15 mars 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'importance historique et la portée actuelle du programme du Conseil national de la Résistance, Paris le 15 mars 1994.

Mesdames, messieurs,
- Quelle émotion et quelle fierté de se retrouver aux côtés de Robert Chambeiron qui vient de nous rappeler les conditions difficiles dans lesquelles le programme du CNR a été préparé, discuté et finalement adopté à l'unanimité des membres du Conseil. Aux côtés de Maurice Schumann qui a retracé pour nous l'itinéraire de Georges Bidault et son engagement dans la résistance aux côtés de Jean Moulin dont il fut l'ami et le collaborateur, avant de lui succéder à la tête du Conseil national de la résistance. Tous ces noms qui viennent d'être cités par Robert Chambeiron, par Maurice Schumann, et que je citerai moi-même, nous ramènent à un moment de notre histoire où la France connaissait de grands déchirements, mais une poignée d'hommes et de femmes tenait pour le pays tout entier et signifiait sa capacité de demeurer lui-même, fort de sa résistance.
- Les événements qui suivirent quelques années plus tard ne changent rien à cette réalité et il est bon que l'occasion nous soit donnée en cette circonstance et en ces lieux de n'hésiter aucunement à dire à ceux qui conduisirent la résistance qu'ils restent associés dans les belles annales de l'histoire de la France.
- Nous nous sommes recueillis il y a un moment devant la façade du 48 rue du Four, puisque le 27 mai 1943 s'y sont réunis pour la première fois sous la présidence de Jean Moulin - on vient de le dire - les 16 membres fondateurs du CNR dont bien peu sont encore parmi nous. C'est là qu'a commencé la brève mais décisive histoire - on ne le sait pas assez - du CNR. On a le rapport qu'en fit Jean Moulin, la manière dont s'est déroulée cette journée. En ouvrant la séance, Jean Moulin rappela les buts de la France combattante, tels que les avait définis le Général de Gaulle et il les formula en quatre points. Premièrement : faire la guerre, deuxièmement : rendre la parole au peuple français, troisièmement : rétablir les libertés républicaines dans un Etat où la justice sociale ne sera point exclue et qui aura renouvelé le sens de la grandeur, quatrièmement : travailler avec les alliés à l'établissement d'une coopération internationale réelle sur le plan économique mais aussi sur le plan spirituel, dans un monde où la France aura reconquis son prestige. Quatre points, nous le savons et nous y reviendrons dans un instant, qui ont préfiguré les grandes orientations de ce que sera le programme du Conseil national de la Résistance. Il est trop oublié et voilà pourquoi j'ai tenu à être auprès de vous, voilà pourquoi vous avez tenu vous-même à être ici, il est trop oublié, ce programme, et cette institution ! car une histoire commence avec le Conseil national de la résistance et nous n'en sommes pas sortis.\
Rappelons également que l'ordre du jour de cette séance inaugurale fut consacrée pour l'essentiel à la discussion d'une motion que Jean Moulin avait préparée avec Georges Bidault et qui est restée pour l'histoire la motion Bidault. Elle appelait le Général de Gaulle à prendre la tête d'un gouvernement provisoire et tout le monde sait qu'en apportant au Chef de la France libre, le soutien de l'ensemble des mouvements de la France résistante et celui de toutes les familles de la France républicaine, le CNR a joué un rôle décisif dans le dénouement de l'interminable crise à Alger. Quelques semaines plus tard, hélas, c'était le rendez-vous de Caluire mais la flamme qu'avait allumée Jean Moulin ne s'éteignit pas. Le CNR poursuivit sa tâche et lorsqu'il fut en mesure de se doter d'un nouveau président, Robert Chambeiron l'a parfaitement rappelé, c'est tout naturellement sur Georges Bidault que se porta son choix. L'année, mesdames et messieurs, qui suivit fut très dure. Bousculée et battue par l'armée soviétique, l'armée allemande se retrouvait au printemps 1944 sur ses bases de départ de juin 1941. Le IIIème Reich était aux abois mais les rigueurs de l'occupation en France comme ailleurs s'en trouvèrent aggravés et la répression de la résistance devint une guerre sans merci. Cependant le CNR s'organisait pour s'adapter plus encore aux conditions impitoyables de la lutte clandestine. Il y parvint sans renoncer à la règle démocratique qu'il s'était assignée. Il n'y eut plus, certes, de réunion plénière jusqu'à la libération de Paris mais aucune décision ne fut prise, qui n'eut été soumise et discutée, pour ainsi dire au jour le jour, par l'ensemble des composantes du Conseil National. C'est une chose qu'il faut savoir et enseigner pour rendre l'hommage qui leur est dû, à Georges Bidault, qui y veilla, à quelques autres qui sont ici, à quelques autres encore qui ont péri. Mais, en particulier, qu'on me permette de le dire, à Pierre Meunier et à Robert Chambeiron, qui à leur tour, veillèrent à perpétuer le souvenir, après avoir conduit l'action élaborée dans les conditions que je viens de rappeler. Plusieurs projets de programme avait été examinés et écartés. Robert Chambeiron vient de nous dire qu'il en avait été compté six, avant qu'un soit retenu. Ce qui prouve que la Résistance française perpétuait bien nos traditions. Enfin, il fut adopté. Mais il faut savoir que, dès le début, ce texte eut valeur de référence et qu'il a directement inspiré, non seulement l'action du gouvernement provisoire, mais également quelques-uns des grands textes d'après la Libération, jusques et y compris le Préambule de la constitution de 1946 qui nous régit encore.\
En fait, ce programme se composait de deux parties de longueur inégale. Je passerai sur la première, la plus longue, qui constituait un plan d'action immédiate, qui appelait à l'intensification de la lutte armée, qui déclenchait les opérations prévues par l'Etat-major interallié, la formation des comités de libération un peu partout. C'était important ! Ne mésestimons pas cette mise au clair ! Les dispositions prises par le CNR se sont inscrites dans notre histoire mais il reste que ce qui a fait la renommée de ce programme, ce qui lui a conféré une importance durable, ce sont les mesures destinées à assurer un ordre social plus juste, par l'établissement de la démocratie la plus large - une véritable démocratie économique et sociale - par l'extension du droit des peuples à l'époque colonisés, par l'affirmation du droit de tous à l'éducation et à la culture. Et je ne cite là que les têtes de chapitre. Elles sont assez éloquentes au demeurant pour donner une idée de l'inspiration de ce programme élaboré dans la nuit de l'Occupation par des combattants qui avaient réussi, pour un temps, à écarter ce qui pouvait les séparer. Et je retrouve, vous retrouvez là-dedans l'essentiel des grandes lois qui ont marqué les années qui ont suivi et qui continuent d'assurer la République, tant elles sont nécessaires à notre vie commune. Les années ont passé. Qu'en est-il cinquante ans plus tard ? D'abord, gardons la mémoire haute et soyez fiers, Chers Camarades, ici présents, de ce que vous avez accompli, comme devraient en être fières les générations qui ont suivi. Il n'est pas, dans mon propos, de dresser l'inventaire de ce qui a été accompli et, moins encore, de ce qui reste à faire, et pas même de ce qui a été fait et qui a été remis en cause. La commémoration qui nous réunit ne s'y prête pas mais elle est une occasion, elle est l'occasion de nous souvenir, de remettre en mémoire ce qui fut, en même temps qu'un grand événement, une grande espérance. La mémoire a ses ruses et ses pièges. Il n'est pas toujours facile de vivre, à la fois, dans le passé et dans le présent. Et la simple énumération des noms qui ont fait cette histoire suffit à le montrer. Mais le programme du Conseil national de la résistance ne pose pas ce genre de problèmes. Il a été, et il reste, l'expression de l'idéal commun de ceux à qui nous devons notre liberté, d'un idéal que les survivants des années sombres n'ont ni le droit ni le désir de renier. Nous devons assumer ensemble ce souvenir. Nous devons le transmettre intact aux générations qui nous suivent. Croyez-moi, mesdames et messieurs, elles en auront besoin ! Et merci pour nos morts. Merci pour notre histoire d'avoir voulu témoigner en ce jour, 15 mars 1994. C'est plus qu'un anniversaire, c'est notre histoire qui continue !\