20 mai 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le souvenir de Jean Zay, son arrestation et son exécution et sur la notion de patriotisme, Orléans le 20 mai 1994.

Monsieur le maire,
- mesdames et messieurs,
- Je vous remercie de votre accueil. Il y a longtemps en effet que je suis venu à Orléans, sur un plan public, puisque, ministre des anciens combattants à l'époque, en 1947, je ne devrais pas le dire, j'ai, auprès du Président de la République de l'époque, accompli une visite officielle. Pendant longtemps les chemins m'ont conduit par ici, non seulement en raison des souvenirs familiaux que vous venez d'évoquer, monsieur le maire, mais aussi parce que cette ville, son passé, ses moments d'histoire m'ont toujours attiré et je suis revenu à deux reprises, en tant que chef de l'Etat, aux fêtes de Jeanne d'Arc.
- Je viens de prendre part à l'inauguration de la Médiathèque. Je commencerai par ce qui marque l'avenir et j'ai pu constater que cette médiathèque offrait par l'image, par le livre, par le son, par le film, par les vidéos et par tous les moyens les plus modernes de l'informatique, un champ extrêmement étendu à celles et ceux d'entre vous qui veulent affiner leur culture, en commençant par les enfants.
- Je crois vraiment que la ville d'Orléans, en agissant ainsi, a commencé par où il fallait commencer. C'est par la culture et tous les moyens qu'elle offre à l'intelligence de l'homme qu'un pays devient grand et vous avez beaucoup de choses à dire en tant qu'Orléanais. Vous avez pris une large part à l'histoire de la France et vous avez beaucoup à dire en tant que Français. Vous avez pris une large part à l'histoire d'un pays, le nôtre qui aujourd'hui construit l'Europe.
Je suis donc particulièrement heureux de m'adresser à vous, mesdames et messieurs en cette belle circonstance, à quoi s'ajoute évidemment le souvenir douloureux qui vient d'être évoqué par M. Sueur, le souvenir de Jean Zay et de tout ce qui a accompagné cette période, des crimes, des crimes contre l'esprit mais des crimes aussi contre la chair des hommes, le meurtre, des meurtres souvent inexplicables si l'on pense à la façon dont notre pays aurait dû supporter à l'unisson le drame de l'occupation plutôt que de se diviser entre ceux qui servaient l'ennemi, les meurtriers, et ceux qui en étaient les victimes.
- Nous sommes ici, chez Jean Zay, dans la ville qui était et qui est restée celle de sa famille, la ville qui l'a vu naître, qui l'a envoyé au Parlement, qui lui confia divers mandats locaux, la ville qui demeure gardienne attentive de sa mémoire.
- A Orléans mieux qu'ailleurs, on connaît la brève mais brillante carrière de celui qui débuta en 1932. Il avait alors 28 ans. Il avait été fait sous-secrétaire d'Etat dans le gouvernement Sarraut de mars 1936, avant d'être appelé en juin à l'Education nationale où il restera jusqu'à son départ aux armées.
- Jean Zay a illustré à l'Education nationale l'oeuvre du Front populaire dont je continue d'être fier. J'avais moi-même à l'époque un peu plus de 20 ans et je me rappelle chacun des faits qui permirent à cette période difficile d'apparaître un demi-siècle plus tard comme l'une des périodes où l'on imagina, où l'on créa et où l'on construisit une large part de la France d'aujourd'hui.
- Enfin, je ne suis pas venu pour retracer la carrière politique de Jean Zay, vous la connaissez. Mais on ne comprendrait pas les mobiles de ceux qui l'ont conduit au supplice si l'on ne retenait pas les deux aspects essentiels et complémentaires de cette action qui fut celle d'un homme de progrès parmi les plus audacieux et d'un patriote parmi les plus lucides. Homme de progrès, il a bousculé les habitudes mais cela, c'est le rôle des hommes de progrès ou bien il n'y en aurait pas. Il a combattu bien des préjugés, son oeuvre à l'Education nationale a préparé, préfiguré l'évolution des décennies de l'après-guerre. Patriote, il fut l'un des rares membres du gouvernement auquel il appartenait, à dénoncer avec Georges Mandel, son aîné de vingt ans, les dangers auxquels on exposait la paix en permettant à l'Allemagne de remilitariser la rive gauche du Rhin.
Il fut détesté de tous ceux qui, par refus du progrès, étaient prêts aux pires compromissions, comme fut détesté Mandel, le confident et le disciple de Clémenceau. Ah ! on ne transigeait pas avec le patriotisme. Présents à Bordeaux où le Parlement avait été convoqué, passagers du Massilia, sorte de piège tendu aux patriotes et sur lequel ils avaient embarqué pour continuer la lutte, ils furent arrêtés dès leur arrivée au Maroc, reconduits en France, et jugés. Georges Mandel qui bénéficia d'un non-lieu de la justice militaire, qui n'était pas la moins exigeante, fut condamné malgré cela, par le chef de l'Etat en vertu de pleins pouvoirs judiciaires qu'il s'était arrogés, à un emprisonnement pour une durée indéterminée dans une enceinte fortifiée. Et il se trouva un tribunal militaire, pour considérer que la volonté de continuer la lutte était assimilable, voyez l'ironie des mots, à la désertion devant l'ennemi et pour condamner Jean Zay à la déportation.
- Georges Mandel prisonnier d'Etat fut transféré de prison en prison, jusqu'à sa déportation en Allemagne. Tandis que Jean Zay, expédié à Marseille dans l'attente d'une déportation problématique, fut ensuite incarcéré au quartier spécial de la prison de Riom.
- Voyez de quelle manière on servait la justice, où plutôt de quelle manière on s'en servait pour atteindre qui l'on voulait atteindre, quels que soient les mobiles et en dépit des procédures qui font d'un Etat qu'il est civilisé ou bien qu'il ne l'est pas. C'est à Riom, que Jean Zay a rédigé son livre "Souvenirs et solitude". Récit unique où les souvenirs de l'homme d'Etat alternent avec le journal du détenu. Et pendant de longs mois, Jean Zay va de l'un à l'autre, comme on va du passé au présent, ou du pensé au vécu. Mais à mesure que le temps s'écoule, le lecteur se demande si le prisonnier ne vivait pas sa véritable vie, dans l'évocation d'une histoire récente qui, au fil des années, devint l'histoire contemporaine. Et les séquences, comme dans un film se rejoignent enfin, comme si l'histoire avait rattrapé et englouti le quotidien.
- Lorsque Jean Zay approche du terme de son récit, on pense aux mots de la fin du mendiant d'Electre "j'ai raconté trop vite, et je me rattrape". Et le 20 juin 1944, on rattrapait Jean Zay. La Milice vint l'extraire de sa prison pour l'abattre dans un bois, près de Cusset dans l'Allier, par traîtrise. Il eut juste le temps de s'en apercevoir et de crier son amour de la France. Il avait dans les heures qui précédaient, crié à sa famille à quel point il l'aimait.
- Car c'était aussi un cercle étroit que celui-là, Mme Jean Zay et ses deux filles que je salue avec respect et amitié. Et les autres, le vieux père, et tous ceux qui devaient subir l'atroce souffrance, d'apprendre que cet homme de quarante ans, si riche d'espérance, si utile au pays, venait de disparaître.
- Comme lui, moins de trois semaines plus tard, Georges Mandel, renvoyé en France par les Allemands, était extrait par la même Milice de la prison de la Santé et abattu à son tour, en forêt de Fontainebleau. Ainsi disparaissaient deux témoins dont la survie eût été insupportable à quelques-uns.
Et quand on pense à la manière dont disparurent bien d'autres patriotes, qui s'étaient illustrés dans les combats les plus nobles, avant cette guerre là, - je pense à Victor Basch - je ne puis mieux faire pour conclure, me semble-t-il, que de citer la belle préface qu'un autre homme d'Etat de la même génération et de la même trempe, Pierre Mendès-France, écrivit en 1987 pour le livre que j'ai cité : "Souvenir et solitude". C'est Mendès-France qui parle :
- "Alors que notre époque a tant manqué de modèles et d'exemples, c'est un grand malheur pour le pays tout entier que Jean Zay ait été sacrifié à l'aube de la Libération. Il aurait été l'un des meilleurs, l'un des animateurs d'une génération qui en a été trop privée. Ceux qui l'ont assassiné ont porté un coup, non seulement, à ceux qui l'ont aimé mais à la France tout entière. Mais comment ne pas se désoler tout en étant fier de savoir qu'il a existé des hommes ou des femmes capables de sacrifier leur vie pour l'idée qu'ils portent en eux ? Je pense au grand malheur d'un pays comme le nôtre qui a perdu quelques-uns des siens parmi les plus riches d'espérance - pas d'espérance pour eux-mêmes mais d'espérance pour nous tous. Et les gens de la Milice savaient ce qu'ils faisaient. Ils se sentaient déjà perdus, ils voulaient entraîner dans le malheur et le désastre ceux qui représentaient la pérennité de la France".
- C'est pour moi une occasion que je considère comme importante, que de pouvoir, devant cet hôtel de ville, célébrer la mémoire de Jean Zay. C'est l'année des cinquantenaires. J'ai commencé au plateau des Glières : rappelez-vous ces maquis sacrifiés, parmi les premiers combats de la fin de la guerre. J'ai continué, avec vous, monsieur le ministre sur les plages du débarquement - et je dois dire que nous avons eu fort à faire - mais avec joie, en sachant que de plage en plage, nous célébrions l'héroïsme de milliers de combattants mais aussi la libération de la France. Et j'ai dû choisir parmi toutes ces cérémonies qui se proposaient à moi, celle qui me conduira au Vercors, celle qui me conduira à Toulon, comme celle qui m'a conduit à Oradour-sur-Glane, comme celle qui me conduit aujourd'hui avec vous, chers amis, à Orléans pour célébrer la mémoire d'un des hommes qui ont le plus marqué mon souvenir et sans doute le vôtre : je veux dire Jean Zay.
J'ai été très honoré par l'invitation de monsieur le maire et de la municipalité d'Orléans. Je les en remercie.
- Si je pouvais communiquer, aussi peu que ce fut, l'émotion sans doute, qui ne l'éprouverait en entendant la lecture de cette lettre, la dernière adressée aux siens £ mais si je pouvais communiquer au-delà de cette émotion - j'ai le sentiment qu'à travers le temps, la France continue par cette sorte de chaîne qui passe d'un homme à l'autre, d'une femme à l'autre, les témoins du pays, les acteurs de son histoire, les héros de sa pensée - y serais-je parvenu ?
- C'est ainsi en tout cas que je comprends l'histoire de France. Et je considère l'honneur d'un responsable politique comme devant chercher à s'inscrire dans cette haute lignée. Et dire cela à Orléans, qui, dès le point de départ de notre histoire de France, a signifié l'espérance et la volonté d'un peuple, je veux dire du peuple français, me rend très fier d'avoir été votre représentant alors que j'accomplis la dernière année de mon mandat.
- Je cherche d'abord à témoigner pour le pays qui est le nôtre, et des exemples, comme le dit Mendès-France, doivent être proposés en modèle et doivent être connus des enfants. On a besoin pour croire et pour espérer de savoir que d'autres sont allés jusqu'à la mort pour leur conviction, leur idéal, leur foi. Un grand pays, mesdames et messieurs, c'est cela.
- Vive Orléans, vive la République, vive la France !