7 décembre 1993 - Seul le prononcé fait foi

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Déclaration de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de l'inauguration du Pont d'Arcins à Bordeaux, sur l'ouverture sur l'Europe du réseau routier et ferroviaire français et sur l'initiative de croissance européenne et la proposition française de grand emprunt pour la relance économique, Bordeaux le 7 décembre 1993.

Mesdames et messieurs,
- Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux, dans sa conclusion, vient de tracer le début de ma réponse. Nous nous sommes, en effet, connus en 1943, excusez-nous, et à une époque que vous imaginez aisément. Le temps a passé, un demi-siècle, et c'est pour moi aussi une joie que de me retrouver dans cette ville, avec à mes côtés, celui qui non seulement en est le maire, mais qui a rempli de très hautes fonctions et qui a incarné et incarne toujours une part de notre République et un moment d'histoire de notre patrie. Je suis heureux de le retrouver ici, devant cette table et devant les siens, après tant de services rendus mais avant, je l'espère, d'autres à venir. Si nous sommes réunis, c'est grâce à un pont £ un pont va d'une rive à l'autre, ordinairement, c'est sa fonction. Il a pour objet de joindre deux fractions d'un territoire, séparées par la nature, c'est donc toujours une valeur symbolique qu'il me serait trop facile de commenter en ce jour, mais il n'y a pas si longtemps que la Garonne a été franchie comme cela plusieurs fois. Moi j'ai connu dans mon enfance, car je venais souvent à Bordeaux, le vieux pont de pierre, puis les autres ponts sont venus : St-Jean, le pont d'Aquitaine, celui d'Arcins aujourd'hui. C'est un immense progrès et en effet, cette fraction de l'Aquitaine et sa capitale se sont trouvées ainsi réunies à tout ce qui se trouve au Nord : le nord de la ville, les autres villes voisines, mais aussi les provinces. Moi, pour qui Bordeaux était la grande ville, je suis né assez près d'ici, par un hasard du destin, (le hasard qui nous gouverne tous), juste sur le bord de l'autre région où l'on parle l'autre langue, (je suis de langue d'oïl) mais également près d'une rivière, qui n'avait pas la largeur et la majesté de la Garonne - quelques mètres seulement - mais qui en effet séparait ce qu'on appelle aujourd'hui la région Poitou-Charente de la région Aquitaine et nous étions fort différents.
- L'attraction de Bordeaux, le fait que par la suite j'ai souhaité me fixer pour ma vie personnelle dans cette région a fait que j'en parcours très souvent les chemins, toujours avec le même plaisir.
- Mais le fait que ce quatrième pont soit aujourd'hui édifié et que nous venions l'inaugurer, a pour moi beaucoup de signification. C'est le résultat d'un travail considérable. On y a pensé, il y a déjà longtemps, de trente à quarante ans, comme on avait pensé à réaliser les autres passages qui surplombent le fleuve. Mais chacun sait, surtout dans cette salle, tous les administrateurs, les élus locaux qui sont ici, savent bien le temps qu'il faut, la peine, les difficultés pour réunir le financement, et combien pour vaincre les réticences, les oppositions, les lenteurs ! La patience et la volonté sont nécessaires, ce sont deux vertus sans lesquelles on ne construit pas un pays, et on les retrouve à tous les tournants de l'histoire de France, pour les grandes choses et pour les petites, si on appelle petite, l'inauguration d'un pont sur la Garonne, mais ce n'est pas si simple, vous le savez.\
J'ai toujours attaché beaucoup d'importance à la réalisation de grandes infrastructures d'intérêt national, et comme le disait tout à l'heure M. le ministre de l'équipement, on commence par inaugurer les travaux des autres, on continue en inaugurant les siens, et on laisse l'essentiel de ce qu'on a fait être inauguré par ses successeurs. C'est la vie de chaque génération parce qu'il faut beaucoup de temps pour réaliser des travaux d'une telle importance. Je considère ce pont d'Arcins comme une des belles réalisations de ce temps-ci et je suis convaincu que la population en tirera une grande satisfaction et surtout une grande commodité, en même temps que les gens qui passeront par là et qui s'épargneront une traversée difficile de la ville. J'ai connu vos embouteillages, j'ai pesté contre les quarts d'heure qu'il fallait pour aller d'un bout à l'autre de la ville, et je reconnais qu'aujourd'hui, c'est presqu'un agrément par les grandes voies de circulation de traverser le fleuve, la ville, les alentours, les communes sub-urbaines pour aller vers les Landes girondines et les autres où je vais si souvent. Mais cela a exigé une bonne entente entre l'Etat qui a supporté à peu près la moitié de l'effort financier et les autres, c'est-à-dire la région, la collectivité urbaine, les communes, le département, et je sais que chacun a rempli son devoir.
- On me dit qu'ici au total trois milliards et demi de francs ont été investis, 45 % par l'Etat (j'ai augmenté sa part exagérément) 25 % par la communauté et le département et 5 % par la région.
- Cette idée de rocades s'impose désormais dans toutes les moyennes ou grandes villes de France. J'ai pu faire réaliser, avec le concours des gouvernements qui se sont succédés, aussi bien des rocades à Lyon, où cela était si nécessaire, que dans plusieurs autres grandes villes de notre pays. Mais je voudrais vraiment rendre hommage aux élus de cette région dont je connais bien le tempérament - il n'est pas toujours très facile - et qui ont de l'imagination et qui savent avoir de la rigueur.
- On me permettra d'évoquer l'un d'entre eux, Pierre Garmendia car à travers les années, j'allais dire les deux dernières décennies, j'évitais presque de le rencontrer tant le pont d'Arcins harcelait sa pensée et finissait par s'imprimer sur la mienne. La preuve, c'est que j'ai fini par arriver et le pont aussi ! Je sais aussi le rôle que le président de la Communauté urbaine et le président du Conseil général ont joué et celui particulièrement important que je tiens à signaler de MM. Chaban-Delmas et Madrelle unis dans cet effort.\
Comment allez-vous faire maintenant ? J'ai constaté qu'en l'espace de ces deux derniers siècles, la ville de Bordeaux était passée de cent mille habitants à une agglomération, non pas la ville elle-même mais les communes voisines, de six cent cinquante mille habitants. Des travaux multiples s'imposent donc, qui coûteront cher et qui exigeront des futurs responsables, une constance si cette région ne veut pas perdre la course qui s'est engagée désormais entre les régions de France et maintenant les régions d'Europe. Il faut aussi songer aux moyens d'y venir, d'en sortir, une ouverture vers l'Espagne est nécessaire. J'ai été partisan de l'adhésion de l'Espagne au Marché commun, comme on disait naguère, aujourd'hui à l'Union européenne et je m'inquiète. Je rappelle au gouvernement ici représenté que, si j'entends souvent parler de la liaison TGV du côté de Perpignan, j'aimerais entendre parler, plus souvent encore que ce n'est le cas, de la liaison TGV par ici.
- Il est facile de se faire applaudir ici quand on dit cela, mais je n'exprime pas cette idée pour l'applaudissement, je crois que ce serait rendre justice à la région Aquitaine qui n'est pas jalouse naturellement de ce qui pourrait arriver de bien pour la région Midi-Pyrénées ou pour la région Languedoc-Roussillon. Il faut équilibrer la France et cela en fait partie. Il faut le reconnaître, le gouvernement a une charge écrasante si l'on songe aujourd'hui à la nécessité d'ouvrir notre pays dans le cadre de cet ensemble européen vers les pays voisins. Nous sommes allés en Espagne, il y a quelque temps, nous étions en Italie, là vous avez pu, monsieur le ministre annoncer l'ouverture par la Savoie d'un nouveau moyen de transport et de voies de communication vers l'Italie, cela sera bien nécessaire et cela a été bien accueilli.
- Nous sommes sollicités de toutes parts pour hâter ensuite les travaux de Paris vers Strasbourg, et ensuite, pour aller plus loin, vers le sud de l'Allemagne ou l'Autriche. Le TGV du Nord a été lancé il y a bien peu de temps et déjà on parle de le prolonger vers la Belgique, la Hollande et une autre partie de l'Allemagne. Le TGV sud-ouest est lui aussi de date récente, cela fait beaucoup de choses à faire à la fois et si je demande davantage, c'est pour reconnaître le travail accompli.
- Vous avez aussi beaucoup travaillé, monsieur le maire - je vous appelle comme ça ici - c'est bien normal - pour la réhabilitation de vos quartiers. L'habitat social, les grands ensembles qui ont été hérités des années 60 et 70 représentent un effort de rénovation urbaine souvent contesté mais qui au total aboutit à faire de Bordeaux une ville moderne tout en veillant à faire valoir l'admirable centre ville qui représente une des plus belles réalisations architecturales des siècles passés.\
Voilà, monsieur le maire, mesdames et messieurs, quelques considérations, je les continuerai dans un moment à Libourne où d'autres travaux routiers également nécessaires au contournement d'une ville moyenne s'ajouteront aux vôtres, de telle sorte qu'en direction du centre de la France, on disposera maintenant de moyens de communiquer qui n'étaient pas si aisés à réaliser à cause de la difficulté du relief.
- Je profite de l'occasion qui m'est donnée pour ajouter ceci. Dans quelques jours, dès jeudi soir, et jusqu'à samedi, aura lieu un Conseil européen d'une importance exceptionnelle, non pas parce qu'il sera concomitant d'une négociation sur le GATT - dont chacun parle - qui revêt aussi une très grande importance - mais parce qu'il s'agit de donner un nouvel élan à l'Europe, à l'Europe communautaire qui, sans être en quoi que ce soit responsable de la crise dont nous souffrons, subit dans l'opinion publique une désaffection dûe précisément au fait que depuis vingt ans le monde industriel occidental n'a pas été capable de surmonter la dépression dont il souffre encore aujourd'hui. Et je considère que, parmi les moyens que cette Union européenne - ratifiée depuis si peu de temps, dont il ne faut pas non plus attendre immédiatement de miracles - a de donner un signal, un des moyens le plus sensible, le plus concret, le plus évident, serait l'acceptation d'un vaste plan de relance de la croissance, qui tournerait essentiellement autour de l'extension des moyens de communication, de leur multiplication en même temps que les soins à donner à l'environnement.
- Nous avons eu de la peine à convaincre nos partenaires. Lorsque j'ai parlé d'un grand emprunt en le situant aux alentours de 100 milliards d'Ecus, les critiques ont été nombreuses. C'est vrai que la question de l'Europe est finalement assez parcimonieuse mais en réalité, ces 100 milliards, il ne s'agirait pas de les dépenser d'ici le 31 décembre prochain ! Cela doit s'étaler sur un certain nombre d'années. On va dire quatre ou cinq ans. Mais cela permettrait d'engager d'immenses travaux d'infrastructure qui donneraient un élan déterminant à l'emploi en Europe. Des centaines de milliers d'emplois, ça ne résoudrait pas la question des millions de chômeurs mais ce serait la marque d'une volonté européenne qui viendrait s'ajouter à la volonté nationale. Et j'espère que cete initiative, dite de croissance pourra être validée à la fin de cette semaine.\
Nous avions, je viens de le dire, des partenaires très réticents, en particulier nos voisins et amis allemands. Les conversations que nous avons eues la semaine dernière, nous laissent penser que si nous sommes capables de définir quelques secteurs, et à l'intérieur de ces secteurs, des projets concrets, dans l'esprit de ces partenaires - très précis et très proches - le sentiment que cela servira à quelque chose l'emportera et qu'on n'assistera pas à un saupoudrage ou à des dépenses inutiles. Pourquoi ne serait-ce pas possible - alors que nous faisons la démonstration en France - que nous sommes capables de réaliser de grands progrès ? La France est aujourd'hui le pays dont l'économie - cela vous paraîtra étrange - est la mieux tenue et pas simplement depuis six mois. Cela veut dire qu'il a fallu des années et des années pour que notre pays, si cruellement frappé par deux guerres mondiales en si peu de temps, puisse revenir au premier rang mondial. Faut-il le répéter ? Sur le plan de l'économie, il est au quatrième rang après des pays à beaucoup plus forte densité démographique. Sur beaucoup d'autres plans, il marque en Europe une dynamique qui n'est peut-être comparable à aucune autre, le retard pris sur l'Allemagne fédérale a été rattrapé en tenant compte du fait que l'Allemagne a aujourd'hui près de 80 millions d'habitants et que c'est un grand pays puissant, organisé, discipliné, méthodique où nous avons beaucoup de grands et de beaux exemples à prendre mais sans jamais nourrir le moindre complexe.
- La France a derrière elle mille ans d'histoire où elle a prouvé qu'elle était capable de supporter toutes les concurrences.
- Aujourd'hui, nous sommes ensemble et il n'est plus question de s'opposer les uns aux autres, du moins par les armes. Il faut simplement garder à l'esprit que les concurrences sont la loi de l'espèce et qu'il faut donc chercher à être les meilleurs partout où on le peut et on le peut souvent. J'observe dans la région Aquitaine que si vous avez beaucoup souffert, si vous continuez de souffrir d'un chômage accru par la cessation d'activité d'un certain nombre d'industries, on aperçoit ici et là des signes de renaissance et déjà se créent de nouvelles entreprises qui, je l'espère, parviendront à compenser le trouble subi au cours de ces dernières années. Je sais que l'on peut compter sur vous. On peut compter sur les gens d'Aquitaine, on peut compter sur les gens de la Gironde. Ils feront de leur pays, qui est une petite partie du nôtre, un centre très important. Vous êtes maintenant sur toutes les grandes routes, pas simplement de Compostelle mais sur toutes les grandes routes qui marquent ce que l'on pourrait dire le centre vital de l'Europe. Eh bien, agissez ! Continuez dans la ligne engagée par quelques-uns de vos anciens, veillez à préserver l'unité de base et, quelles que soient les querelles, elles sont dans la nature aussi des choses, perpétuez cet effort national dont vous êtes les artisans. L'exemple du pont que nous allons inaugurer ne sera qu'un point de détail dans un effort historique qui portera ses fruits plus tard quand nous ne serons plus là, mais dont nous pourrons dire que nous avons été les acteurs.\