9 janvier 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien accordé par M. François Mitterrand, Président de la République, à l'AFP le 9 janvier 1994, sur la sécurité européenne et l'identité européenne de défense, les relations de l'Union européenne avec l'OTAN et le maintien de l'arrêt des essais nucléaires.

QUESTION.- La disparition du Pacte de Varsovie, l'enlisement de l'ONU, l'impossibilité dans laquelle se trouvent l'Europe et l'OTAN de mettre fin à la guerre dans l'ex-Yougoslavie ne requièrent-ils pas la création d'une nouvelle organisation de sécurité en Europe ? Ou bien, peut-on encore utiliser l'OTAN, toujours sous domination américaine, au besoin en élaborant un nouveau traité OTAN 2 ?
- LE PRESIDENT.- Il existe déjà plusieurs organisations chargées de la sécurité en Europe : la CSCE, l'OTAN, l'UEO. Sur le plan politique, le Conseil de l'Europe réunit toutes les démocraties et va sans doute s'élargir encore. Il faut que chacun joue le rôle qui lui est dévolu, en recherchant la complémentarité. Avec le traité de Maastricht, l'Union européenne est désormais apte à exercer des responsabilités de politique étrangère et de sécurité £ elle le montre avec l'initiative française du Pacte de stabilité qu'elle a approuvée en décembre, qui réunira tous les pays intéressés en avril à Paris.\
QUESTION.- Précisément, le Sommet de l'Alliance atlantique se réunit les 10 et 11 janvier à Bruxelles. Quatre ans après l'effondrement du communisme et la désintégration du Pacte de Varsovie, l'un des objectifs premiers de cette réunion, organisée à l'initiative des Etats-Unis, est de redéfinir les missions et le rôle de l'Alliance dans un monde où la menace principale à l'Est a disparu. Comment, dans un tel contexte géo-politique, voyez-vous les évolutions possibles de l'OTAN ? Faut-il qu'elle s'adapte ? Quelle place la France pourrait-elle occuper dans une OTAN renouvelée ?
- LE PRESIDENT.- La première adaptation qui s'impose, est de prendre en compte l'identité européenne.
- Il n'y a pas eu une seule rencontre avec le Président Bush où nous n'en ayons parlé. Et cela faisait suite à des discussions amorcées au sein de l'Alliance, à Londres en 1990, puis, plus nettement à Rome en 1991. Depuis, c'est-à-dire en novembre dernier, la ratification du Traité de Maastricht est intervenue. Pour la première fois, la Communauté européenne, devenue l'Union européenne, se dote de compétences dans le domaine de la politique étrangère et de la sécurité commune, et se fixe comme objectif la formation d'une véritable identité européenne de défense, puis d'une politique de défense et de sécurité commune pouvant conduire le moment venu à une véritable défense commune. Aux Etats-Unis, l'administration du Président Clinton semble vouloir prendre en compte cette capacité progressive de l'Union européenne. C'est en tout cas l'impression que j'ai eue lorsque j'ai rencontré M. Clinton.
- Tout cela mérite qu'Américains et Européens débattent ensemble. J'attends beaucoup de la discussion que nous aurons avec le Président Clinton. Les progrès que nous pourrons accomplir pour affirmer l'identité européenne de sécurité et de défense, donneront en effet à la relation qui unit Européens et Nord-Américains dans l'Alliance le dynamisme dont nous avons tous besoin pour faire face aux exigences de paix et de sécurité sur le continent.
- A Rome, nous avions posé les principes de transparence et de complémentarité entre les différentes institutions chargées des questions de défense, et notamment entre l'OTAN et l'UEO £ ces principes n'ont pas changé. L'UEO est désormais clairement désignée comme composante de défense de l'Union européenne cela, à la suite d'une proposition que le Chancelier Kohl et moi-même avions faite le 14 octobre 1991. L'objectif est que les relations entre l'OTAN et l'UEO permettent à chacune de ces deux institutions, de remplir au mieux son rôle, en harmonie avec l'autre.
- Dans le cadre de l'Union européenne, la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), l'UEO, le corps européen, tout cela s'emboîte. Ne créons pas de problème là où il n'y en a pas. Avançons. C'est l'intérêt de l'Alliance comme celui des Européens.
- Nous irons au sommet, nous Français, avec la volonté de mener une discussion de fond, qui permettra ensuite aux diplomates et aux experts, de traduire en termes pratiques les orientations et les principes sur lesquels nous nous serons accordés.
- Autant dire que la France, membre à part entière de l'Alliance, y tiendra toute sa place. Notre situation militaire particulière au sein de l'OTAN, qu'il n'y a pas de raison de changer, ne pose aucun problème nouveau, ni pour nous-mêmes, ni pour nos alliés qui en connaissent parfaitement les raisons.\
QUESTION.- L'OTAN vient de proposer que certaines de ses unités puissent être mises à la disposition de l'UEO, reconnaissant ainsi la nécessité d'une identité européenne de défense. Est-ce l'aboutissement de la mutation de l'OTAN que souhaite la France, ou faut-il encore aller plus loin et obtenir, par exemple, que la fonction de SACEUR (commandant suprême allié en Europe) soit assurée par un Européen ?
- LE PRESIDENT.- La mise à disposition de moyens de l'OTAN à l'UEO peut être une évolution intéressante, sous réserve d'un examen précis des modalités et des dispositions concrètes. Ce ne peut pas être un aboutissement. Dans notre esprit, ce qui est essentiel, c'est que l'OTAN comme l'UEO, qui, elle, agira pour le compte des Douze, puissent remplir leurs missions sans qu'il y ait dépendance d'une organisation par rapport à l'autre (ce qui serait contraire au principe de complémentarité), ni concurrence entre elles, ce qui serait à l'origine de gaspillages et de double-emplois absurdes. Les travaux en cours devraient permettre aux deux organisations de recourir en plein accord aux moyens disponibles, après que des procédures d'information et de consultation mutuelle auront été arrêtées. Ainsi que nous l'avons montré, avec le corps européen, il n'y a pas d'antinomie entre le développement de l'UEO et l'OTAN dès lors que l'on admet que, pour ce qui concerne les missions autres que celles découlant de l'article 5 de l'OTAN, leur définition, leur préparation et leur mise en oeuvre obéissent à des procédures spécifiques, ah hoc, selon leur nature particulière. L'expérience récente prouve que le maintien de la paix impose une adaptation permanente des structures militaires aux objectifs de chaque mission. De ce point de vue, l'organisation militaire intégrée ne témoigne pas de toute la flexibilité souhaitable.\
QUESTION.- Le traité d'Union européenne prévoit la mise en place d'une politique de défense et de sécurité commune. L'Eurocorps belgo-franco-allemand, rejoint par les Espagnols, constitue l'un des premiers moyens de cette défense commune. Comment la future défense européenne peut-elle s'harmoniser avec l'OTAN, sans heurter la susceptibilité de l'allié américain ?
- LE PRESIDENT.- Le corps européen a démontré déjà qu'il n'y avait pas d'antinomie entre l'Alliance et l'identité européenne de défense, puisque des procédures ont été établies qui permettront d'engager le corps européen au profit de l'OTAN comme de l'UEO. A tort, certains avaient pu craindre que ce projet n'affaiblit l'OTAN £ personne ne le prétend plus aujourd'hui. Je souhaite que ce qui a pu être fait à l'occasion du corps européen, lui-même appelé à s'élargir, soit développé par la constitution d'autres unités multinationales du même type, par exemple maritimes.\
QUESTION.- Vous avez récemment accepté le principe d'une présence du ministre de la défense et du chef d'Etat-major des armées - absents des instances de l'OTAN depuis le départ de la France du commandement intégré en 1966 - à certaines des réunions de l'Alliance sous réserve que ces dernières traitent d'opérations de paix impliquant des militaires français. Cette évolution n'est-elle pas le signe avant-coureur d'un retour progressif et non avoué de la France dans le commandement intégré de l'OTAN ? Pourquoi ne pas adopter, comme le demande l'OTAN, un statut similaire à celui de l'Espagne qui est présente dans toutes les instances de l'Alliance sans pour autant être soumise au commandement intégré ?
- LE PRESIDENT.- Non, il n'y aura pas de retour dans le commandement intégré de l'OTAN. A propos de l'ex-Yougoslavie, et en particulier de la Bosnie, et parce que les Forces françaises y sont les plus nombreuses, j'ai autorisé en décembre 1992 des officiers français à participer à des travaux d'état-major, conduits à l'époque dans l'hypothèse où l'OTAN aurait été mandatée, en application des résolutions des Nations unies, pour assurer la mise en place d'un règlement pacifique et "sécuriser" certaines zones. Finalement, l'OTAN n'est pas jusqu'à présent intervenue, et ces plans n'ont donc pas été mis en oeuvre. Cependant, ce que j'ai accepté en 1992 pourrait être appliqué à l'occasion d'autres missions de maintien de la paix et, dans les mêmes conditions, c'est-à-dire quand des troupes françaises seront impliquées, sous réserve qu'une décision française d'engager nos troupes ait été prise par les autorités nationales compétentes. Cela ne pourra être décidé que cas par cas. Le ministre de la défense et le chef d'état-major pourront alors participer aux réunions au cours desquelles sera prévue ladite mission. Tout cela n'a rien à voir avec un retour dans les commandements intégrés, puisque ces missions de maintien de la paix s'inscriraient dans des procédures distinctes de celles qui découlent de l'article 5. N'oublions pas que les missions de maintien de la paix peuvent être décidées par le Conseil de Sécurité des Nations unies et par la CSCE.
- Le maintien de la paix assumé par l'OTAN n'est qu'une hypothèse parmi d'autres. Elle n'en a pas le monopole. Dire cela, ce n'est que faire un constat.\
QUESTION.- Où en est la réflexion sur une doctrine nucléaire européenne ? Les Européens accepteront-ils, et sous quelles conditions, une protection nucléaire par la France et la Grande-Bretagne, en remplacement de celle des Etats-Unis, qui se désengagent militairement de l'Europe, une zone dont ils semblent se désintéresser (cf ex-Yougoslavie) au profit d'autres régions du monde comme le Pacifique ?
- LE PRESIDENT.- Vous vous référez aux propos que j'ai tenus au lendemain de la conclusion du Traité de Maastricht, créant l'Union européenne. Je disais alors : "Ce début de défense pose des problèmes qu'il faudra résoudre. Je pense en particulier à la puissance nucléaire. Est-il possible de concevoir une doctrine européenne ? Cette question-là deviendra une des questions majeures de la construction d'une défense européenne commune". L'acuité du sujet s'affirmera à mesure que l'Union européenne réalisera son identité politique en même temps que son identité de sécurité et de défense. Cela prendra du temps, mais ne doit pas être perdu de vue. Cependant, il n'y aura de doctrine nucléaire européenne, de dissuasion européenne, que lorsqu'il y aura des intérêts vitaux européens, considérés comme tels par les Européens, mais compris également comme tels par les autres. Vous voyez qu'un long chemin reste à faire d'ici là. La France ne diluera pas les moyens de sa défense nationale en un tel domaine, sous aucun prétexte. Quoi qu'il en soit, il ne peut s'agir de je ne sais quel "remplacement" - pour reprendre votre terme - des Etats-Unis. Cette question n'est pas posée £ l'engagement militaire des Etats-Unis en Europe demeure au centre du lien transatlantique, et donc de l'Alliance.\
QUESTION.- Faudra-t-il, pour établir cette éventuelle dissuasion européenne, reprendre les essais et proposer à la Grande-Bretagne d'organiser en commun, par exemple, des expérimentations ? Chef des Armées, vous avez affirmé la nécessité d'une reprise des essais jusqu'à la fin de votre mandat - contre une grande partie de la classe politique, dans la nouvelle majorité en particulier. L'argument de ceux qui affirment la nécessité d'une reprise des essais pour acquérir la capacité de simulation ne semble pas vous avoir convaincu. C'est pourtant la conclusion d'un récent rapport parlementaire. Cette étude est-elle de nature à faire évoluer votre position ?
- LE PRESIDENT.- Si j'ai décidé un moratoire sur les essais, après avoir invité Américains, Russes et Anglais à faire de même - c'était en avril 1992 -, c'est parce que nous avions atteint - au dire de tous nos experts - la suffisance qui assurait la crédibilité de notre dissuasion. MM. Bush, Eltsine et Major m'ont dit oui. En 1993, le Président Clinton a demandé de prolonger ce moratoire. Pas question de lui dire non puisqu'il s'engageait sur la même voie que nous. Certes, les Chinois qui sont très en retard, ont poursuivi leurs expérimentations £ je souhaite qu'ils rejoignent notre attitude.
- Je reste tout à fait hostile à une reprise d'expériences nucléaires pour la France, tant du moins que nos partenaires respecteront leur engagement. J'en débats avec le Premier ministre et les autres ministres responsables.
- Notre dissuasion nucléaire est crédible et suffisante aujourd'hui, et on estime qu'elle le restera encore pas mal d'années. D'ici là, il faudra remplacer les composantes plus anciennes. Des études sont en cours, les décisions seront prises en temps utile. Par ailleurs, j'ai pris en 1992 des décisions qui donneront aux sous-marins de nouvelle génération décidés en 1983 un nouveau missile qui comporte une amélioration majeure, celle de la portée. C'est dans cette voie que l'on continue de travailler, en sachant que ce missile pourra également être installé au plateau d'Albion. Dans ce contexte, nous accélérons avec le Premier ministre, notre programme de simulation, c'est-à-dire d'expérimentations en laboratoire, qui doit être traité comme une grande priorité.
- Au moment où le monde entier se préoccupe d'enrayer la menace que constitue, pour tous et donc également pour nous, la prolifération des armes nucléaires, la France détient, par son initiative pour un moratoire sur les essais, un capital politique, diplomatique et moral plus grand que jamais. Donner le signal d'une nouvelle course aux armements serait le contraire de ce que j'attends de la France. Si cela nous conduit à mettre plus de temps pour acquérir toutes les techniques de la simulation, une réflexion sur l'état géopolitique de la planète montre que nous disposons de ce temps. D'ici là, notre force atomique continuera de dissuader quiconque songerait à nous menacer.
- Le rapport parlementaire est intéressant, mais il ne m'a pas convaincu. Cpendant, sur bien des points, la discussion peut être profitable. Je l'approfondis pour l'instant avec M. le Premier ministre et les ministres compétents de même qu'avec les membres du Conseil de Défense que j'ai réunis en décembre et que je reverrai de nouveau avant la fin de ce mois. Quoiqu'il en soit, et mes interlocuteurs le savent, je n'ai pas l'intention d'autoriser de nouveaux essais nucléaires.\
QUESTION.- Récemment sorties de l'emprise soviétique, mais toujours préoccupées par la menace venue de Russie, nombre de nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale souhaitent adhérer à l'OTAN. Moscou ne cache pas son hostilité à une telle perspective. Que doivent faire les Occidentaux ?
- LE PRESIDENT.- Je me suis entretenu récemment de cette question avec le Président Walesa, à Gdansk, et avec le Président Havel à Prague. Elle a fait également l'objet d'échanges de vues avec le Président Eltsine. Le besoin de sécurité qu'éprouvent les anciens membres du Pacte de Varsovie, ainsi que les Etats, désormais indépendants, issus de l'éclatement de l'Union soviétique est légitime. Chacun, quelle que soit sa taille ou sa situation géographique a droit à la sécurité. Je l'ai sans cesse répété notamment lorsque je me suis rendu en 1992 dans les trois Etats baltes. C'est ce que dit la Charte de Paris, dont la CSCE est garante. Quelles sont aujourd'hui les menaces les plus immédiates pour la sécurité des Etats de l'Est de l'Europe ? Ce sont d'abord les problèmes de frontières et de minorités. Instaurer en amont les fondements d'une véritable sécurité, reposant sur la stabilité et la confiance, suppose qu'ils soient réglés. C'est avec cet objectif que l'Union européenne a décidé de répondre favorablement au projet présenté par M. Balladur d'organiser, en 1994, une conférence visant à désamorcer par avance les contentieux qui pourraient surgir en Europe de nouveaux problèmes de minorités ou de frontières et d'aboutir à la conclusion d'un Pacte de stabilité. Le contre-exemple, nous le connaissons tous, est celui de la désagrégation de l'ex-Yougoslavie. Dans ce cas, l'imprévoyance et l'impatience ont précipité le drame. L'appartenance à une Alliance ne permettrait pas de faire l'économie du règlement de ce problème. Gardons-nous de telles illusions.
- D'autre part, la France et l'Allemagne ont proposé que les Etats déjà associés à l'Union européenne, avec la perspective d'une adhésion, disposent, dans le cadre de l'UEO, d'un statut qui réponde à leur attente en matière de sécurité. L'ensemble de ces initiatives doit converger pour donner à la sécurité du continent une assise plus forte et prévenir, par la négociation, des crises qu'autrement tout laisserait craindre. Dès 1991, à Rome, j'avais soutenu l'idée d'une discussion sur ce sujet avec les pays d'Europe centrale et de l'est. Si certains d'entre eux s'estiment en mesure aujourd'hui d'assumer les obligations et les responsabilités qui découleraient d'une appartenance à une organisation de défense, qu'il s'agisse de l'OTAN ou de l'UEO, il est dans leur droit le plus strict de faire valoir cette perspective. Mais ce sont des questions graves, à examiner avec sérieux. Sans reconnaître à quiconque un "droit de veto", qui d'ailleurs n'aurait aucune légitimité juridique et politique, encore faut-il que l'intérêt manifesté pour les organisations de défense ne soit pas en lui-même facteur de tension et d'insécurité pour d'autres. J'approuve donc l'idée d'un "partenariat pour la paix" afin de renforcer la sécurité de tous les Etats d'Europe centrale et de l'est.\