26 mai 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la construction de l'Europe et la mise en place d'un pacte de stabilité pour la prévention des conflits, Paris le 26 mai 1994.

Mesdames et messieurs,
- Nous nous trouvons dans cette grande salle de l'Elysée et je n'ai pas l'intention d'ajouter à d'autres un exposé politique sur le sujet qui nous occupe. Monsieur le Premier ministre français vous a déjà exposé les raisons qui ont conduit la France à proposer ce pacte de stabilité.
- Beaucoup d'entre vous ont pu dire en séance ou entre eux ce qu'ils en pensaient, ce n'est que le début d'un long processus. Cependant, je tenais à vous dire que je me sens très honoré de recevoir, dans le Palais de la République, les hôtes très représentatifs venus de leurs pays pour composer une assemblée importante qui, à son tour, cherche à définir les moyens d'établir durablement des structures de paix et, le cas échéant, de prévenir les conflits plutôt que de les guérir. On voit la difficulté qu'il y a, lorsqu'un conflit est déclenché - l'ancienne Yougoslavie nous en propose l'exemple - à apaiser les tensions qui ont dégénéré en guerre. Tous les cas de figure doivent être prévus et vous les prévoyez.\
L'occasion m'est donnée, en cet instant, de revenir une fois de plus sur la compréhension que nous devons avoir de l'évolution de l'Europe, surtout, depuis 1989. Nous avions vécu si longtemps dans un système, en Europe et dans le monde, qui interdisait, en dehors des Nations unies, toute organisation véritable pouvant satisfaire les affirmations nationales des uns et des autres. C'était le partage du monde qui résultait de deux guerres mondiales. En Europe, s'exerçait la domination de l'Union soviétique que, finalement, de nombreux peuples refusaient.
- Le retour à la souveraineté et à la liberté de nombreux pays d'Europe a fait naître un immense besoin (contenu pendant plus d'un demi-siècle) d'organisation nouvelle. Des idées multiples, des projets, des structures ont abouti à la création, par exemple, de la Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe à laquelle la France a beaucoup participé, système de discussion mutuelle qu'elle a défendu dans les moments - lointains déjà - où on pensait devoir douter de son efficacité. Cette organisation pourrait répondre à bien des besoins si elle était plus souple, si ses procédures étaient moins complexes. Son utilité cependant n'en reste pas moins très actuelle.\
D'autres pays, précédemment, (c'est une histoire que j'évoquerai très rapidement car vous la connaissez tous par coeur) qui s'étaient peut-être plus combattus que d'autres, qui avaient souffert tragiquement des affrontements de deux guerres mondiales, ont voulu aller beaucoup plus loin. Cela a été à l'origine des Communautés européennes, de la communauté politique constituée par six, puis neuf, puis douze pays de l'Europe occidentale qui se sont dotés de règles très strictes, volontairement contraignantes, qui ont décidé un marché unique qui supprimait les frontières intérieures, frontières économiques mais aussi frontières de principe et il reste encore bien des choses à régler pour la libre circulation des personnes, des biens, des capitaux. Puis l'Union européenne est née avec le traité de Maastricht, elle réunissait les douze pays en question et se trouve maintenant portée, si les peuples des quatre pays adhérents le souhaitent, de douze à seize pays. Cela ne suffit pas non plus : les conditions d'évolution économique et les règles juridiques qui prévalent pour la constitution de cette Union européenne ne peuvent être d'emblée supportées par tous les pays de l'Europe. On peut et on doit tendre à ce que chacun puisse accéder à une Union ouverte à tous mais il faudra du temps. J'approuve tout à fait l'initiative prise par l'Union européenne d'aménager ce temps par la signature d'accords, de conventions, de traités d'association qui permettent de rapprocher les situations économiques et politiques intérieures des pays de l'Europe désireux d'y prendre part.\
Il y a, à côté de cela, le Conseil de l'Europe qui, lui aussi, est fils des accords qui ont présidé à l'organisation des Communautés européennes et dont le rôle me paraît devoir être plus important à l'avenir, qu'il ne l'est déjà. Des institutions juridiques ont été créées : la Cour internationale de Justice de La Haye, La Cour de Justice européenne à Luxembourg et il existe aussi une Cour européenne des Droits de l'Homme à Strasbourg. Nous avons également créé, il n'y a pas eu de véritable emploi, une commission arbitrale, sorte de cour d'arbitrage, à propos des événements de Yougoslavie et qui pourrait servir à tous les conflits de ce type, elle a été constituée, son président est français, le vice-président vient d'être élu président de la République fédérale d'Allemagne.\
Voilà des éléments, épars, mais réels d'une organisation dont nous avons tous, j'imagine, senti le besoin dès lors que finissait un monde, celui qui résultait de l'affrontement des blocs et des alliances militaires.
- Tout ceci est très utile mais cela n'est pas suffisant. Sans doute un jour faudra-t-il simplifier car trop d'organisations finiront par être concurrentes et par se gêner les unes les autres. Il n'y a pas eu de vraie réponse à toutes les questions qui se posent, d'où l'idée émise par M. le Premier ministre de la République française, et sur laquelle il existe un accord profond entre les dirigeants de la France, de mettre au net par des séries d'accords bilatéraux, c'est-à-dire dans une très grande liberté, en évitant tout formalisme juridique, ce pacte de stabilité dont il est question depuis ce matin, dont vous parlerez demain et qui fera l'objet pendant les mois qui viennent de délibérations multiples entre vous. On s'est bien aperçu que l'ensemble des pactes existants ne répondaient pas à l'exigence que suscitait le drame de l'ancienne Yougoslavie. Il n'y avait pratiquement pas, mises à part les Nations unies, (et la France s'est comportée en soldat loyal et continuera de le faire à l'égard des Nations unies) d'institution apte à empêcher ces conflits, c'est-à-dire les prévenir. De plus, les moyens de les régler étaient tellement dépendants de la volonté de parties déjà engagées dans la guerre qu'il était vraiment difficile, on le voit bien tous les jours, de les accorder sans l'existence d'une règle préalable à laquelle chacun aurait adhéré.
- Donc ce pacte de stabilité devrait permettre à tous les Etats d'Europe qui ont été conviés, avec la présence américaine et canadienne, et qui se sont sentis comme en déshérence après la disparition de la puissance soviétique, d'user au mieux de leur liberté même si souvent ils n'en ont pas les moyens matériels ou économiques. Le pacte de stabilité devrait arriver à son heure pour compléter le système ou pour se substituer à ceux qui se révéleraient par la suite désuets. Ce pacte repose sur le bon vouloir des Etats, il nécessite donc un fort désir d'accord (bilatéral ou multilatéral s'il le faut) entre des pays habitués à travers des siècles à se combattre et qui risquent de voir succéder à l'ordre insupportable qui a régné en Europe pendant si longtemps un désordre qui serait vite aussi insupportable. Comme nul n'a l'intention d'imposer sa loi, il faut bien recourir au vieux principe de toutes les sociétés civiles, on pourrait dire civilisées, comme entendent nos citoyens à l'intérieur de nos Etats démocratiques : le consentement mutuel. Il faut donc recourir au dialogue, à la négociation, au traité, au pacte, au contrat. Dans chacune de nos sociétés intérieures, le contrat est bien nécessaire entre les groupes sociaux qui s'opposent. Il en va de même pour la société internationale.\
J'ai moi-même pensé dès 1989, - je n'ai pas abandonné cette idée, d'ailleurs tout s'en rapproche ! - qu'il convenait, deux mois après la chute du mur de Berlin, que les Etats, d'eux-mêmes, acceptent en Europe, dès lors qu'ils seraient démocratiques, de se confédérer £ c'est-à-dire de se doter de règles qui ne pouvaient pas avoir la force et la contrainte que représente aujourd'hui l'Union européenne mais qui permettent d'organiser dialogues et rencontres.
- Ce dialogue est engagé. Ces rencontres seront prévues. Et peu importe les noms ou les systèmes, l'essentiel est que l'Europe se retrouve et que ne se multiplie pas cette sorte de dispersion qui finirait par ne plus représenter qu'un danger pour tous. En même temps, il faut défendre les droits normaux et naturels de ceux qui ont le droit de se reconnaître dans un état particulier, et qu'à l'intérieur d'un Etat toute minorité se sente normalement protégée et représentée.\
Donc, c'est ce qui fait qu'au moment même où la guerre se poursuit dans l'ancienne Yougoslavie et surtout en Bosnie - elle a connu des moments plus tragiques encore ! - les efforts conjoints des Etats-Unis, des médiateurs et de nombreux soldats parmi lesquels la France a fourni les plus forts contingents, montrent bien l'extraordinaire difficulté où l'on se trouve et, tout en reconnaissant le droit de chacun à vivre et à disposer de sa souveraineté, l'extraordinaire difficulté qu'il y a à inventer ou à réinventer les façons de vivre ensemble. Il vaut donc mieux y penser avant qu'après.
- Je pense que c'est la philosophie principale du pacte qui nous est proposé : penser avant, tenter d'avoir entre nous déjà dans l'esprit une idée de structure et une méthode de dialogue qui devraient nous empêcher d'être pris de court devant les difficultés ou les conflits qui s'annoncent déjà à l'horizon de cette Europe incertaine, celle que nous ont laissée les guerres et les dictatures.
- Je vous remercie, mesdames et messieurs, d'avoir fait, pendant quelques heures, de Paris la capitale du débat qui intéresse l'Europe tout entière, avec le concours de nos amis extérieurs à l'Europe et dont la présence dans les moments graves des guerres, récentes ou plus anciennes, ont montré qu'ils étaient facteurs d'équilibre. Et cet équilibre, naturellement, il ne faut pas le détruire.
- C'était l'objet essentiel de cette invitation qui vous a été adressée de venir chez le Président de la République de bien marquer, d'une part, l'unité de la politique française mais surtout, et beaucoup mieux encore, de vous dire à quel point nous attendons de vous, et moi le premier, l'effort considérable d'avoir à dépasser les conceptions nationales étroites pour comprendre que nous sommes tous jetés dans une aventure dont les issues risquent d'être dramatiques, de réaliser le rêve d'une Europe enfin pacifiée entre Etats et citoyens devenus amis et frères après avoir versé trop de sang et connu trop d'épreuves à travers les siècles passés.
- Le pacte stabilité porte un beau nom : un pacte, c'est un signe de liberté, chacun de vos Etats s'engage. On signe un pacte quand on est libre, autrement on signe un diktat. Ou bien, c'est un traité : dans un traité, il y a la loi du vainqueur, il n'y a pas là de loi du vainqueur, il y a la libre décision de chacun.
- Quant à la stabilité, elle est nécessaire quand on mesure les affrontements. On peut deviner, en regardant les cartes géographiques de l'Europe et en se souvenant de l'histoire, les multiples occasions qu'elle a de s'entre-déchirer et donc de se défaire à l'heure où l'on rêve tant de la construire. Celle que nous avons bâtie à douze, nous en sommes fiers, nous n'y renoncerons pas et nous voudrions la renforcer. Et s'il faut élargir, cela doit être au prix d'un renforcement intérieur. La stabilité, - le refus de la guerre et du conflit armé - doit donner à ce continent la figure qui devrait être depuis longtemps la sienne si l'on avait écouté la voix de ses philosophes, de ses thaumaturges, de ceux qui ont porté haut la parole et l'espoir depuis l'origine lui donner tout simplement une paix durable, organisée et qui s'accordera fort bien avec l'avènement de la démocratie en Europe ! Car cette démocratie c'est aussi l'une des victoires qui a marqué, au cours de ce siècle qui finit, la suprématie des grandes idées de liberté, d'équilibre et de paix sur la simple force des armes.\
Voilà, mesdames et messieurs, les raisons pour lesquelles je suis heureux de vous saluer, pour lesquelles, nous vous remercions, nous Français, en vous promettant cependant, pendant les mois qui viennent, un travail difficile, ardu, constant, car la paix, pas plus que la liberté n'ont jamais été le produit des éléments naturels. La liberté, ce sont les hommes qui l'ont inventée £ sans institutions il n'y en aurait pas, la paix non plus ! Il convient donc d'imaginer et de réaliser par un vaste pacte qui devrait appeler à lui toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté responsables de la vie de leur peuple, en sachant que cela depend de nous, que cela ne nous sera pas donné, que la pente naturelle de l'histoire serait au contraire de nous la refuser. C'est donc un acte de volonté que doivent accomplir les Etats, des femmes et des hommes, dont l'engagement doit être d'abord celui de bâtir une société nouvelle pour le siècle prochain.
- Par des rêves ? Sans aucun doute. Mais je ne suis pas de ceux qui les entretiennent, dans la mesure où une certaine expérience m'a appris que rien ne se faisait sur un simple désir de voir la société plus juste. C'est donc une affaire de volonté, d'organisation et de foi dans la destinée de notre société humaine. Vous voulez bien y contribuer, j'espère que vous en tirerez du profit pour nous tous.
- C'est donc une incitation de plus que je me permets de vous faire : faites du bon travail, ne vous arrêtez pas en chemin, il y a tant à faire pour la paix !\