14 avril 1994 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la coopération bilatérale franco-roumaine, la démocratisation de la Roumanie, sa volonté d'adhésion à la CEE et la relance du processus de paix en Bosnie, Paris le 14 avril 1994.

Monsieur le Président, mesdames et messieurs,
- Depuis ce matin, le drapeau roumain flotte sur Paris. Il a fallu, pour célébrer ces retrouvailles entre votre pays et le mien, monsieur le Président, que vos compatriotes combattent dans des conditions souvent très difficiles ou meurent pour la liberté. Ils méritent d'être honorés par la France qui a suivi, parfois avec inquiétude mais aussi avec espoir leur lutte, pour s'affranchir de l'oppression.
- Le peuple roumain l'ayant emporté, une vague de solidarité avec nos frères latins d'Europe orientale a parcouru la France. Après l'improvisation que dictait l'urgence, vint le temps de la réflexion et de l'organisation. La France a très vite apporté son concours à la construction d'une démocratie que la population appelait de ses voeux, comme j'ai pu le constater sur place lors de ma visite d'Etat en Roumanie les 18 et 19 avril 1991 et vous avez gardé le souvenir, monsieur le Président, vous me le rappeliez tout à l'heure, de notre visite à l'université qui avait le mérite d'être haute en couleur. Mais dans ce domaine, rien n'est encore acquis. On pourrait dire rien n'est jamais acquis mais cela a été dit par un autre que moi. C'est une oeuvre patiente et d'autant plus difficile, qu'elle succède à des décennies durant lesquelles tout venait d'en haut, toute initiative était suspecte et la passivité ou l'obéissance érigées en règle d'or.
- Malgré cela, la Roumanie s'est mise au travail avec un grand courage. En adhérant au Conseil de l'Europe, en octobre de l'an dernier, elle s'est engagée à achever la transformation de sa législation pour la mettre en conformité avec les normes exigeantes mais nécessaires des Etats démocratiques européens. Je crois savoir que votre parlement aura à accomplir rapidement, mais il s'y est engagé, cette tâche qui exige en particulier la ratification de la Convention européenne des Droits de l'Homme et le renforcement des garanties accordées à la liberté de la presse, aux minorités et à l'ouverture des frontières.
- Nous savons aussi que la démocratie se nourrit du sens de la responsabilité des citoyens. Il leur faut donc lutter contre les pesanteurs de toute sorte, bureautiques en particulier, les hésitations et les contradictions, parfois même la nostalgie d'un passé que les difficultés nombreuses de la période de transition pourraient aviver.
- Monsieur le Président, vos choix récents témoignent de votre volonté de ne pas quitter le chemin que vous vous êtes tracé lorsque vous avez été élu en 1990 et réélu en 1992, dans des conditions que chacun se plaît à reconnaître comme des élections libres. Le peuple roumain vous saura gré d'avoir su repousser la tentation de l'alliance avec les forces du passé pour parvenir bientôt à rallier, autour de votre projet de réforme, les forces démocratiques.\
Vous n'ignorez pas que mon pays est également très attaché à soutenir la transformation de l'économie roumaine.
- Car passer d'une économie ultra-centralisée à une économie moderne, ce n'est pas chose aisée. J'imagine vos difficultés. Il faut du temps, de la détermination, du savoir-faire, beaucoup d'obstination. Il faut savoir user d'autorité à l'égard des acteurs économiques qui sont dans la place, dans la mesure où cette place là ils l'ont choisie en d'autres temps, d'incitations à l'égard des investisseurs, de persuasion à l'égard de la population appelée à consentir d'inévitables sacrifices. Il faut enfin le soutien des institutions internationales dont le concours financier est indispensable à la réussite de cette entreprise.
- Je sais qu'après trois années difficile, votre économie s'est stabilisée en 1993 et qu'un accord sera bientôt trouvé avec le Fonds monétaire international. Ce sera, j'en suis sûr, un signal positif à destination des industriels et des financiers, de France ou d'ailleurs. Je crois que nous ne manquerons pas pour notre compte de les encourager à s'intéresser davantage aux opportunités qu'offre votre pays. Mais vous les rencontrerez au cours de ce voyage et vous leur direz de quelle façon vous voyez les choses. C'est vrai que si tout n'est pas, loin de là, achevé, le chemin parcouru en quatre ans est considérable. Je ne prendrai qu'un seul exemple : le secteur privé inexistant en 1989 crée aujourd'hui trente pour cent de la richesse nationale.
- A vos côtés, dans votre combat pour la construction de la démocratie et le développement économique, la France l'est également dans votre cheminement vers l'Europe. L'objectif affiché de la diplomatie roumaine est, nous le savons bien, d'adhérer à l'Union européenne. Elle était le premier pays à signer avec l'OTAN un accord de partenariat pour la paix. Elle a accueilli avec intérêt la proposition franco-allemande de renforcement des liens entre l'UEO et les pays de l'Europe centrale et orientale.
- Nous comprenons tout à fait votre désir de nous rejoindre. Avec nos onze partenaires de l'Union européenne qui seront, je l'espère, bientôt quinze, nous avons construit un ensemble, car depuis bientôt cinquante ans, l'Union a fait régner la paix entre ses membres. Elle leur a assuré une prospérité jamais atteinte auparavant au prix de contraintes considérables, (le respect des règles de la concurrence, l'aide aux pays déshérités) mais avec des résultats souvent spectaculaires. L'Union a accru l'influence de chacun dans le monde. Depuis sa création, loin d'avoir enregistré des défections, comme on les annonce régulièrement, elle s'est au contraire élargie et les pays qui frappent à sa porte sont de plus en plus nombreux.
- Ces pays sont désireux d'élargir l'Europe, comme on les comprend ! Mais il faut aussi, pour leur part, qu'ils comprennent que l'Union européenne en les recevant ne doit pas accepter non plus d'affaiblir ses structures. Et c'est de cette harmonie entre l'élargissement et le renforcement que naîtra l'Union européenne que nous appelons de nos voeux.
- En signant l'accord d'association qui vous lie à cette union, vous avez clairement manifesté le désir d'être avec nous plus encore qu'hier. Notre objectif est de construire pacifiquement une union politique d'Etats qui partagent les valeurs de la paix, de la démocratie et du progrès économique, social et culturel. Les querelles du passé, les méfiances réciproques, les rancunes ne peuvent avoir cours dans cet ensemble là. Il faut les abandonner sur le seuil.
- En attendant l'Union européenne vous aide déjà, monsieur le Président, d'ailleurs elle le doit, au moyen des divers programmes de coopération technique et financière qui sont à votre disposition. Elle le fera de plus en plus dans l'avenir. En tout cas, la France y veillera.\
Monsieur le Président, ma confiance dans l'avenir de la Roumanie est entière. Pourquoi ? Parce que vous êtes, vous, votre pays et votre peuple, déterminés et parce que vous n'êtes plus seuls.
- La Roumanie n'a jamais eu à souffrir dans son histoire de ses relations avec la France. Ce qui lui est arrivé d'heureux, par exemple en 1859, en 1918, s'est fait avec notre concours. Ses épreuves lui ont été infligées contre notre volonté ou en dehors de nous. Forts de cet attachement séculaire et de cette fidélité réciproque, nos deux pays peuvent continuer d'aller de l'avant. Ils le peuvent d'autant plus qu'ils ont en partage la langue française et une appartenance commune aux institutions de l'entente francophone.
- Je me souviens du jour où vous m'en avez fait la demande, et à quel point cela a été utile pour enlever le soir même certaines décisions au sein du Conseil de Sécurité.
- Comment ne pas évoquer, lorsque nous pensons au peuple roumain, ami de la France, et francophone, les noms de Constantin Francusi ou d'Eugène Ionesco, que nous venons de perdre, ou encore de Tristan Tzara ou d'Anna Brancovan, Comtesse de Noailles ? Permettez-moi également de rappeler, devant vous, quelques unes des réalisations récentes d'une coopération rénovée depuis 1989 : les jumelages de nos villes et nos villages, l'édition en commun de manuels d'apprentissage du français pour les jeunes Roumains, la diffusion à Bucarest de TV 5 et la création d'un institut français franco-roumain de gestion, fruit d'une collaboration très utile entre nos ministères de l'économie et des finances. Et si j'ai cité quelques noms reconnus par tous, j'ai également à l'esprit une liste assez longue d'écrivains, d'artistes, de toutes disciplines qui ont marqué, de façon importante, les relations entre la Roumanie et la France.
- Enfin, je concluerai sur ce chapitre en vous donnant l'assurance que la France ne ménagera pas ses efforts pour faire en sorte que tous ceux qui désirent apprendre le français puissent le faire. De ce point de vue, l'Union européenne est en retard. Nous avons tous besoin de faire un effort considérable et nous plus que vous, si j'en juge par la qualité de votre langue française lorsque vous nous parlez comme vous le faites ce soir. Nous aurions peut-être quelques difficultés à vous rendre la pareille, si nous étions amenés à vous parler dans votre langue.
- Il faut reconnaître qu'au regard de nos relations, sur le plan économique et commercial, nous n'en sommes quand même pas au point où nous devrions être. Nos échanges commerciaux ont certes progressé depuis quatre ans, en partie grâce aux crédits mis en place par la France. Près de huit cents sociétés franco-roumaines ont été créées et la France est, après l'Italie, le deuxième investisseur étranger. C'est bien, mais ce n'est pas assez car il s'agit souvent de modestes investissements. Si je suis confiant dans l'avenir c'est parce que je crois aussi que les entrepreneurs français, que vous verrez plus longuement demain, ont l'intention d'observer de plus près les progrès de l'économie roumaine. Qu'ils aient l'audace, l'esprit d'entreprise tout simplement à l'égard d'un pays si proche de nous, par tant de liens, l'histoire, la culture et aujourd'hui les liens industriels multiples qui ont été créés ! Oui je voudrais que nos entreprises comprennent bien que la Roumanie est un champ d'action digne de leur capacité !
- J'ajoute que l'accord de protection réciproque des investissements que nous devons conclure prochainement nous apportera une garantie qui manquait jusqu'ici.\
Je voudrais, monsieur le Président, vous dire combien nous apprécions la sagesse de la politique de la Roumanie dans cette période troublée que connaît la partie orientale de notre continent. Les bouleversements nés de la décomposition et de l'éclatement de l'Union soviétique, les difficultés actuelles de la Russie, la montée des nationalismes donnent à votre pays des raisons légitimes de s'alarmer. Vous y faites face avec calme et lucidité en prenant soin d'entretenir avec chacun un dialogue constructif. Vous n'ignorez personne. VOus n'inquiétez personne. C'est sans doute cela la sagesse.
- A ce panorama de la situation actuelle, il faut bien entendu ajouter le conflit qui déchire l'ex-Yougoslavie. Vous savez que depuis le début des conflits engendrés par la désagrégation de ce pays, la France n'a pas ménagé ses efforts politiques, diplomatiques et militaires dans le cadre des Nations unies pour aider à la recherche d'une solution, efforts sur le plan humanitaire également afin d'apaiser par le biais des forces internationales des Nations unies les cruelles souffrances des populations.
- Je ne veux pas revenir ce soir sur les étapes de cette tragédie, ce n'est pas le lieu, ce n'est pas le moment, ni sur les tentatives des uns et des autres. J'insisterai seulement sur le point suivant. En décembre dernier, un plan a été élaboré avec ténacité par MM. Owen et Stoltenberg. Il a reçu l'appui de la France et de l'Allemagne puis de l'Union européenne tout entière. Pourquoi ce plan serait-il considéré comme caduc ? Certes il n'était pas parfait mais jusqu'alors on doit considérer qu'il représentait la moins mauvaise solution possible. Il a manqué de peu d'être accepté par toutes les parties prenantes. Mais il ne l'a pas été et à la suite du massacre du marché de Sarajevo, l'étau a commencé à se desserrer et la négociation a repris sous l'impulsion américaine sans doute, mais sur des bases nouvelles qui avaient été fixées, déterminées par d'autres pays au premier rang desquels la France. Cela nous a permis d'avancer. Par la menace ? Non pas par la menace mais par la volonté de montrer qu'il n'était pas possible de poursuivre longtemps cette guerre si dangereuse pour tout le monde sans que l'organisation internationale ne s'interpose.
- Le moment n'est-il pas venu de réunir tous les efforts sans lesquels aucune solution durable ne sera trouvée.
- La situation, ce soir, sur le terrain en Bosnie Herzégovine montre, qu'il existe à nouveau un risque réel d'escalade. Nous n'en voulons pas. Mais nous avons des devoirs à remplir. Dans ce contexte, la France réaffirme son soutien à la Forpronu et appelle à la mise en place d'un véritable partenariat dans la négociation afin que l'Union européenne, les Etats-Unis d'Amérique et la Russie parlent d'une même voix. Ils le peuvent s'ils le cherchent. Et ils le cherchent pour relancer le plus rapidement possible le processus de négociation sur la base notamment des principes du plan de paix de l'Union européenne tels qu'ils avaient été approuvés au mois de décembre dernier.\
Je l'ai déjà dit et je le répète, votre avenir, monsieur le Président, mesdames et messieurs les Roumains que nous avons l'honneur de recevoir ce soir, votre avenir est en Europe. Mais je vous ai dit tout à l'heure que pour cela il faut accepter les règles nécessaires. Et je veux préciser dès à présent que pour notre part, nous n'y voyons que des avantages. Au sein de l'Union européenne, la France est sans doute le pays le mieux à même de vous comprendre et de vous aider.
- Ce n'est pas une objection de fond lorsque j'ajoute que l'Europe en s'élargissant ne doit pas s'auto-détruire, amolir ses structures et finalement donner raison à une conception d'un libre échange universel où chacun y perdra et l'Europe en tout cas. Donc les frontières de l'Union européenne devront bien un jour englober votre pays. C'est une question de bon sens. Il y va aussi de nos intérêts bien compris. Tous les Etats d'Europe centrale et orientale ont vocation à intégrer l'Union comme nous l'avons rappelé chaque fois dans les accords d'associations qui ont été passés avec eux tous sans exception. Mais il faut que soient réunies les conditions fixées sans aucune discrimination, et en soumission de la règle commune pour l'adhésion de tous les candidats. On ne peut pas faire tout et son contraire. On ne peut pas faire l'Europe en la détruisant. On doit comprendre que si nous n'étions qu'un agrégat de nations continuant d'obéir à ce qui fut leur rôle pendant le XIXème siècle, et l'ensemble du XXème les conséquences de cet état de choses seraient dramatiques pour le monde.
- D'ici là, la négociation d'un pacte pour la stabilité en Europe, celui qui a été proposé par la France, facilitera le rapprochement des pays concernés avec les Etats-membres de l'Union européenne. Il ne s'agit pas de créer de nouveaux principes de droit international mais de se référer à ceux qui existent et qu'on appelle en particulier les accords ou les principes d'Helsinki, pour établir des accords bilatéraux ou multilatéraux qui porteront sur des mesures concrètes d'instauration de relations de bon voisinage. La participation de votre pays à l'exercice en cours est l'une des clefs de la réussite, car la Roumanie, je veux le dire encore une fois, est nécessaire à l'Europe et nous vous attendons. Les questions de sécurité continuent à primer dans l'Europe de l'après-communisme et nous comprenons le légitime désir de la Roumanie de pouvoir librement choisir ses alliances.
- L'offre d'association à l'Union de l'Europe occidentale formulée à l'origine par la France et l'Allemagne n'a pas d'autre but que de répondre à votre souci de sécurité comme au notre.
- Voilà, monsieur le Président, mesdames et messieurs, l'état d'esprit dans lequel nous Français, nous vous accueillons et à travers vous tous les Roumains. C'est à eux que j'adresse ce message au-delà de vous, message d'amitié, message de solidarité et message d'espérance. A chacune et à chacun d'entre vous, personnellement, à ceux que vous aimez, au peuple roumain tout entier mais aussi et surtout en cet instant, monsieur le Président, à votre personne, je vais lever mon verre, selon la tradition, qui est la nôtre pour vous souhaiter bonheur, santé, prospérité, vive la Roumanie, vive la France !\