16 août 1993 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à "Sud Ouest" le 16 août 1993, sur la crise du système monétaire européen et la spéculation contre le franc, sur les initiatives françaises en Bosnie, sur l'Europe de l'Est et sur la cohabitation.

QUESTION.- Monsieur le Président, le système monétaire européen vient de connaître sa crise la plus grave. Comment l'analysez-vous aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- La crise économique mine depuis longtemps le monde occidental et s'est aggravée avant que la Communauté eut mis en place les structures monétaires capables de résister à la spéculation. Le gouvernement de Pierre Bérégovoy avait connu, l'an dernier, deux puissantes vagues spéculatives qu'il avait colmatées avec le concours de l'Allemagne en refusant, déjà, toute dévaluation. Mais la fragilité du système monétaire n'avait pas cessé pour autant. Si le franc a tenu, la plupart des autres monnaies ont craqué. Nous venons de subir la troisième offensive. On connaît la suite. Plutôt que de tirer de cette situation la leçon que le système est inutile ou dangereux je pense, à l'inverse, qu'il conviendrait de l'affermir. Ce n'est pas le franc que la spéculation veut abattre mais le système européen lui-même.
- QUESTION.- Est-ce qu'après coup, il ne vous arrive pas de vous dire que si vous aviez avec l'Allemagne, par exemple, créé sans attendre un embryon de monnaie unique, au lendemain du référendum, ça n'aurait pas été une bonne chose ?
- LE PRESIDENT.- La monnaie unique, c'est à quoi l'on tend. Mais le traité de Maastricht a fixé des échéances qui ne permettaient pas de faire n'importe quoi. Au moment du référendum français, du 20 septembre dernier, la ratification du traité n'était pas acquise dans plusieurs autres Etats-membres. Le traité n'existait donc que sur le papier. Maintenant que la phase des ratifications se termine, on pourra aller de l'avant avec les pays qui s'y déclareront prêts. Pourquoi pas ?
- QUESTION.- Le Premier ministre à Chamonix, a évoqué la possibilité d'une intitiative française contre les effets pervers de la spéculation.
- LE PRESIDENT.- Je trouve insensé et immoral que la spéculation, procédant, à coups de milliards de dollars, puisse obtenir raison contre les Etats qui, eux, représentent les intérêts de leurs peuples, c'est-à-dire de dizaines et de dizaines de millions de gens dont la vie quotidienne en est bouleversée et qui n'en peuvent mais, c'est un défi à la démocratie. Il faut que les Etats se concertent. Je ne compte pas sur je ne sais quelle forme de répression pour y mettre un terme. La vérité est qu'il n'y aura pas de convergence monétaire durable sans une meilleure convergence économique. Que les partisans de l'Europe le comprennent ! Plus d'Europe, une monnaie unique et la volonté politique que cela suppose, et l'on parviendra à maîtriser les conspirations de l'argent.
- QUESTION.- Etes-vous satisfait de la façon dont la crise monétaire a été traitée par le gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Cette crise a été suivie sans désemparer par le Premier ministre et par moi-même et nous n'avons pas cessé de nous entretenir de l'évolution des choses. Je ne vais pas désapprouver après coup ce que j'ai approuvé sur le moment. D'autant plus que c'était la moins mauvaise des solutions.\
QUESTIONS.- Les derniers propos du Chancelier Kohl ont été compris comme le signe d'un moindre empressement à la mise en place de l'union monétaire. Qu'en pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que l'intervention du Chancelier a été tirée dans un sens qui n'était pas le sien. C'est vrai qu'il a envisagé l'éventualité d'un retard d'un ou de deux ans dans le processus d'union monétaire, ajoutant que ce ne serait pas une affaire terrible au regard de l'oeuvre entreprise. Je n'ai pas vu là-dedans la marque d'un moindre empressement mais le constat d'une indéniable difficulté. L'important, comme il l'a remarqué lui-même, est de maintenir les obligations mutuelles acceptées à Maastricht et au besoin de les resserrer, de faire plus d'Europe et pas moins. Et plus vite.
- QUESTIONS.- Aujourd'hui, quand on évoque les relations franco-allemandes, on dit facilement tout et son contraire. Comment, pour votre part, sentez-vous leur évolution ?
- LE PRESIDENT.- Les relations sont bonnes. Mais il ne faut pas confondre bonne entente et entente sans questions, sans problèmes. Cela n'existe pas ! Il n'y a pas de raison pour que, a priori, les intérêts de l'Allemagne se confondent avec les intérêts de la France. La volonté politique consiste à les harmoniser autant qu'il est possible. D'où d'indispensables compromis, dès lors qu'ils n'affectent pas nos intérêts vitaux. Tout le monde le sait, nous divergeons sur le GATT, sur l'ex-Yougoslavie, sur les taux d'intérêt, du moins dans l'immédiat. Mais nous en discutons et nous n'oublions pas ce qui nous unit. Je pense que le couple franco-allemand, dans son état actuel, justifie l'espérance de ceux qui l'ont conçu après la seconde guerre mondiale. Il continuera d'être à la base des grandes initiatives européennes.
- QUESTION.- Monsieur le Président, l'ampleur des problèmes liés à la réunification allemande avait été sous-estimée, chacun en convient aujourd'hui, et le Chancelier le rappelait au peuple allemand ces jours-ci. Est-ce que le poids de la réunification n'est pas susceptible de détourner l'Allemagne de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Le problème de fond est celui-ci : l'unité allemande peut-elle être séparée de l'unité européenne ? La volonté du Chancelier Kohl, qui a présidé à la réunification de son pays, a été, dès le point de départ, de rendre ces deux démarches inséparables. De même que la division de l'Allemagne, au lendemain de la guerre, a correspondu à la coupure de l'Europe, de même l'unité allemande aujourd'hui doit aller de pair avec l'unité européenne. Cette pensée est aussi la mienne et celle de beaucoup d'autres responsables en Europe.
- QUESTION.- Comment relancer l'Union politique mise à mal par la récession et la crise monétaire ?
- LE PRESIDENT.- Le rendez-vous de 1994, deuxième phase de l'Union économique et monétaire, avec notamment la création de l'Institut monétaire, reste inchangé. Quant à l'union politique, j'espère que le Conseil européen extraordinaire d'octobre permettra sa relance. La France doit, dès maintenant, y réfléchir.
- QUESTION.- Que pensez-vous de la proposition renouvelée de M. Major de créer un écu lourd destiné aux échanges commerciaux.
- LE PRESIDENT.- Pourqoi une treizième monnaie dans l'Europe communautaire ? Allons plutôt, dans les meilleurs délais, vers la monnaie unique.\
QUESTION.- L'an dernier, à la même époque, vous rejetiez toute idée d'intervention en Bosnie, au-delà des missions de protection et d'aide aux populations. Cette attitude n'a pas toujours été bien comprise. Est-il concevable maintenant que l'OTAN, poussée par les Etats-Unis, intervienne au nom de l'ONU ?
- LE PRESIDENT.- J'ai toujours été opposé à une intervention armée de la France en Bosnie. Nous y aurions été seuls. Ni les Etats-Unis, ni l'Allemagne, ni la Grande-Bretagne, ni l'Italie, pour ne citer que ceux-là, n'étaient disposés à y prendre part.
- En revanche, la quasi-totalité des initiatives prises pour rétablir la paix ou adoucir le sort des populations en péril sont françaises. Exemples : la plus riche d'avenir, une Cour d'arbitrage pour la prévention et le règlement des conflits £ la plus démonstrative : l'envoi dans l'ex-Yougoslavie et sous les couleurs de l'ONU, de près de 5000 de nos soldats, de loin le plus fort contingent au service de la paix £ la plus récente : la reconnaissance par les Nations unies de zones de sécurité, à l'intérieur desquelles les villes de Bosnie à population prédominante musulmane seront protégées par les forces internationales, la mission de ces forces ne se limitant plus à des actions humanitaires. Je note à ce sujet, et c'est important, que rien ne peut être entrepris militairement, notamment par bombardement aérien, sans l'assentiment du Secrétaire général des Nations unies et, sur place, du commandement de la FORPRONU, assuré actuellement par le Général français Cot.
- QUESTION.- Comment ne pas avoir le sentiment que l'on a quand même entériné les conquêtes serbes ?
- LE PRESIDENT.- Il s'est créé une situation sur le terrain qui a conduit les deux négociateurs mandatés par le Conseil de sécurité et par la Communauté européenne à répartir les zones d'influence entre les trois communautés de Bosnie, croate, serbe et musulmane. La France n'a reçu mandat ni de l'ONU ni du destin de rendre la justice à travers le monde ou de s'en faire le gendarme. Cela ne veut pas dire que nous n'agissions pas chaque jour pour limiter les effets cruels de la guerre et pour qu'elle cesse. J'ai admiré l'attitude et les actes du général Morillon en Bosnie, qui m'a paru représenter de la meilleure façon l'action et la mission de la France. Mais les décisions à prendre relèvent de l'organisation internationale.\
QUESTION.- La situation des pays de l'europe centrale souligne la difficulté des nouvelles démocraties. Quelle est, à vos yeux aujourd'hui, la responsabilité de la Communauté à leur égard ?
- LE PRESIDENT.- Ces pays font l'expérience de la liberté, salutaire et difficile. Ils n'y étaient pas préparés. La responsabilité des puissances occidentales est très grande à leur égard, car il serait dramatique que les peuples libérés de l'emprise soviétique puissent considérer un jour, que leur asservissement était préférable à leur libération.
- La Communauté a plusieurs devoirs. Le premier est de renforcer ses propres structures. Le second est de s'élargir aux pays capables de souscrire aux obligations communautaires. Le troisième est d'assumer la responsabilité directe qui est la sienne sur l'évolution du continent. Elle le fait déjà, par des aides multiples, mais cela manque d'une ligne directrice.
- Il faut que les peuples d'Europe centrale et orientale puissent participer à égalité de compétence, de dignité et de responsabilité politique aux décisions qui les concernent.
- Quand j'ai parlé de confédération européenne, le 31 décembre 1989, c'était dans cet esprit. On peut préférer une autre formule mais elle devra s'inspirer du même principe. C'est là que j'attends la Communauté. Il lui appartient de concevoir un projet pour le continent tout entier. La France est prêt à s'engager.\
QUESTION.- Quel bilan faites-vous des cinq mois de cohabitation ?
- LE PRESIDENT.- La règle de la cohabitation, ce sont nos institutions. Si les Français ont aujourd'hui le sentiment que la cohabitation fonctionne correctement, c'est parce que les principaux partenaires respectent la loi suprême. Ce qui ne signifie pas que nous ayons renoncé les uns ou les autres à nos convictions, à nos choix politiques et économiques, et à notre désir de les exprimer. On le constate de-ci, de-là. Mais l'obligation commune est de servir le pays. A cette fin, je tiens compte, comme je le dois, de la volonté exprimée par la majorité des Français il y aura bientôt cinq mois. On comprend, j'en suis sûr, que cela ne m'est pas toujours facile. Cela ne m'empêche pas de dire ce que j'ai à dire sur ce qui touche à l'essentiel, pour le présent et l'avenir.
- QUESTION.- La réforme récente de la Constitution était conforme à vos voeux mais n'en reste pas moins très limitée. Qu'en pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite qu'on aille plus loin, notamment pour la défense des libertés des citoyens et pour les droits du Parlement.
- QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez émis des réserves sur la privatisation d'Elf-Aquitaine. Nous sommes en Aquitaine et la société y a toujours eu des responsabilités particulières, elle qui a fondé son développement sur les ressources de son sous-sol.
- LE PRESIDENT.- J'ai déjà fait savoir que je regrettais cette privatisation. La majorité et le gouvernement pensent autrement. Le vote de la loi relève de leur domaine. Quoi qu'il en soit, il convient de prendre des précautions pour que l'Etat préserve les droits du pays et pour qu'il n'y ait pas d'appropriation par des intérêts étrangers ou par des intérêts privés qui n'auraient cure des intérêts nationaux. Espérons que le dispositif adopté sera suffisant.
- QUESTION.- Le chômage continue de croître sans que s'annonce un véritable début de reprise économique. Est-ce que vous ne craignez pas que cette sorte d'impasse dans laquelle nous nous trouvons finisse par déboucher sur une crise sociale inattendue et difficilement contrôlable ? LE PRESIDENT.- Je souhaite que les syndicats affirment leur maîtrise et soient en mesure d'assurer la défense légitime des intérêts dont ils ont la charge. Tout en défendant les travailleurs, ils aideront ainsi la France à éviter l'affrontement social que vous redoutez. Le gouvernement devra parer avec la plus grande attention aux effets pervers des textes législatifs qu'il a fait voter. Je crois avoir perçu ce souci dans les récentes déclarations du Premier ministre. Ce n'est pas par hasard si j'ai demandé aux Français, au début de l'année, de protéger les acquis sociaux. Répétons cette évidence : la cohésion sociale est un facteur de réussite économique. Mais je profite de votre question pour affirmer qu'une des réponses possibles au chômage est européenne. Contrairement à ce que certains prétendent, l'Europe n'est pas facteur de chômage mais d'emplois. J'ai beaucoup soutenu l'initiative de croissance décidée au sommet européen d'Edimbourg. Une série de grands travaux a été prévue. Il est temps de les réaliser, mais aussi de les multiplier. C'est l'un des points sur lesquels je voudrais que la relance européenne fût assurée. Que la Communauté s'en persuade, elle y trouvera sa légitimité aux yeux des masses. Elargissons le débat : sans Europe sociale, nul n'y croira. Que de temps perdu ! En dépit du proverbe, rattrapons-le.\
QUESTION.- A part cela, Monsieur le Président, vous paraissez en bonne santé...
- LE PRESIDENT.- Je me porte assez bien pour vivre et faire mon travail.
- QUESTION.- L'an dernier, j'ai le souvenir d'un homme qui faisait face en peinant.
- LE PRESIDENT.- Vous étiez venu me voir au mois d'août, en effet. Oui, je peinais. J'ai dû être opéré avant d'avoir atteint mon objectif qui était de tenir jusqu'au référendum du 20 septembre. Mais, j'estime aujourd'hui être un privilégié. J'aime cette très belle confidence d'Arthur Ashe, le champion de tennis, qui est mort récemment du sida. Il écrivait, ou à peu près, dans son journal : "quand je suis tenté de penser "pourquoi moi ?" je songe aux grands bonheurs que j'ai connus. Et je ne disais pas alors "pourquoi moi ?".\