceux qui le voudront, dès lors qu'ils le pourront, sans jamais accepter de détruire, d'amoindrir, de diminuer, aussi peu que ce soit, la substance, le contenu et les structures de ce qui est. Travaillons à la paix en Europe, toujours un peu plus de paix et jamais un peu plus de guerre ! Et chacun, dans sa conscience, saura bien que nous avons raison d'agir ainsi. Il se trouve que le Chancelier de la République fédérale d'Allemagne et que le Président de la République française ont, l'un et l'autre, en dépit de leur différence d'âge, vécu le dernier drame de la guerre en Europe, de la guerre mondiale avec ses répercussions en Europe. Cela nous autorise à dire : oui, tout est possible. C'est avec ces mots que je terminerai mon allocution en levant mon verre à la santé de nos invités et amis et de nos hôtes alsaciens.\