3 février 1994 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, dans "Le Nouvel Observateur" du 3 février 1994, sur Marguerite Duras.
Le Nouvel Observateur.- Vous avez donc rencontré Marguerite Duras il y a bien longtemps, cinquante et un ans déjà...
- FRANCOIS MITTERRAND.- A l'époque, en 1943, c'était une très jeune femme extrêmement jolie, un peu eurasienne, avec un charme dont elle jouait sans cesse. Il faut imaginer ce qu'était Marguerite Donnadieu, cette finesse de tanagra qui était sienne. Oui, elle était comme cela, avec déjà ce tempérament assez dominateur que nous lui connaissons, gouvernant son petit monde, et on l'acceptait parce qu'on l'aimait. Depuis, j'ai connu toutes les périodes de sa vie, ce parcours qui l'a amenée à approfondir, améliorer, épurer. Je ne vois pas de césure dans son personnage.
- N.O.- Dans "La Douleur", elle a rencontré la Résistance, le retour de déportation de Robert Antelme.. C'est un livre dans lequel vous avez reconnu beaucoup de choses ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Oui, naturellement, puisque c'est un peu notre histoire. Mais je n'en ferais pas exactement le même récit. "La Douleur" n'est pas le plus rigoureux de ses livres. J'ai plutôt marché, comme tout le monde, avec "Un barrage contre le Pacifique", qui a un ton, un style, une façon d'être. "La Douleur" cependant me procure une plus grande émotion, bien que "L'Espèce humaine", le livre de Robert Antelme, reste à mes yeux le plus beau livre sur la déportation.
- N.O.- Marguerite Duras est-elle un grand écrivain ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Je pense qu'elle l'est, dans son genre qui est sobre et singulier. On ne retrouve pas chez Marguerite la forme traditionnelle qu'il y a chez Mme de La Fayette. Mais j'aime chez elle le dépouillement de la chair du style. Elle ne perd pas son temps, va à l'essentiel. J'ai horreur des imprécisions dans la langue française. Ses morceaux d'écriture sont sans bavures, sans chevilles. Elle n'éprouve pas le besoin de remplir. On pourrait dire que c'est immensément banal. Si on fait bien attention, ça ne l'est pas. Il y a quelque chose d'inattendu, qui donne de la couleur et du mouvement. Je crois que, chez Marguerite Duras, c'est plutôt une attitude de vie qui intéresse et qui retient.\
N.O.- Comment réagissez-vous à ce qu'elle affirmait sur vous, quelque temps avant 1981 : "Il y a en lui un doute fondamental, une répugnance à l'égard de tout ce qui est pouvoir" ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Je ne réagis pas. Si elle me décrit ainsi, c'est qu'il doit y avoir quelque chose de vrai. Mais je ne me reconnais pas entièrement. Avec elle on discute de tout. Peut-être est-ce arrivé que nous parlions de cela aussi.. Chaque fois que je la vois, elle me pose beaucoup de questions.
- N.O.- Et elle multiplie ses déclarations sur l'engagement, le communisme, la gauche. Parfois on a l'impression qu'elle brouille un peu les cartes. Elle ne vous agace pas ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Quand elle pourrait m'agacer, elle m'amuse. Elle est très péremptoire, et je la prends comme elle est. Parfois, certains de ses jugements me font rire, je le lui dis, mais je ne me dispute jamais avec elle. Ca lui plaît assez de choquer la gauche, qu'elle exprime pourtant fondamentalement. Elle est avant tout "réactive" à ce qui est conservateur et droitier. Depuis quelque temps, nous nous voyons moins. Elle ne veut pas venir à l'Elysée, c'est quelque chose qu'elle a dans la tête, elle n'en a pas envie, c'est tout. Moi, il m'est devenu difficile de continuer, comme je l'aimerais, la vie amicale ou de camaraderie que j'ai connue avec beaucoup. Mais nous en avons fait des dîners qui se terminaient tard !
- N.O.- En 1985, elle publiait dans "Libération" son "Christine V, sublime, forcément sublime", article dans lequel elle désignait la mère de Grégory comme meurtrière de son enfant. Comment réagit l'avocat que vous êtes ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Sur quoi est fondée son appréciation ? Je ne comprends pas ce que ça veut dire. Il s'agit de son intuition à elle. Je n'avais pas celle-là. C'est énorme de dire ça. Mais l'écrivain a beaucoup de droits. Je n'aurais pas le courage de lui fixer des limites. J'ai ce sentiment-là qu'on ne peut pas brider le besoin qu'a un artiste de s'exprimer comme il le ressent. Dans ses actes, c'est différent, quoique... écrire est un acte £ donc les frontières sont difficiles à tracer.
- N.O.- En somme, vous préférez être indulgent...
- FRANCOIS MITTERRAND.- J'ai beaucoup de considération pour Marguerite. Elle est d'une loyauté et d'une fidélité sans faille à mon égard. C'est important une telle amitié dans une vie.\
- FRANCOIS MITTERRAND.- A l'époque, en 1943, c'était une très jeune femme extrêmement jolie, un peu eurasienne, avec un charme dont elle jouait sans cesse. Il faut imaginer ce qu'était Marguerite Donnadieu, cette finesse de tanagra qui était sienne. Oui, elle était comme cela, avec déjà ce tempérament assez dominateur que nous lui connaissons, gouvernant son petit monde, et on l'acceptait parce qu'on l'aimait. Depuis, j'ai connu toutes les périodes de sa vie, ce parcours qui l'a amenée à approfondir, améliorer, épurer. Je ne vois pas de césure dans son personnage.
- N.O.- Dans "La Douleur", elle a rencontré la Résistance, le retour de déportation de Robert Antelme.. C'est un livre dans lequel vous avez reconnu beaucoup de choses ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Oui, naturellement, puisque c'est un peu notre histoire. Mais je n'en ferais pas exactement le même récit. "La Douleur" n'est pas le plus rigoureux de ses livres. J'ai plutôt marché, comme tout le monde, avec "Un barrage contre le Pacifique", qui a un ton, un style, une façon d'être. "La Douleur" cependant me procure une plus grande émotion, bien que "L'Espèce humaine", le livre de Robert Antelme, reste à mes yeux le plus beau livre sur la déportation.
- N.O.- Marguerite Duras est-elle un grand écrivain ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Je pense qu'elle l'est, dans son genre qui est sobre et singulier. On ne retrouve pas chez Marguerite la forme traditionnelle qu'il y a chez Mme de La Fayette. Mais j'aime chez elle le dépouillement de la chair du style. Elle ne perd pas son temps, va à l'essentiel. J'ai horreur des imprécisions dans la langue française. Ses morceaux d'écriture sont sans bavures, sans chevilles. Elle n'éprouve pas le besoin de remplir. On pourrait dire que c'est immensément banal. Si on fait bien attention, ça ne l'est pas. Il y a quelque chose d'inattendu, qui donne de la couleur et du mouvement. Je crois que, chez Marguerite Duras, c'est plutôt une attitude de vie qui intéresse et qui retient.\
N.O.- Comment réagissez-vous à ce qu'elle affirmait sur vous, quelque temps avant 1981 : "Il y a en lui un doute fondamental, une répugnance à l'égard de tout ce qui est pouvoir" ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Je ne réagis pas. Si elle me décrit ainsi, c'est qu'il doit y avoir quelque chose de vrai. Mais je ne me reconnais pas entièrement. Avec elle on discute de tout. Peut-être est-ce arrivé que nous parlions de cela aussi.. Chaque fois que je la vois, elle me pose beaucoup de questions.
- N.O.- Et elle multiplie ses déclarations sur l'engagement, le communisme, la gauche. Parfois on a l'impression qu'elle brouille un peu les cartes. Elle ne vous agace pas ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Quand elle pourrait m'agacer, elle m'amuse. Elle est très péremptoire, et je la prends comme elle est. Parfois, certains de ses jugements me font rire, je le lui dis, mais je ne me dispute jamais avec elle. Ca lui plaît assez de choquer la gauche, qu'elle exprime pourtant fondamentalement. Elle est avant tout "réactive" à ce qui est conservateur et droitier. Depuis quelque temps, nous nous voyons moins. Elle ne veut pas venir à l'Elysée, c'est quelque chose qu'elle a dans la tête, elle n'en a pas envie, c'est tout. Moi, il m'est devenu difficile de continuer, comme je l'aimerais, la vie amicale ou de camaraderie que j'ai connue avec beaucoup. Mais nous en avons fait des dîners qui se terminaient tard !
- N.O.- En 1985, elle publiait dans "Libération" son "Christine V, sublime, forcément sublime", article dans lequel elle désignait la mère de Grégory comme meurtrière de son enfant. Comment réagit l'avocat que vous êtes ?
- FRANCOIS MITTERRAND.- Sur quoi est fondée son appréciation ? Je ne comprends pas ce que ça veut dire. Il s'agit de son intuition à elle. Je n'avais pas celle-là. C'est énorme de dire ça. Mais l'écrivain a beaucoup de droits. Je n'aurais pas le courage de lui fixer des limites. J'ai ce sentiment-là qu'on ne peut pas brider le besoin qu'a un artiste de s'exprimer comme il le ressent. Dans ses actes, c'est différent, quoique... écrire est un acte £ donc les frontières sont difficiles à tracer.
- N.O.- En somme, vous préférez être indulgent...
- FRANCOIS MITTERRAND.- J'ai beaucoup de considération pour Marguerite. Elle est d'une loyauté et d'une fidélité sans faille à mon égard. C'est important une telle amitié dans une vie.\