24 mai 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la qualité du travail des Meilleurs Ouvriers de France, leur formation et la réhabilitation du travail manuel, Paris le 24 mai 1994.

Monsieur le Président,
- Mesdames et messieurs,
- Je suis heureux de vous accueillir cet après-midi dans ce Palais de l'Elysée qui est le Palais de la République, et donc celui des citoyens parmi lesquels les meilleurs ouvriers de France se place au premier rang. Il était donc normal d'assurer une tradition, qui est une bonne tradition, qui vous permet d'abord de vous rencontrer, de travailler ensemble, d'établir des projets, mais aussi d'assister, comme vous l'avez fait, je crois, cet après-midi déjà à la Sorbonne, à la remise de distinctions à certains et certaines d'entre vous. Parmi tous ceux qui sont ici, j'imagine que nombreux sont ceux qui ont connu à travers les années précédentes ce moment où leur talent, leur compétence et leur sérieux se voyaient reconnus. Depuis le temps déjà lointain - à l'époque j'étais étudiant ! - que vous évoquez, beaucoup des meilleurs ouvriers de France ont été remarqués par leurs égaux. Car il ne s'agit pas de nomination, de promotion dans des circonstances qui pourraient prêter à discussion. Vous vous jugez vous-mêmes ! Vous savez ce que vous êtes capables de faire.
- Et moi qui suis, comme beaucoup d'autres, un spectateur heureux de rencontrer ici ou là le ou les chefs d'oeuvre de tel ou tel d'entre vous, je me surprends aussi, venu comme tant d'autres de leurs provinces, à admirer, comme on admire d'autres chefs d'oeuvre de la littérature ou de l'art, des arts plastiques, toutes les façons que l'on a par les mains et par l'esprit, c'est la même chose, tous les moyens que l'on a d'exprimer la compétence et la beauté. Tous ces chefs d'oeuvre flattent le regard et pas seulement le regard puisque vous distinguez un nombre impressionnant de cuisiniers £ la présentation des choses, d'ailleurs, n'est pas indifférente au goût.
- Vous êtes donc ici, mesdames et messieurs, les représentants d'une vaste cohorte d'ouvrières et d'ouvriers français dont beaucoup n'ont pas accédé à cette promotion, à cette distinction, dont beaucoup rêvent. Elle représente pour eux ce que vous appeliez tout à l'heure l'excellence du travail. Il n'y a pas en effet de distinction fondamentale entre les disciplines de l'esprit et du travail manuel.
- J'avais demandé, il y a quelques années, au Collège de France de bien vouloir me faire des recommandations sur la manière de développer l'enseignement £ je crois que c'était la première fois que cela était demandé au Collège de France depuis François 1er. J'ai donc rétabli une tradition qu'il vous importera, messieurs, de poursuivre plus tard, de façon que de temps à autres les grands professeurs, intellectuels, appelés à réfléchir, qui connaissent les structures de l'Etat, puissent donner conseil. Et l'un des points essentiels sur lesquels il faut insister était celui-là. Il y a bien entendu une excellence, ceux qui font mieux que les autres £ mais il n'y a pas d'excellence entre les disciplines : elles se valent. Et un pays, un grand pays comme le nôtre, a besoin des uns et des autres. C'est donc comme à une cohorte d'ouvriers et d'artisans indispensables, que je m'adresse en cet instant.\
J'ai déjà eu le plaisir de vous accueillir dans le passé, pas forcément les mêmes, mais un certain nombre d'entre vous, et je suis très heureux de l'occasion qui m'est donnée de vous recevoir à nouveau et donc de revoir certains d'entre vous et de faire connaissance des autres. Cela a une très grande force symbolique, ce titre de "meilleur ouvrier de France". Il évoque bien des valeurs fondamentales, et d'abord l'amour du métier £ ensuite un grand savoir-faire, une capacité d'expression, j'ai dit tout à l'heure de beauté, d'esthétique, la maîtrise de l'outil et la perfection technique qui ne peuvent se passer de la maîtrise de l'esprit. C'est aussi un concours qui récompense des femmes et des hommes qui travaillent souvent dans des techniques de pointe, dans les métiers nouveaux. Il n'y a pas que les métiers traditionnels, bien qu'il faille aussi les honorer, mais il faut suivre l'évolution de la technique, l'évolution des temps £ il faut que la France dispose des meilleurs ouvriers possibles dans tous les domaines : ceux qu'on a coutume de connaître à travers les générations et ceux qui se révèlent comme des techniques et savoir-faire indispensables avec l'évolution de la technologie.
- Je félicite donc les lauréats, je ne pourrai tous les connaître, mais je suis heureux et flatté qu'ils soient aujourd'hui les hôtes de la Présidence de la République et je veux qu'ils rapportent chez eux, quand ils rentreront à la maison, dans leur famille, le sentiment d'avoir reçu le juste prix qui les honore et nous honore. Vous savez on ne se passera jamais de la qualité. La quantité elle est facilement fournie, car la qualité c'est de l'exigence, et l'exigence par rapport à soi-même. Il n'y a pas de haute société, de progrès, il n'y a pas de grands pays qui n'ait à son propre égard une forte exigence. On ne fait rien dans la mollesse, dans la faiblesse, et en tout cas certainement pas dans l'ignorance !
- Je pense qu'il faut s'appuyer sur une grande tradition ouvrière dont vous êtes porteurs, en même temps sur une forte imagination, pour s'adapter aux conditions nouvelles, adopter notre tempérament à d'autres formes de culture, qui ne sont pas semblables aux autres, à toutes les formes nouvelles d'expression. Il faut aussi assurer aux métiers une reconnaissance économique et sociale dont, il faut le dire, le niveau de salaire est un élément appréciable, en tout cas indispensable. Il ne faut pas séparer les choses, il faut avoir les moyens de vivre.
- Peut-être, devrions-nous finir par ignorer comme nous l'avons dit tout à l'heure, M. le Président et moi-même, une sorte de fausse hiérarchie entre les formations professionnelles et celles que l'on dit être générales.
- La récente décision que vous ayez prise de créer un concours général, pour ces disciplines spécifiques, dans les classes de baccalauréat professionnel, me paraît une initiative très utile. Je pense que ceux qui l'ont prise ont eu raison. Je ne reviendrai pas sur ce qui vient d'être dit.
- Votre présence, votre nombre sont bien la preuve que vous représentez un élément très vivant et très fort de la Communauté nationale, je ne peux que vous inviter à persévérer. On en a vraiment besoin. Notre pays reste un des grands pays du monde grâce à la qualité de ses travailleurs et de ses entrepreneurs. Il reste contre vent et marées, et en dépit de la multiplicité des concurrences nouvelles, l'un des quatre premiers pays du monde pour ses exportations et pour son niveau de développement économique. Et pourtant notre démographie continue d'être relativement faible par rapport à celle de peuples infiniment plus nombreux que nous. Il faut penser à cela, et savoir que grâce à vous et à d'autres, grâce aux meilleurs et qui s'affirment comme tels, la France reste le pays qu'ils aiment mais aussi le pays qu'on respecte dans le monde.\
Alors, à mon tour je vais remettre les médailles. Ne croyez pas que je sois une machine à distribuer des médailles : quelquefois, il y en a qui pensent que le Président de la République, il sert à cela. Je les mets en garde contre cette interprétation peut-être risquée. Mais enfin, il sert aussi à cela !
- Je serai d'ailleurs infiniment plus modeste dans mon entreprise de ce soir que ne l'ont été mes prédécesseurs. Je ne parle pas des Présidents de la République, mais de différentes personnes, qui ont distribué quelques trois cents cinquante médailles.. Vous imaginez, si j'avais eu... ! Je me contenterai avec grand plaisir des neufs qui me sont proposées, mais je féliciterai les autres, ceux auxquels je n'aurai pas remis moi-même la distinction qu'ils méritaient, mais qui ont été eux aussi distingués.
- La sélection a été faite par les autorités compétentes. Je pense que cela n'a pas dû être une tâche facile, ce n'est jamais une tâche facile. Mais je remettrai cette distinction d'abord, à M. Robert Klotz, dont on a dit à l'instant qu'il était le fils de Lucien, - que de fois en ai-je entendu parler ! - de ce fondateur du concours des Meilleurs Ouvriers de France, M. Klotz, Honoris Causa en 1931, a consacré une grande partie de sa vie professionnelle, mais cela a aussi dû prendre beaucoup sur sa vie familiale, à l'organisation de l'exposition nationale du travail.
- Puis je veux remercier les organisateurs, en particulier M. Boisivon, que vous avez entendu, Mme Saurat, présidente de la Société des Meilleurs Ouvriers de France. Je vous dis : revenez ! Je ne peux pas vous dire "revenez me voir", mais revenez : vous faites partie de ce qui fait le meilleur de la France. C'est donc une vertu intemporelle qui n'est pas spécialement la vôtre, ni la mienne, qui regarde simplement la continuité d'un pays : le nôtre, qui a su démontrer à travers les temps qu'il était capable de produire des chefs d'oeuvres, de ne jamais cesser d'en produire. Car le renouvellement des générations doit assurer la continuité du talent, du savoir-faire, de la conscience professionnelle et, après tout on ne va pas s'en plaindre, de la réussite.
- Voilà, je vous remercie d'être venus si nombreux. Vous êtes peut-être un peu serrés, mais maintenant, j'ai fait ouvrir les fenêtres : n'hésitez pas à sortir dans le parc. Pendant je ne sais combien de temps, ce mur était fermé, hermétique : il n'y avait pas de fenêtre, parce qu'il ne fallait pas voir ce que faisait le Président de la République de l'autre côté. Alors je l'ai fait ouvrir : cinq porte-fenêtres de ce côté-là et, je ne sais pas pourquoi on les a dissimulées, cinq autres qui sont au bout de la pièce. Que l'air pénètre ici ! Que vous soyez libres d'utiliser les quelques quarts d'heure dont vous disposez maintenant à l'intérieur ou à l'extérieur : vous êtes ici chez vous, vous êtes les bienvenus !.\