14 juillet 1993 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à TF1, France 2 et Europe 1 le 14 juillet 1993, sur la nouvelle cohabitation, l'emprunt Balladur et les privatisations, la lutte contre l'immigration, la réforme de la constitution et sur les questions internationales.
QUESTION.- Nous nous trouvons en direct de l'Elysée, la pluie, vous le constatez, nous a conduits dans la bibliothèque du chef de l'Etat. Monsieur le Président de la République, bonjour. Je vous remercie pour cet entretien que vous nous accordez en direct, entretien traditionnel du 14 juillet, mais celui-là est particulièrement attendu par les Français. Ce sera la seconde fois que vous allez vous adresser à eux depuis les élections, par notre intermédiaire, cette fois. Cet entretien permettra de connaître votre sentiment sur l'état du pays, un pays préoccupé, comme vous le savez mieux que quiconque, par le chômage, à l'intérieur et par les guerres ou le désordre à l'extérieur, mais un pays aussi satisfait, les sondages le montrent, par la nature des relations que vous avez su établir avec votre nouveau Premier ministre, Edouard Balladur. Ce 14 juillet 1993 contrastera peut-être avec le 14 juillet 1986, la question sera simple : comment vivez-vous, vous-même, monsieur le Président, cette nouvelle cohabitation et pourquoi cela marche ?
- LE PRESIDENT.- Les Français l'ont décidée, c'est tout. Pourquoi chercher d'autres raisons ? Les Français l'ont décidée, et ils ont voté, ils ont changé de majorité. Je suis là pour le constater, quelque opinion que j'en ai, et pour appliquer la Constitution, c'est-à-dire veiller à ce que la nation vive le mieux possible dans les circonstances difficiles.
- QUESTION.- Est-ce que l'équipe gouvernementale qui vous entoure et son chef Edouard Balladur, vous paraît une bonne équipe, et son chef a-t-il une stature, disons, d'homme d'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Vous me demandez une appréciation ? Monsieur Balladur, c'est moi qui l'ai choisi, pas par hasard, non seulement parce qu'il répondait, vraisemblablement, d'après beaucoup d'indications, au sentiment général de la nouvelle majorité, mais aussi parce qu'il a des qualités..
- QUESTION.- Il n'est pas de votre famille politique, mais est-ce que vous dites que c'est "votre" Premier ministre ?
- LE PRESIDENT.- C'est le Premier ministre.\
QUESTION.- Sous la Vème République, un Président de la République, monsieur Mitterrand, a tous les pouvoirs, vous les avez exercés pendant douze ans...
- LE PRESIDENT.- Tous les pouvoirs, non.
- QUESTION.- Enormément de pouvoirs.
- LE PRESIDENT.- Beaucoup, mais pas tous.
- QUESTION.- Alors, comment passez-vous de l'inspiration, de la maîtrise, de la presque toute puissance dans toutes les affaires à un rôle d'acteur, disons, plus modeste, presque de grand observateur ?
- LE PRESIDENT.- Non, il n'y a pas de toute-puissance, il n'y a jamais eu de toute-puissance du Président de la République. Ceux qui interprétaient cela en termes de toute-puissance se trompaient et, d'autre part, le Président de la République doit tenir le plus grand compte de la majorité. C'est un système, c'est une République parlementaire et les choix de la nation se font au Parlement. Même si les élections au suffrage universel du Président de la République confèrent à ce dernier un rôle d'une importance particulière - c'est évident, j'en ai l'expérience depuis de longues années - je dois tenir compte de la majorité parlementaire, c'est toute la différence.
- QUESTION.- Est-ce que la condition de la réussite n'est pas celle-ci : en ce qui concerne la politique étrangère, le domaine partagé, c'est l'une de vos expressions, le Premier ministre approuve vos orientations et en ce qui concerne la politique économique et sociale, vous le laissez faire pour reprendre le mot de Raymond Aron, vous n'êtes que "spectateur engagé" ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! c'est peut-être une peu réduire mon rôle, mais enfin..
- QUESTION.- Sur la politique économique et sociale..
- LE PRESIDENT.- Raymond Aron a disparu peu après que je sois devenu Président de la République, il n'a donc pas pu observer l'évolution des choses. Il n'en reste pas moins que c'était un grand esprit. Cela dit, je m'en tiens, moi, aux règles de la vie publique. Toutes les questions que vous me poserez à ce sujet me ramèneront à la même réponse : je m'en tiendrai aux règles de la vie publique, dans une République parlementaire où le Président de la République dispose d'une autorité particulière. Cette autorité est reconnue par les textes et par l'usage, notamment dans le domaine de la politique étrangère et de la défense. C'est ce que je fais, beaucoup moins dans le domaine de la politique intérieure, économique et sociale, puisque cela relève généralement de la loi et que la loi est votée par le Parlement. Le Parlement représente aujourd'hui une majorité qui n'est pas celle que j'ai moi-même préparée jusqu'à la victoire électorale de 1981 et assumée pendant toutes les années où elle a été en place, c'est-à-dire pendant 10 ans. Alors, on en tire les conclusions les plus naturelles. N'inventons pas des choses, n'inventons pas un système qui n'existe pas, je dois tenir compte des volontés du peuple.\
QUESTION.- Est-ce que la cohabitation pourrait se crisper ou se tendre de votre fait à un moment ou à un autre ?
- LE PRESIDENT.- On ne sait jamais. Oui, c'est possible, je ne sais pas. Je suis d'un caractère assez égal, mais je vois ce qui se passe. Si j'avais le sentiment que les intérêts de la France sont gravement compromis, je le dirais.
- QUESTION.- Y a-t-il des heurts que nous ne connaissons pas ?
- LE PRESIDENT.- C'est bien possible. Vous n'êtes pas au courant de tout !
- QUESTION.- Lors de nominations, par exemple, toutes les nominations se font de concert avec le Président ?
- LE PRESIDENT.- Quand elles relèvent vraiment d'une façon stricte de la volonté du gouvernement qui a besoin d'avoir auprès de lui les hauts fonctionnaires de son choix, je laisse le gouvernement me faire les propositions qu'il souhaite. Lorsqu'il s'agit de postes qui intéressent le pays et mon autorité, j'interviens, et lorsqu'il s'agit de changer un homme pour un autre sans qu'il y ait de raisons évidentes, je le fais observer.\
QUESTION.- Prenons un exemple que l'on connaît, la révision de la loi Falloux. Cette loi permet aux collectivités locales d'aider les écoles privées. Le gouvernement souhaite la réviser, c'est-à-dire souhaite permettre aux collectivités d'aider encore davantage les écoles privées.
- Vous avez repoussé l'inscription de ce projet à l'ordre du jour de la session extraordinaire, et Valéry Giscard d'Estaing a écrit dans le Monde : "C'est un glissement constitutionnel", comme s'il vous adressait un reproche.
- LE PRESIDENT.- J'étais au Japon et ce glissement est arrivé jusqu'à moi, un peu assourdi ... en fin de glissement !
- QUESTION.- Valéry Giscard d'Estaing a demandé au Premier ministre, c'est-à-dire à Edouard Balladur de s'interroger sur la légitimité de votre décision. Est-ce qu'il s'est interrogé en votre présence ?
- LE PRESIDENT.- Il faut l'interroger lui !
- QUESTION.- Il vous reproche d'avoir fixé l'ordre du jour.
- LE PRESIDENT.- Qui "il" ?
- QUESTION.- Valéry Giscard d'Estaing, estimant que ce n'est pas au Président de le faire.
- LE PRESIDENT.- Mais on peut discuter tant qu'on veut là-dessus. Le Parlement se réunit en session ordinaire deux fois par an pour trois mois. C'est la Constitution. De temps à autre, il estime ne pas avoir assez de temps pour en finir avec l'examen de projets ou de discussions qui l'intéressent. Alors, il se retourne vers moi, vers le Président de la République (c'était le cas précédemment du temps ou M. Giscard d'Estaing était lui-même Président de la République). Il dit oui ou il dit non. J'ai dit oui. Ensuite, on me présente l'ordre du jour, l'ensemble des lois que l'on aimerait bien voir examiner dans cette session extraordinaire. On me les soumet, c'est moi qui signe et je dis - ce qui s'est produit - cela fait beaucoup, ce n'est peut-être pas nécessaire d'avoir une session extraordinaire aussi chargée, alors je retire les projets qui me paraissent devoir être retirés de l'ordre du jour.
- Et quand, comme c'est le cas de la révision de la loi Falloux qui date de 1850, on me dit, il y a une extrême urgence, je me dis, voyons, cela fait exactement 143 ans qu'elle attend, cette loi, elle ne peut pas attendre le mois d'octobre ? Je le dis, et alors je retire le projet de révision de la loi Falloux, pas simplement pour une raison de simple bon sens, mais aussi parce que je pense que c'est un débat de fond extrêmement important qui touche à la conscience des Français, qui peut réveiller une guerre scolaire que j'ai voulu faire cesser, qui est toujours sous-jacente dans la société française depuis très longtemps et qui mérite donc une grande réflexion.
- Se précipiter dans une session extraordinaire, cela m'a paru anormal, j'ai dit : non. Je crois que c'est tout à fait conforme à mes pouvoirs constitutionnels. D'ailleurs, en dehors de l'observation de mon prédécesseur, je n'en ai pas eu beaucoup d'autres.\
QUESTION.- Cela veut dire que même si vous n'êtes pas neutre, le Premier ministre peut continuer à conduire comme il l'entend la politique de son gouvernement, il n'y aura pas d'entrave.
- LE PRESIDENT.- Dans les domaines qui sont les siens, il ne peut pas y avoir d'entrave, sans cela je manquerais à mon devoir.
- QUESTION.- Mais dans ce jeu de la cohabitation où chacun observe l'autre, quoi qu'il arrive - parce que vous avez beau être affables l'un et l'autre - on sent bien qu'à un moment ou à un autre tout peut se produire.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas un danger permanent, cela ne m'empêche pas de dormir.
- QUESTION.- Vous pouvez me dire s'il y a une différence entre 1993 et 1986 ?
- LE PRESIDENT.- Elle est sensible, je pense que vous l'avez déjà remarquée.
- QUESTION.- Le chat a rentré ses griffes..
- LE PRESIDENT.- Les griffes, rentrées ou sorties, sont toujours là !
- QUESTION.- Mais, globalement, vous vous entendez davantage avec Edouard Balladur qu'avec Jacques Chirac ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas un problème sentimental tout cela. M. Chirac a des qualités, de grandes qualités et Edouard Balladur a les siennes, elles s'accordent, en plus ou moins bien, avec les miennes.
- QUESTION.- Vous avez dit tout à l'heure : j'ai choisi le Premier ministre, c'est moi qui l'ai choisi. Vous ne regrettez pas votre choix ?
- LE PRESIDENT.- Non, dans le cadre de la majorité choisie par le peuple au mois de mars dernier, j'ai choisi celui qui me paraissait le mieux convenir à la période actuelle. Je n'ai aucune raison de le regretter, par rapport à la situation.
- QUESTION.- Y a-t-il des moments éprouvants pendant cette cohabitation, par exemple le mercredi matin, lorsque vous vous retrouvez en Conseil des ministres, seul des trente participants à avoir voté socialiste...
- LE PRESIDENT.- Je le pense en tout cas.\
QUESTION.- Est-ce qu'il y a des anciens ministres ou de vos anciens ministres qui vous manquent par exemple pour un regard, une connivence ?
- LE PRESIDENT.- Il y a beaucoup de mes anciens ministres que je regrette tout à fait, non seulement parce que certains d'entre eux étaient de mes amis personnels, mais aussi parce qu'ils étaient tout à fait en conformité avec ce que je pense de l'intérêt du pays, mais il n'empêche que je n'ai pas à me substituer, je vais le répéter une fois de plus, à la volonté populaire. Toutefois je n'éprouve pas du tout de stress, je suis peu sensible au stress, je viens tous les mercredis matins, je rencontre d'abord le Premier ministre, c'est un travail utile, intéressant, ce n'est pas désagréable, parce qu'on discute d'une façon intéressante et j'aborde le Conseil des ministres avec une certaine habitude. Donc vraiment il n'y a pas de tourment intellectuel.
- QUESTION.- Est-ce que ce n'est pas la France qui perd au change, parce que les décisions ne sont pas prises, prennent du retard, on dit : le moment viendra peut-être plus tard de prendre telle ou telle décision.
- LE PRESIDENT.- Perdre au change dans quelles circonstances ?
- QUESTION.- Dans le cas de la cohabitation où, finalement, l'un et l'autre, vous êtes un peu, en vous observant, entravés ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, je ne crois pas. S'observer, c'est vous qui l'avez dit, vous avez parlé du chat.. Tout cela ce sont des expressions qui viennent naturellement à l'esprit et que j'ai moi-même employées dans le passé, mais la situation est beaucoup plus simple que cela et je fais ce que je crois devoir faire, le Premier ministre aussi et, finalement, on travaille.
- QUESTION.- Cela peut-il durer ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que dans le cadre de la majorité actuelle il est souhaitable que nous n'allions pas de crise en crise.
- QUESTION.- Alors, vous êtes satisfait des relations institutionnelles établies ?
- LE PRESIDENT.- Satisfait ? J'applique les institutions.\
QUESTION.- Etes-vous satisfait de la politique économique menée par le gouvernement, notamment dans la lutte contre le chômage ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! Vous savez, dans la lutte contre le chômage, on a tout essayé. Depuis maintenant plus de douze ans que j'occupe ces fonctions tout a été essayé. Vous connaissez le résultat qui est un triste résultat, puisque nous avions en 1981 entre 1600000 et 1700000 chômeurs, cela a été porté au moment des élections dernières à 3 millions. Cette progression est importante, plus de 1300000 chômeurs, mais elle est quand même la plus faible des grands pays industrialisés au cours de cette période. L'addition, au total, on pourrait en discuter à perte de vue £ ce qui prouve que le gouvernement, qu'il soit conservateur ou qu'il soit socialiste, se trouve devant les mêmes problèmes. Le fait de la dépression économique, de la mutation technologique et souvent de l'absence de formation des travailleurs, des jeunes mal préparés à leur nouveau métier, font que le monde industriel occidental dans son ensemble souffre de la même manière. Cela ne nous réjouira pas. Je dis simplement que l'on a tout essayé et tout ce qu'essaie le gouvernement actuel doit être autant que possible suivi car il faut de la continuité dans l'effort. Si l'on se fixe la conquête de l'emploi et donc la réduction du chômage comme objectif prioritaire, on a raison et je n'ai, moi, strictement aucun motif d'incriminer qui que ce soit.
- QUESTION.- C'est quand même en France qu'il y a le plus grand nombre de chômeurs de longue durée ?
- LE PRESIDENT.- Vous m'avez écouté certainement avec attention, je vous ai dit que si l'on compare aux pays industriels avancés du monde occidental au cours de ces douze dernières années, le chômage a moins augmenté chez nous qu'ailleurs. Le total nous situe dans une moyenne qui est la moyenne générale et donc qui est très malheureuse.
- QUESTION.- Je parlais de deux catégories particulières, les chômeurs de longue durée et les jeunes, un jeune sur quatre est au chômage.
- LE PRESIDENT.- Il y a plus de jeunes au chômage en France que dans d'autres pays, mais d'autres pays ont des systèmes d'éducation et de formation qui durent plus longtemps, de telle sorte que la comparaison est souvent faussée.\
QUESTION.- Quand le 29 mars, monsieur le Président, vous avez confié à Edouard Balladur la charge de Premier ministre, vous avez dit, je vous cite : "Dans l'immédiat, il faut préserver le système monétaire européen, le SME, un franc à parité maintenue avec le mark en est une condition".
- Est-ce que vous avez le sentiment d'être suivi et aujourd'hui, est-ce que vous êtes aux côtés de MM. Balladur, Sarkozy, Alphandéry, de Larosière, pour défendre le franc contre tous les spéculateurs ?
- LE PRESIDENT.- Mais enfin, je pense que cela va de soi, non ?
- QUESTION.- Il vaut mieux le dire.
- LE PRESIDENT.- Alors merci de m'en fournir l'occasion.
- Cela va de soi. Il faut défendre notre monnaie. Il est bon que ce soit une monnaie forte. Les monnaies fortes, regardez autour de vous, sont celles des pays qui se défendent le mieux contre la crise ou même qui ne connaissent pas la crise, en dehors du monde occidental. A l'intérieur du monde occidental, et particulièrement en Europe et dans la communauté, la parité mark-franc est une nécessité qui, je crois, s'impose avant toutes les autres.
- QUESTION.- Cela veut dire qu'à vos yeux, monsieur le Président, il n'y a pas d'autre politique économique possible ?
- LE PRESIDENT.- Nous l'avions déjà décidée, elle continue...\
QUESTION.- Est-ce que c'est un hommage posthume rendu à Pierre Bérégovoy ?
- LE PRESIDENT.- Sans aucun doute. Il a été un remarquable ministre de l'économie et des finances.
- QUESTION.- Est-ce qu'il vous arrive quelquefois de penser justement à lui qui s'est donné la mort le 1er mai ? Et j'ai envie de vous demander si tout le monde a fait à ce moment-là, y compris vous-même, tout ce qu'il fallait pour éviter sa mort tragique ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas ce que vous voulez dire là.
- QUESTION.- Est-ce que tout le monde l'a soutenu, aidé ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas, j'ai gardé avec lui jusqu'à la fin des relations très amicales et étroites, et si même on pouvait pressentir une grave crise à caractère dépressif qui était visible depuis déjà quelques semaines, sinon même au moins un mois, personne, évidemment, n'aurait prévu que ce geste fût accompli. De ce point de vue-là, on a toujours tort de ne pas faire assez. C'est la question qu'on s'est posée dans sa famille et c'est la question que je me suis posée, c'est la question que se sont posée tous ses amis. A-t-on été assez proche affectivement, intellectuellement ? Cela s'appelle un drame, et comment ne pas en souffrir encore et longtemps ?
- QUESTION.- On a tous en mémoire les paroles que vous avez prononcées lors de son enterrement à Nevers. Vous avez dit à un moment : on a jeté aux chiens l'honneur d'un homme et un journaliste vous a écrit une lettre ferme, sous forme d'un livre : "Lettre ouverte au Président de la République, d'un chien".
- LE PRESIDENT.- C'est de la publicité, là !
- QUESTION.- Non, non, c'est pour savoir si les chiens étaient les journalistes ? Qui sont les chiens ?
- LE PRESIDENT.- C'est une expression qui dit très bien ce qu'elle veut dire, et si j'avais à la répéter, je le referais.
- QUESTION.- Si vous aviez à l'expliciter, pour que l'on comprenne davantage.
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas spécialement pensé à vous..
- QUESTION.- Sont-ce les juges ? Les journalistes ?
- LE PRESIDENT.- Je viens de vous dire que je n'ai pas spécialement pensé à vous, donc je pense à ceux qui ont une responsabilité dans cet événement tragique.
- QUESTION.- Vous aviez souhaité ce jour-là que l'on tire les enseignements de cette mort voulue, notamment dans le débat politique. Est-ce que ces enseignements, on les a tirés à votre avis ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! vous savez, c'est sur le temps tout cela. Je pense que cette mort, dans ces conditions, a ému la plupart des Français, y compris, bien entendu, celles et ceux qui même s'ils avaient une responsabilité, n'auraient jamais voulu cette conclusion. Donc oui, je pense que c'est une leçon cruelle, mais c'est une leçon qui sera entendue, je l'espère du moins.\
QUESTION.- Je voudrais, monsieur le Président, revenir à la situation économique. L'emprunt Balladur qui a trois fois dépassé les prévisions a obtenu, on l'a dit, un succès historique, est-ce que vous avez souscrit vous-même à l'emprunt ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas souscrit et je me suis posé la question. Je vais vous en donner les éléments, parce que je me suis dit : ils vont me poser la question, je vais devoir répondre, etc..
- QUESTION.- On ne l'a pas soufflée ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, mais c'était dans l'air.
- QUESTION.- C'était dans l'air.
- LE PRESIDENT.- Vous êtes de bons journalistes ! Non, je n'ai pas souscrit car moi je n'ai pas de portefeuille, je n'ai pas de SICAV, aucune action, aucune obligation, j'ai ce que je gagne dans mes fonctions et rien d'autre. Ce n'est pas mal du tout, je ne m'en plains pas le moins du monde.
- QUESTION.- Vous avez des biens immobiliers que vous auriez pu revendre pour la circonstance ?
- LE PRESIDENT.- J'aurais même pu consacrer une part de mon traitement (je suis moins bon citoyen que vous !) mais je dis simplement : moi, je n'ai pas de portefeuille et, à partir de là, je ne vais pas courir à la recherche d'avantages fiscaux.
- QUESTION.- Donc, il y en a deux qui n'ont pas souscrit, Edouard Balladur et vous...
- LE PRESIDENT.- Monsieur Balladur, en application de ses fonctions, je crois, avait un devoir de ne pas souscrire, mais mes fonctions, sans être exactement comparables aux siennes, sont tout de même du même ordre.
- QUESTION.- Il souhaitait obtenir 40 milliards de francs et il en a obtenu 110. Que feriez-vous des 70 milliards supplémentaires ? Le gouvernement cherche des idées..
- LE PRESIDENT.- Je lui en donnerai s'il en veut. Il en a quand même : il a déjà dessiné un programme pour les 40 premiers, il va réfléchir pour les autres, je n'ai pas à improviser à sa place, à cet endroit.\
QUESTION.- Justement, l'emprunt et son succès vont l'encourager dans la voie des privatisations. Il engage sa politique de privatisations, est-ce que cette fois vous allez le laisser faire ?
- LE PRESIDENT.- Cette fois, le laisser faire ?
- QUESTION.- En 1986..
- LE PRESIDENT.- Pourquoi dire "cette fois-ci" ?
- QUESTION.- En 1986, il s'est passé quelque chose un 14 juillet...
- LE PRESIDENT.- On m'a présenté des ordonnances, mais c'est un débat tellement ancien que j'ai peur que les auditeurs s'y perdent.
- QUESTION.- C'est pour demain.
- LE PRESIDENT.- Vous faites une comparaison. Ce que je veux dire, c'est que lorsque le Parlement vote une loi, je deviens un notaire et quand dans le délai qui m'est imparti, je dois signer, je signe, sans quoi je serais en situation de forfaiture. C'est la volonté du Parlement qui s'impose. Lorsqu'on me propose une ordonnance, ce n'est pas pareil. Cela veut dire que c'est le gouvernement qui fait la loi avec l'accord du Président de la République - on va le voir - et ce n'est qu'après coup que la loi en question est ou n'est pas soumise pour approbation, donc postérieure, au Parlement. C'est donc une tout autre procédure. Autant dans le vote de la loi, je n'ai pas de rôle, puisque c'est une initiative du gouvernement, et c'est le Parlement qui examine et quand on dispose d'une majorité, il faut des lois, naturellement, qui correspondent, pense-t-on, aux voeux de cette majorité, mais moi, qu'est-ce que j'ai à faire ? Si on me demande une initiative pour faire des lois que je n'approuve pas, je ne prête pas ma plume à cela. Donc, j'ai refusé les ordonnances, je n'étais pas tenu par la Constitution. En l'occurence, le gouvernement actuel ne m'a pas du tout demandé d'ordonnances.
- QUESTION.- Plus globalement, lorsque, en 1981, vous êtes arrivé au pouvoir, vous étiez sur un socle fort de nationalisations. En 1986, vous avez combattu les privatisations et puis ensuite..
- LE PRESIDENT.- J'ai combattu les ordonnances qui devaient tendre à des privatisations que je désapprouvais.
- QUESTION.- On a eu le sentiment que vous aviez un petit peu assoupli votre doctrine en créant le dogme du "ni - ni"..
- LE PRESIDENT.- Non, non, cela c'est une histoire de la presse, je n'ai jamais bâti de dogme du "ni-ni". J'ai écrit une lettre aux Français en 1988, dans laquelle je disais : on ne peut pas jouer au ping pong, d'une majorité à l'autre, il y en a une qui fait cela, l'autre le reprend, on ne peut pas bousculer l'économie chaque fois de cette manière. Donc, un temps d'apaisement, mais ce n'est pas un dogme du tout, on agit selon les circonstances.\
QUESTION.- Par exemple, il y a une vingtaine d'entreprises qui demandent à être privatisées..
- LE PRESIDENT.- Moi, je veux bien parler de privatisations prochaines..
- QUESTION.- En Conseil des ministres, lorsqu'il en a été question, vous avez fait des remarques.
- LE PRESIDENT.- Je n'élude pas du tout cette question, je la trouve parfaitement justifiée dans les circonstances présentes, mais puisqu'on fait un peu d'histoire, je tiens à ce que les choses soient claires.
- QUESTION.- Mais pour demain, il n'y a pas d'entreprises tabou ?
- LE PRESIDENT.- Tabou, non, jamais. Je pense, d'une part - on me demande mon opinion personnelle - que beaucoup de nationalisations ont été très utiles et elles ont sauvé de grandes entreprises qui avaient basculé dans le rouge ou qui étaient proches d'y basculer en 1981. Donc, je ne regrette pas du tout ces nationalisations, au contraire, puisqu'elles ont sauvé des entreprises qui ont fait honneur à la France et qui font encore honneur à la France et ont sauvé des emplois. Mais on a le droit de ne pas avoir la même doctrine, de préférer privatiser. Ce n'est pas mon opinion, mais c'est celle de la majorité, je m'incline devant la voix de la majorité. Cependant, j'ai fait des observations pour certaines de ces entreprises, le principe étant toujours mis de côté, puisque je viens de rappeler quelles étaient mes convictions. Je pense qu'il faut prendre d'extrêmes précautions et je suppose que le gouvernement en prendra.
- QUESTION.- Est-ce le cas de Renault, par exemple, qui est un symbole ?
- LE PRESIDENT.- Je vais vous dire, il faut d'extrêmes précautions dans des domaines qui touchent à la défense de la France, à la recherche, au coeur même de ce qui fait notre capacité, notre force, notre sécurité, notre intelligence.
- QUESTION.- A quoi pensez-vous, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Je pense notamment à la SNECMA, fabrique de moteurs d'avions, je pense à l'Aérospatiale, qui est un trésor français à ne pas disperser, je pense, d'une certaine manière à Elf. Les précautions prises pour protéger nos capacités d'achats de production énergétique, du pétrole (déjà Poincaré y avait pensé en 1926), cela remonte loin. Pas sous la forme de la nationalisation, mais cela marquait un devoir particulier de l'Etat à une époque où la question des nationalisations se posait très peu, car il n'y avait jamais eu de majorité de gauche en France capable de les faire. Mais je suis, moi, convaincu que certaines de ces grandes entreprises, je viens d'en citer trois, j'aurais pu en citer davantage, pourraient peut-être être le porte-drapeau français quand même.\
LE PRESIDENT.- `Suite sur les privatisations` Enfin, je ne vais pas continuer la liste, je veux dire qu'il faut des précautions particulières pour que cela ne nuise pas à la puissance publique.
- QUESTION.- Quelle portée donnez-vous à cette remarque que vous venez de faire ? S'agit-il d'un conseil, d'un avertissement, d'une réserve, ou êtes-vous en mesure de peser sur une décision ?
- LE PRESIDENT.- Cela ne peut être qu'un conseil, parce que cela dépend de la loi et que c'est le Parlement qui vote la loi. Si le Parlement vote cette loi, comme toutes les lois, elle devra être appliquée, mais on a le droit d'avoir tous les degrés de l'approbation, jusqu'au regret, et même jusqu'à la condamnation.
- QUESTION.- Les privatisations sont les instruments d'une politique économique parmi d'autres..
- LE PRESIDENT.- Oui et je dois dire que M. Balladur et son gouvernement ont défini que l'une des missions des privatisations était de compléter l'emprunt. A partir du moment où un emprunt était engagé, il fallait qu'il réussisse (c'est l'intérêt de la France) et, au bout du compte, ceux qui ont souscrit à l'emprunt pourront bénéficier des actions de privatisations.
- Donc, cela faisait un tout et c'est pourquoi je ne me suis pas opposé à ce que cela soit discuté au cours de la session parlementaire extraordinaire.\
QUESTION.- Aujourd'hui, vous entendez comme nous le Premier ministre, M. Balladur, il demande aux Français de consommer, d'acheter, est-ce que vous dites la même chose que lui ?
- LE PRESIDENT.- Il a raison, mais je voudrais bien que cela fût entendu des Français et surtout que cela leur fût rendu possible, parce que pour consommer il faut avoir de l'argent. S'il y a des épargnants en France, on vient de le voir, ces 110 milliards montrent qu'il y a des ressources, qu'on a pu déplacer d'un compte à l'autre, une épargne mobile, il y a beaucoup de gens qui n'ont pas d'épargne.. Combien ont souscrit ? Un million ...?
- QUESTION.- Un million quatre..
- LE PRESIDENT.- ... il reste quand même beaucoup de Français qui n'ont pas beaucoup de disponibilités, il y a la moitié des salariés français qui perçoivent moins de 7000F par mois, ce n'est pas facile d'économiser, alors, naturellement, s'ils n'ont pas beaucoup d'argent, il est difficile pour eux d'épargner et de consommer.
- QUESTION.- Il faut une politique de relance en septembre pour aider ?
- LE PRESIDENT.- Autant que possible de relance (le mot doit être employé avec précaution), mais de relance quand même de la consommation et il faut aussi veiller à ce que les salaires et les traitements correspondent au travail fourni. C'est-à-dire qu'il faut éviter de laisser comme cela, en cours de route, des millions de Français qui seraient des Français de deuxième zone.\
QUESTION.- Quand vous avez senti l'inéluctable attrait de la droite, vous avez émis une forte mise en garde à l'égard des futurs gouvernements : ne touchez pas aux acquis sociaux. Considérez-vous que ces acquis sociaux ont été touchés depuis quatre mois ?
- LE PRESIDENT.- Je considère que le conseil reste vrai, quelles que soient les intentions du gouvernement qui ne sont, je pense, absolument pas hostiles aux acquis sociaux, mais il y a des logiques politiques auxquelles il faut prendre garde et donc le conseil que j'ai exprimé, je continue à l'exprimer, sans avoir le sentiment qu'il y avait volonté de les atteindre, mais c'est peut-être là une conséquence de dispositions législatives prises ou à prendre.
- QUESTION.- Mais sur la santé, sur la sécurité sociale, vous ne voyez rien qui vous inquiète pour le moment ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas une question d'inquiétude, simplement je dis qu'il ne faut absolument pas que la Sécurité sociale soit atteinte, il ne faut absolument pas qu'il y ait une médecine des riches et une médecine des pauvres et pour cela je pense qu'il sera nécessaire que le gouvernement, mais il le fera sans doute, Mme Veil y songe, j'en suis convaincu, traite aussi avec les médecins.
- QUESTION.- Le Conseil de l'Ordre ?
- LE PRESIDENT.- Je pense à la loi Teulade et aux dispositions prises par Pierre Bérégovoy dans plusieurs domaines, - la convention passée avec les médecins -, il faut absolument qu'elle soit plus ferme, que chacun participe à l'effort national, et, d'autre part, pour ce qui touche aux retraites, l'idée de Pierre Bérégovoy et de René Teulade me paraissait tout à fait excellente, qui consistait à se servir du patrimoine. Lorsqu'on privatise, il faut songer à utiliser une part des bénéfices de cette privatisation pour créer un fonds qui garantira les retraites après l'an 2005.
- QUESTION.- Simone Veil a demandé aux médecins de limiter les prescriptions médicales..
- LE PRESIDENT.- Je forme des voeux pour que cela marche, qu'elle rencontre moins de résistance que ses prédécesseurs.\
QUESTION.- Monsieur le Président, c'est un bon gouvernement alors, qui a épongé certains déficits budgétaires, certains déficits sociaux..
- LE PRESIDENT.- Non, on n'en est pas là, les déficits ne sont pas épongés, je souhaite même qu'ils ne s'aggravent pas.
- QUESTION.- Il compte le faire.
- LE PRESIDENT.- Je pense bien, tout gouvernement doit le faire.
- QUESTION.- Je poserai la question différemment : est-ce que les clivages n'ont pas changé ? Au début des années 1980, sur le terrain strictement économique, le clivage était assez prononcé, on va dire, entre la gauche et la droite, est-ce qu'à l'aube des années 1990, vers les années 2000, on n'assiste pas à une sorte d'opposition, d'affrontement feutré entre ceux qui restent partisans de l'ouverture des frontières, dont vous êtes, dont Edouard Balladur est, et, d'autres qui sont partisans de certains repliements, d'un certain protectionnisme comme Philippe Séguin, et ce clivage traverse les partis..
- LE PRESIDENT.- Cela existe, oui. Il est vrai que selon que l'on est partisan de l'ouverture ou de la fermeture, (termes qui sont peut être excessifs, mais enfin qui sont compris), la politique intérieure se modifie d'autant, c'est certain.\
QUESTION.- Puisqu'on parle protectionnisme, vous revenez tout juste du G7 à Tokyo. Pensez-vous d'abord que ces sommets, leur apparat et les moyens qu'ils mettent en oeuvre..
- LE PRESIDENT.- Apparat ? N'exagérons rien.
- QUESTION.- Est-ce qu'on travaille bien à un sommet ?
- LE PRESIDENT.- Je trouve qu'à Tokyo, la façon de travailler et les résultats ont été bien meilleurs que ce que j'en attendais. Je pense que je n'étais pas le seul, d'ailleurs, à douter de la capacité de ce groupe à Tokyo, d'aboutir aux résultats qui ont été obtenus. Donc, j'en suis revenu plutôt satisfait.
- QUESTION.- Avec le sentiment que c'est un bon accord et, deuxièmement, que la France, un jour, signera l'accord du GATT ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi pas ? Le problème, ce n'est pas le GATT que l'on refuse, ce sont les conditions, la discussion, la façon dont les problèmes sont posés pour la discussion dans certains domaines, notamment dans le domaine agricole. Les arguments que j'ai entendus devant ce G7 à Tokyo étaient exactement les mêmes que ceux que j'ai moi-même exprimés la première fois qu'on en a parlé, c'était à un G7 à Bonn en 1985 et quand M. Reagan m'a dit : "eh bien, voilà, j'insiste beaucoup auprès de vous, il faut ouvrir tout de suite une négociation sur le GATT".. Je lui ai répondu : "Non", il m'a demandé pourquoi et je lui ai dit : "parce que ce n'est pas prêt". "Mais si, le dossier agricole est prêt". "Justement n'est prêt que le dossier agricole, c'est-à-dire le dossier qui vous plaît pour obtenir que la France, qui est la deuxième puissance agro-alimentaire, puisse être atteinte dans ses oeuvres vives et dans ses capacités de concurrence avec vous. Donc je refuse". Le GATT, c'est très bien, cela aidera sans aucun doute la reprise mondiale si on aboutit. Mais il faut que ce soit juste et il faut donc aboutir, j'ai employé le même terme en 1985, aboutir à un accord global, (industrie, services, propriété, agriculture), un accord global et équilibré et M. Balladur a eu raison d'ajouter "durable".\
QUESTION.- Vous n'avez pas eu le sentiment d'être là-bas le "sherpa" de M. Balladur ? C'est un mot qu'on vous a prêté.
- LE PRESIDENT.- Que vous m'avez peut-être prêté.
- QUESTION.- Vous n'avez pas appliqué les directives que le gouvernement vous avait demandé de respecter ?
- LE PRESIDENT.- Je vous reconnais bien là, il n'y a pas de doute, la marque de fabrique, cela ne change pas chez un homme. Je n'aime pas ce type de question choquante qui se veut à l'égard du Président de la République un peu insolente, mais c'est votre métier d'être insolent, cela ne me choque pas.
- QUESTION.- C'est pour la cohabitation, savoir quel est le domaine réservé ?
- LE PRESIDENT.- Le Président de la République n'est pas l'exécutant d'un gouvernement, mais on discute, on a beaucoup discuté avec M. Balladur, c'est un homme avec lequel on peut discuter. J'ai fait valoir mes arguments, il fait valoir les siens et celui qui se trouve en situation d'être là défend les positions de la France. Il n'y a pas lieu à interprétation.
- QUESTION.- Vous avez défendu votre..?
- LE PRESIDENT.- Moi, je ne me serais pas permis de dire de M. Balladur, si j'étais resté à Paris, qu'il était mon "sherpa". Ce n'est pas un terme insolent le "sherpa", mais appliqué à la fonction présidentielle, c'est votre manière.. Il existe un "sherpa", celui qui négocie pied à pied pendant toute l'année, c'est Mme Lauvergeon, ma collaboratrice, c'est un poste très honorable et tout à fait remarquable qu'elle accomplit très bien, chacun le reconnaît, mais chacun son rôle, c'est tout.
- QUESTION.- Sur le fond, vous avez défendu la politique du gouvernement ou votre propre politique, celle que vous inspirez quand vous dites..
- LE PRESIDENT.- Mais c'est la même, monsieur Elkabbach, c'est la même je n'ai pas du tout besoin de me tordre dans tous les sens, c'est la politique de la France fixée depuis longtemps.
- QUESTION.- Au passage, vous avez regretté que M. Balladur ne vous accompagne pas ?
- LE PRESIDENT.- J'aurais été ravi que M. Balladur m'accompagnât, M. Balladur aurait pu venir se substituer à l'un de ses ministres, tout cela, c'est une affaire qui est facile à régler..
- QUESTION.- Sur le fond..?
- LE PRESIDENT.- Cela n'a pas correspondu avec ses souhaits et c'est tout.\
QUESTION.- Sur le fond, toutes les prévisions sont pessimistes aujourd'hui sur le plan économique, pour l'Europe et pour nous. Les dirigeants du monde semblent quelquefois un peu "paumés" désemparés même. Si cette fois-ci au G7 à Tokyo, vous avez parlé de croissance, de reprise, du chômage, est-ce que vous voyez des chances pour une reprise, pour nous, en France, de la croissance ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement, il faut l'envisager, cela tombe sous le sens. Je vous disais tout à l'heure, quand on a commencé notre conversation à propos du chômage, tout a été essayé. Comme la réponse n'a pas été obtenue, c'est bien qu'il faut continuer à chercher ailleurs. Cependant, la somme des efforts réunis pour vaincre ce chômage, le faire reculer, me permet à moi comme au chef du gouvernement d'espérer qu'il va y avoir une inflexion, un coup d'arrêt et puis, ensuite, une amélioration, je l'espère aussi, à la fin de l'année.\
QUESTION.- Monsieur le Président, les lois de Charles Pasqua en matière de lutte contre l'immigration clandestine et globalement de restriction à l'immigration légale ont-elles votre agrément ?
- LE PRESIDENT.- Le problème n'est pas de savoir si elles ont mon agrément. Vous savez bien que mes convictions, mes prises de positions politiques - je suis socialiste et je le reste - font que je me trouve plus à l'unisson avec un gouvernement de gauche qu'avec un gouvernement comme celui qui a résulté des élections du 28 mars. Donc, là, vous me posez des questions faussement innocentes. Ce qui est vrai, c'est que, selon moi, la politique d'immigration doit s'inspirer de quelques principes. Le premier de ces principes, c'est que la France doit se défendre de l'immigration clandestine..
- QUESTION.- Immigration clandestine zéro, immigration illégale zéro, c'est l'objectif..
- LE PRESIDENT.- Immigration clandestine, cela devrait tendre vers le zéro, si c'était possible. Immigration zéro tout court, cela n'a pas de sens.
- QUESTION.- Personne ne l'a dit.
- LE PRESIDENT.- Dans ce cas-là.. Mais il ne faut pas qu'il y ait cette confusion chez ceux qui nous écoutent. L'immigration clandestine doit être, autant qu'il est possible, empêchée, avec les moyens de surveillance et de contrôle dont on dispose. C'est le premier principe. L'immigration acceptée, voulue, examinée, par les services du ministère de l'intérieur et par les services du ministère du travail (dès lors qu'on a accepté un immigré sur notre sol, qui nous apporte sa force de travail, son intelligence), on doit la respecter, donc on doit appliquer les lois qui bénéficient à tout travailleur sur le sol de France. Voilà.
- Le deuxième principe, c'est qu'il ne faut pas fabriquer des étrangers quand ils peuvent être Français et je pense, en particulier, aux enfants qui naissent sur le sol de France. Je crois que l'un des grands principes de la civilisation française (d'ailleurs, c'est une constante aussi bien en régime monarchique que républicain), c'est le droit du sol. On naît sur le sol de France, on doit être Français. A partir de là, chaque fois que l'on pose une question à un enfant de France, né en France, pour lui dire : "Est-ce que tu veux être Français ?", on peut admettre que ce soit une fête, que ce soit une cérémonie, on peut admettre tout ce que l'on veut, mais si c'est un empêchement à la reconnaissance du droit du sol, qui est la loi, la tradition et l'histoire de la France, à ce moment-là je ne peux plus être d'accord.
- Les textes en questions ne nient pas du tout la loi du sol. Simplement, un certain nombre de précautions sont prises.. Il faut faire attention. Je suis sûr que ce que je dis là rencontre au gouvernement des oreilles attentives et favorables. Le troisième principe dont il faut s'inspirer, c'est que - bien entendu, je vais dire une sorte d'évidence - il faut respecter le droit des gens et donc, lorsqu'on doit saisir, lorsqu'on doit punir, lorsqu'on doit renvoyer, il faut que le maximum de garanties - les garanties du droit des gens - soient apportées £ elles sont généralement apportées par des procédures judiciaires ou para-judiciaires plus que par des commandements administratifs.\
QUESTION.- Il est vrai que les socialistes sont peu nombreux à l'Assemblée nationale, mais sur un point précis (les contrôles d'identité, le fameux amendement Marsaud), j'ai l'impression qu'on a davantage entendu les centristes comme Simone Veil et Pierre Méhaignerie que la gauche.
- LE PRESIDENT.- Mais non, mais non, ce n'est pas exact.. On les entend plus à l'Assemblée nationale parce qu'il y a 480 d'un côté et 70 de l'autre ou un peu plus.. Mais ce n'est pas juste de dire cela. C'est une petite pointe journalistique, mais ce n'est pas exact...
- QUESTION.- Il y a eu une manifestation...
- LE PRESIDENT.- La voix des gens de gauche, qui continuent d'être mes compagnons et que je respecte, est une voix entière dans la défense de ces principes.
- QUESTION.- Alors, je vais simplement préciser mon propos. Il y a eu une manifestation à Paris pour protester contre ces lois et ceux qui ont manifesté ont regretté l'absence des dirigeants des grands partis...
- LE PRESIDENT.- Cela, ce sont des considérations de "boutique", d'organisation à organisation. Cela s'est toujours produit. C'est souvent regrettable, mais cela n'enlève rien à l'engagement des uns et des autres pour la défense de principes qui sont de grands principes.\
QUESTION.- Toujours sur les étrangers, est-ce que vous continuez à souhaiter le droit de vote des immigrés pour les élections locales ?
- LE PRESIDENT.- Personnellement, j'ai toujours pensé que c'était utile, qu'il n'y avait pas de raison que la France soit en retard..
- QUESTION.- C'est une tarte à la crème..
- LE PRESIDENT.- C'est exact, mais ce qui est vrai pour la Grande-Bretagne, pour la Hollande, pour le Danemark, pour les pays scandinaves, devrait être possible pour la France. C'est pour moi un regret, mais je le répète, je connais ma situation.. C'est une idée qui est minoritaire en France et si je demandais au gouvernement (je ne sais pas s'il m'écouterait), qui demanderait à son tour à l'Assemblée, au Parlement actuel, de le faire, bien entendu ce serait un coup d'épée dans l'eau..
- QUESTION.- Sur les problèmes de l'immigration..
- LE PRESIDENT.- Vous me demandez ma conviction personnelle, je vous la répète.\
QUESTION.- Sur les problèmes de l'immigration, la gauche a eu des difficultés, du mal à rencontrer ce qui est aujourd'hui encore l'attente des Français sur la sécurité, mais est-ce que vous voyez, vous, un danger, je veux dire un risque de dérive ? Par exemple, il y a une cinquantaine d'intellectuels français, européens, qui ont dit tout récemment qu'il y avait un risque de courant anti-démocratique d'extrême-droite qui se développait dans toute l'Europe et peut-être en France. Est-ce que c'est vrai ? Est-ce qu'il faut que l'Europe et la France restent vigilantes ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, moi, je vous donne l'expression de mes convictions. J'ai dit ce que j'avais à dire sur ma foi, mon credo politique, que je n'ai pas à imposer lorsque le peuple français n'en est pas d'accord, mais que j'ai le droit de répéter lorsqu'on me pose la question. Le gouvernement de la République est républicain et je ne vais pas lui contester cette vertu. S'il ne l'était plus, alors où en serait-on ? Je le remarquerais et, bien entendu, les choses ne se passeraient pas comme cela. Il est républicain. Moi, je pense qu'il faut savoir respecter l'ensemble des opinions politiques qui participent de la vie républicaine. Donc, ce danger-là ne sera pas encouragé, en rien, par le gouvernement qui se trouve en place aujourd'hui, ni par le Premier ministre qui, dans ce domaine comme dans quelques autres, est un homme de conviction. Vous posez ce problème, moi, je ne le pose pas.
- Mais, qu'il y ait un progrès de positions extrémistes de droite, de caractère fascisant..
- QUESTION.- Ailleurs..
- LE PRESIDENT.- ... dans beaucoup de pays d'Europe (chez nous aussi d'ailleurs, mais de façon très minoritaire), c'est vrai, cela fait partie du mouvement général des idées, des tempéraments. Moi, j'ai connu cela lorsque j'étais étudiant. C'était en 1934, j'ai vu la montée du fascisme qui a abouti à la guerre de 1939 - 1945.. J'observe un phénomène de ce type aujourd'hui, sans que cela ait la même ampleur..
- QUESTION.- Il se réveille.
- LE PRESIDENT.- ... il se réveille, mais il aura du mal, parce que l'expérience vécue, la mémoire collective, les souffrances subies, font que l'immense majorité des citoyens d'Europe est avertie contre ce danger.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez, hier, signé la convocation du Congrès pour lundi prochain sur deux thèmes qui sont le Conseil supérieur de la magistrature et la Haute Cour de Justice. Est-ce que vous approuvez l'essentiel de ces deux textes ?
- LE PRESIDENT.- J'avais proposé deux textes séparés pour la commodité.
- Le premier comportait trois mesures conformes, ou à peu près conformes, à ce que le Comité consultatif constitutionnel que j'avais créé m'avait conseillé de faire. Ce premier projet, le plus simple, comportait, d'une part, la réforme de la Haute Cour de Justice et du Conseil supérieur de la magistrature et, d'autre part, la fameuse saisine du Conseil Constitutionnel par les citoyens pour la défense de leurs libertés.
- J'ai regretté que ce dernier texte fût distrait des deux autres par le Sénat. Mais il n'empêche que je trouvais excellent que fussent examinés les deux autres projets, Haute Cour de Justice et Conseil supérieur de la magistrature. Les deux assemblées ont voté des textes différents. Les Présidents de ces assemblées et le Premier ministre m'ont constamment consulté en me disant, puisque je suis le seul en mesure de réunir un Congrès pour adopter une révision constitutionnelle : "Est-ce que vous seriez d'accord avec ce texte...?" J'ai plusieurs fois dit : "Non, je ne suis pas d'accord, il faut faire un progrès pour que cela se rapproche du texte initial dont j'assume la paternité". Cet effort a été fait, non pas à 100 % mais avec un pourcentage suffisant (je pourrais dire que c'est au-dessus de 80 %) pour que je considère que la révision était plus intéressante que la discussion sur des points de détail et j'ai accepté et convoqué le Congrès pour lundi prochain.
- QUESTION.- Monsieur le Président, le gouvernement a un grand dessein...
- LE PRESIDENT.- Je voudrais ajouter quand même quelque chose sur ce sujet qui est capital, c'est qu'il existe un corps de dispositions très important sur un deuxième projet de révision constitutionnelle et que je souhaite très vivement que ce projet-là aussi soit mis en discussion. Parmi les éléments de ce texte, si on devait les scinder une fois de plus, ce qui s'impose pour moi c'est que l'on puisse discuter de la révision constitutionnelle portant sur l'accroissement des compétences du Parlement.\
QUESTION.- Monsieur le Président, le gouvernement a un grand dessein, l'aménagement du territoire (il y a eu une réunion récemment en province), c'est-à-dire le rééquilibrage Paris-Province. Charles Pasqua souhaite à cette occasion organiser (c'est le terme employé hier) une vaste consultation nationale.. Il avait employé auparavant le terme de "référendum", mot qu'il n'a pas repris hier...
- LE PRESIDENT.- Un bref instant, M. Charles Pasqua s'est vu Président de la République. On ne peut pas le lui reprocher, d'ailleurs.. Il a agi comme s'il l'était en faisant cette proposition. Mais, vous savez, ce sont des choses que l'on peut faire.. Cela m'est sûrement arrivé moi-même auparavant, j'ai dit : "Il faudrait faire ceci, il faudrait faire cela.." Donc, je ne lui en veux aucunement pour cela, d'autant plus qu'il a raison d'insister sur l'importance capitale de l'aménagement du territoire.
- Mais le référendum, cela dépend de moi d'abord.
- Je n'ai pas l'intention de le faire, sauf si l'on s'entendait sur un texte. Pour cela, il aurait fallu que M. Pasqua et les autres sénateurs de l'époque veuillent bien accepter la proposition que j'ai faite en 1984, je crois, dans laquelle j'avais demandé une réforme de la Constitution pour permettre un référendum sur des problèmes de ce type. Mais la Constitution actuelle ne le permet pas, puisqu'on m'a refusé cette révision-là. Je pense que si le Sénat vient à résipiscence neuf ans après, personne ne lui fera le reproche de se raviser. Au contraire, on l'en félicitera.\
QUESTION.- Revenons justement à la révision de lundi prochain. On a souvent reproché au pouvoir, à tous les pouvoirs qui se sont succédé en France, d'avoir trop de poids sur la justice, soit par le biais du Conseil de la magistrature, soit par des pressions directes ou indirectes. Qu'est-ce que vous en pensez ?
- LE PRESIDENT.- Monsieur Poivre d'Arvor, je vais vous répondre tout de suite là-dessus.
- Pour ce qui concerne le Conseil supérieur de la magistrature, ce n'est pas vrai. Ce n'est pas vrai ! Le Conseil supérieur de la magistrature actuel est composé de neuf membres, dont un qui est un magistrat nommé par le Conseil d'Etat et six autres qui sont des magistrats de l'ordre judiciaire, qui me sont proposés sur une liste de 18 noms par le bureau de la Cour de cassation. Je crois avoir vu quatre Conseils supérieurs de la magistrature différents, puisqu'à la fin de leur mandat, ce ne sont pas les mêmes qui sont désignés £ et aucune des propositions de nomination de magistrat, nulle part en France, n'a été changée par moi.
- QUESTION.- Mais son secrétaire général est souvent un proche du Président de la République.
-LE PRESIDENT.- C'est un proche du Président de la République, mais le Secrétaire général n'est pas membre du Conseil supérieur de la magistrature. Il faudrait vraiment prendre les magistrats en question pour - comment dirais-je ? ... - des esprits infirmes pour qu'ils se soumettent aux volontés d'un fonctionnaire, aussi éminent soit-il.\
QUESTION.- Pour revenir plus précisément à ma question, est-ce que vous comprenez la révolte des juges aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- C'est tout à fait autre chose. Je vous dis simplement que le Conseil supérieur de la magistrature s'est toujours bien comporté et je n'ai jamais pesé sur lui - je viens de vous en donner l'exemple -, pas une seule fois. Pas une seule fois en douze ans ! Bon, alors... Quant aux pressions sur les juges, je dis non. A ma connaissance, non. Moi, cela ne m'est jamais arrivé d'avoir les moindres relations avec eux.
- QUESTION.- Vous pouvez juger l'action commune des juges, trouver qu'ils parlent trop..
- LE PRESIDENT.- Ah ! En tant que citoyen, naturellement..
- QUESTION.- Pour prendre un exemple, monsieur le Président, dans l'affaire de l'OM-Valenciennes, est-ce que les magistrats donnent l'exemple de ce que doivent être la sérénité, l'indépendance, la discrétion de la justice ?
- LE PRESIDENT.- On va également se placer sur le terrain de la protection des principes. Premier principe essentiellement républicain, qui touche au coeur même de nos institutions, depuis la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : toute personne qui n'a pas été reconnue coupable par un tribunal ou par une cour d'assises est présumée innocente. Et si, par quelque opération que ce soit, on arrive à convaincre l'opinion que cet innocent est déjà coupable avant qu'il ait été reconnu tel dans les formes légales, on commet une faute lourde. On n'a pas le droit de disposer de la réputation d'un homme ou d'une femme simplement parce qu'il est mis en cause, parce qu'il est inculpé ou bien mis en examen. On se pose la question : on ne sait pas qui est coupable, on pense que c'est lui ou elle, ce n'est pas démontré, on attend..
- QUESTION.- C'est le premier principe. Est-ce qu'il est respecté aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- C'est un principe fondamental qui n'est pas assez respecté. Le secret de l'instruction est utile si l'on veut respecter ce principe. Notre société médiatique, évidemment, rend les choses difficiles..
- QUESTION.- C'est la faute des médias !
- LE PRESIDENT.- Monsieur Elkabbach, je n'ai pas dit cela. Je dis simplement que la réalité qui veut que les moyens de communication aient connu de prodigieux progrès au cours de ces dernières années conduit tout naturellement un journaliste, et c'est son rôle, à s'informer pour informer. Mais ce qui est important, c'est qu'il n'appartient pas au juge d'informer qui que ce soit pendant le temps de sa réflexion et de son étude, parce que le secret de l'instruction est la condition même du respect d'une personne suspectée mais qui continue d'être présumée innocente.\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que cette obligation de secret, ce devoir de réserve, s'applique aussi à certains procureurs de la République qui ont l'air de confondre leur rôle en faisant des "briefings" chaque soir, comme au moment de la guerre du Golfe, et qui s'expriment régulièrement ? Est-ce que cela vous choque ?
- LE PRESIDENT.- Je pense qu'une plus grande prudence serait nécessaire. Le premier principe, c'est que toute personne mise en cause doit être présumée innocente. Jusqu'à ce que sa culpabilité soit consacrée par un acte judiciaire, elle est innocente. Si donc, pendant le temps où l'on cherche - avant de la savoir coupable ou innocente -, on la considère comme coupable, déjà le mal est fait. Il faut donc appliquer le deuxième principe : il faut que ceux qui sont chargés de l'instruction observent les règles élémentaires qui sont celles de la République.
- QUESTION.- Monsieur le Président, il y a les principes, et puis l'évolution de la société médiatique dont vous parlez. C'est une évolution considérable qui peut, dans une certaine mesure, remettre en cause les principes.
- LE PRESIDENT.- Non, il ne faut pas les remettre en cause.
- QUESTION.- Est-ce que des magistrats ou des juges, soumis au devoir de réserve, ne sont pas obligés d'utiliser ce qui apparaît maintenant comme une arme, l'image - Sartre disait le mot - ? Est-ce que, pour exister, pour mener leur enquête, ils ne sont pas obligés de faire du plateau de télévision un champ de bataille médiatique ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que non. Cette étude est une étude de cabinet, dans le travail de la conscience, de l'intelligence, de la compétence professionnelle, et dans le secret, parce que la loi l'exige. Pourquoi est-ce qu'elle l'exige ? Parce que dans une république, ce qui compte, c'est le citoyen. Il le faut le respecter, même celui qui paraît ne devoir pas l'être finalement. On a toujours le temps de le condamner. Donc, c'est un principe essentiel, c'est la République.\
QUESTION.- Sur l'affaire elle-même. Vous aimez le football ?
- LE PRESIDENT.- Je m'y intéresse beaucoup...
- QUESTION.- On vous voit à la finale de la Coupe de France, vous connaissez bien Bernard Tapie, vous en avez fait un ministre de la République, est-ce que vous avez un sentiment sur l'affaire ?
- LE PRESIDENT.- Vous me parlez de Bernard Tapie comme si, déjà..
- QUESTION.- Il est président de l'OM.
- LE PRESIDENT.- D'accord, mais enfin, moi je comprends généralement assez vite, généralement, pas toujours, en l'occurence, oui. Ce que je veux dire, c'est que Bernard Tapie, je le connaissais très peu avant que Pierre Bérégovoy ne me soumette son nom dans la liste de son gouvernement. Je l'ai accepté. Je n'avais pas de raison, d'ailleurs, de le refuser. Il s'est révélé un excellent ministre à mes yeux. Donc, a priori, je n'ai pas de raison de dire que Bernard Tapie n'aurait pas dû être là. Comme président de l'OM, il semble qu'il ait bien réussi. C'est une intelligence et une énergie. Très bien. Alors, pourquoi le mêler pour l'instant à cette affaire, alors que, à ma connaissance - et Dieu sait si l'on en parle du matin au soir sur les télévisions et dans les radios - le nom de Bernard Tapie n'a pas encore été prononcé, en tout cas dans les instances de la justice ? On doit se méfier des pratiques dangereuses...
- Quant à l'affaire elle-même, alors là, je suis comme tous les autres, je n'y connais rien. Le football, je connais un peu, j'ai mon opinion sur la qualité des joueurs, je suis aussi partial que tous les autres... Moi, l'OM, je l'aime bien. C'est quand même une grande équipe qui doit en effet beaucoup à Bernard Tapie. On veut le rendre responsable - j'ignore tout quant au dossier - lorsqu'il y a quelque chose qui va mal, il faut aussi dire quand cela marche bien (Coupe d'Europe, Championnat de France pendant cinq ans) et y rendre hommage. Je n'arrive pas à comprendre, c'est la question que je me pose en tant que citoyen, pas en tant que Président de la République, je n'ai aucune information particulière, je le répète, quel était l'intérêt de ce grand club. En général, on cherche un mobile pour se lancer dans une affaire aussi douteuse et aussi choquante pour rien, puisqu'il était de toute façon Champion de France ? Quel était son intérêt ? Alors, est-ce que ce sont les moeurs habituelles du football ? Certains le disent. J'espère que non.\
QUESTION.- Mais, enfin, si dans certains cas exceptionnels on pouvait acheter un match, et même si le football était corrompu par l'argent ?
- LE PRESIDENT.- Ce serait horrible.
- QUESTION.- Est-ce qu'il faut aller jusqu'au bout des sanctions des instances professionnelles, des instances judiciaires, etc.. pour aller mettre un peu d'ordre et de morale, y compris dans le sport ?
- LE PRESIDENT.- Il faut faire ce qu'il faut pour que la morale et la régularité du jeu soient respectées, c'est certain. Donc, il faut avoir un pouvoir de sanction. Mais moi, je n'appartiens pas au comité directeur de la fédération française de football et je ne suis pas davantage un juge. Donc, là s'arrête ma compétence.
- QUESTION.- Une précision. Vous avez dit tout à l'heure : les principes ne sont pas respectés. Le Premier ministre disait l'autre jour à la télévision qu'il estimait qu'on parlait trop aussi de certains magistrats.
- LE PRESIDENT.- Cela revient à peu près au même.
- QUESTION.- A peu près. Alors, les principes ne peuvent pas être respectés et les deux chefs de l'exécutif le pensent. Et qu'est-ce qui se passe ? Rien.
- LE PRESIDENT.- Il appartient aux organes qui sont chargés du respect de la discipline et des règles professionnelles de s'en occuper. Ni le Premier ministre ni moi ne sommes qualifiés pour cela.
- QUESTION.- Le Garde des Sceaux un peu, peut-être, non ?
- LE PRESIDENT.- Le Garde des Sceaux est un effet plus directement branché sur ce secteur, mais le Garde des Sceaux n'est pas une instance supplémentaire, vous savez. Le Garde des Sceaux, il gère le ministère de la justice mais il ne représente pas une instance judiciaire.\
QUESTION.- Un petit mot, si vous le voulez bien, sur Henri Emmanuelli dont on a appris la semaine dernière qu'il serait renvoyé en correctionnelle en tant que trésorier du Parti socialiste dans le cadre de l'affaire URBA-SAGES. Est-ce que vous approuvez sa décision de démissionner de son mandat de député ? Est-ce que vous pensez qu'on peut mettre en balance le poids des électeurs et le poids des juges ?
- LE PRESIDENT.- Laissez-moi vous dire tout d'abord que j'aime beaucoup Henri Emmanuelli, que j'ai beaucoup de respect pour lui et que toutes ces accusations me paraissent absolument faramineuses. Cela étant dit, je ne suis pas juge. Henri Emmanuelli a-t-il eu raison de démissionner ? Il n'y était pas tenu. Il l'a fait. Cela a une certaine classe. Il prend ses responsabilités. Faut-il considérer que le jugement populaire, s'il était réélu, vaudrait décision de justice ? Naturellement pas. Mais c'est quand même très important pour un parlementaire que d'avoir la confiance du peuple.\
QUESTION.- Monsieur le Président, le parti socialiste veut renaître. Le mot "renaissance" est apparu à l'occasion des états généraux. A-t-il pris le bon chemin ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, on m'a déjà souvent fait intervenir et je suis très réservé dans ce domaine. Pourquoi ? Parce que j'ai dirigé le parti socialiste presque jusqu'à la victoire de 1981. Je dis "presque" parce que j'étais candidat. J'ai laissé cette place de premier secrétaire du parti socialiste à Lionel Jospin, qui a été un excellent premier secrétaire, et cela fait quand même bientôt treize ans que j'ai quitté la direction de ce parti. Ce parti est composé d'adultes et il mène sa barque à sa guise. Bien entendu, j'ai de multiples relations, nous sommes souvent en symbiose, mais c'est une organisation que je respecte en tant que telle, je n'ai pas à me mêler de ses problèmes internes et je ne le fais pas. QUESTION.- C'est la raison pour laquelle vous n'avez pas envoyé de message aux Etats Généraux ?
- LE PRESIDENT.- J'ai envoyé des messages à des congrès, mais les états généraux, c'est une instance qui n'est pas reconnue par les statuts du parti socialiste. Je ne conteste d'ailleurs pas du tout leur utilité, les états généraux sont une très bonne idée, qui a, je crois, été lancée par un petit groupe de jeunes politiques, je pense à Martine Aubry, à Elisabeth Guigou et quelques autres. Donc, j'observe cela avec un intérêt plus grand sans doute que la moyenne des Français, parce que je reste quand même proche de ma famille politique d'origine. C'est une bonne idée, mais pas au point d'envoyer un message.
- QUESTION.- Combien de temps faudra-t-il au PS pour renaître ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien. Le plus tôt sera le mieux à mes yeux, et puis c'est bon pour la République qu'il y ait une majorité et une opposition bien structurées l'une et l'autre.
- QUESTION.- Pour revenir à votre histoire personnelle, il y a vingt-deux ans, quand vous avez créé à Epinay ce parti socialiste, vous étiez en première ligne. La même chose pratiquement s'est passée il y a dix jours avec Michel Rocard. Est-ce que vous pensez que c'est de même nature, que ce sont deux actes...
- LE PRESIDENT.- Je ne pense pas du tout que ce soit de même nature, non, pas du tout. Le Congrès d'Epinay était un congrès classique, préparé longtemps avant, plusieurs mois, par des discussions, délibérations, motions, débats publics, avec toutes les qualités et tous les défauts d'un Congrès, souvent un excès de bavardage, etc. Les conditions sont tout à fait différentes aujourd'hui, mais c'est un effort, et cet effort doit être autant que possible aidé si l'on est socialiste. Mais là, je ne veux pas intervenir davantage dans un domaine partisan, aussi sympathique qu'il me soit, alors que ce n'est pas mon rôle.\
QUESTION.- J'imagine la réponse, mais je pose la question, par conscience professionnelle : Michel Rocard devenu président du parti socialiste, même provisoirement, est-il à vos yeux le candidat naturel, virtuel du PS aux élections présidentielles prochaines ?
- LE PRESIDENT.- Il me semblait que lui-même avait estimé ne plus devoir porter ce fardeau des adjectifs successifs...
- Je pense que les choses se feront en leur temps, c'est bientôt vous savez. Il n'y a plus qu'un an et dix mois avant que s'ouvre ma succession, et il faut généralement, pour se présenter, de nombreux mois avant l'échéance. Peut-être d'ici un an.. Il était normal que le principal responsable du Parti socialiste, s'il doit le rester, comme on peut le penser, soit virtuellement candidat.
- QUESTION.- Le 14 juillet 1994, vous exprimez votre choix ?
- LE PRESIDENT.- Le..?
- QUESTION.- L'an prochain, à quelques mois de l'élection présidentielle, est-ce que vous exprimerez votre choix ?
- LE PRESIDENT.- Comment pouvez-vous imaginer cela ? Le 14 juillet 1994, nous serons encore...
- QUESTION.- Trop loin ?
- LE PRESIDENT.- ... à près d'un an de l'élection présidentielle.
- QUESTION.- Alors, peut-être pourrait-on savoir si vous-même souhaitez que soit renouvelé votre mandat ? Un troisième mandat ?
- LE PRESIDENT.- La question d'un troisième mandat...
- QUESTION.- Est-ce que vous y avez pensé ?
- LE PRESIDENT.- Si Dieu me prête vie, - et de ce point de vue, il y a tout de même certaines hypothèques - ne serait-ce que l'âge.
- QUESTION.- Cela ferait vingt-et-un ans ?
- LE PRESIDENT.- Ce serait beaucoup sur le plan de la durée d'un mandat. On n'est pas élu à vie dans une République.
- QUESTION.- Donc, c'est exclu.
- LE PRESIDENT.- Il faut savoir raison garder. Deux fois, c'est déjà beaucoup. Parmi mes prédécesseurs, les pauvres - je crois qu'ils sont trois - Jules Grevy a dû quitter la Présidence un an après sa réélection, Albert Lebrun, le pauvre, a dû quitter la Présidence un an après sa réélection, le Général De Gaulle a été plus tenace. Moi, je l'ai été encore plus, malgré moi si j'ose dire. Je n'y suis pour rien, question de santé ou hasard de l'histoire...
- QUESTION.- Vous êtes vous-même étonné d'avoir tenu si longtemps ?
- LE PRESIDENT.- Oui, presque. Je n'avais pas fait le voeu d'être Président de la République pendant quatorze ans, et ce n'est pas encore fait, car après tout il arrive des accidents, et j'en ai frôlé un...
- QUESTION.- Vous voyez qu'on peut quand même trouver un point commun avec le Général De Gaulle : tout à l'heure, cela vous a peut-être échappé, vous avez dit "Si Dieu me prête vie". C'est ce qu'il disait aussi.
- LE PRESIDENT.- C'est une expression. Cela fait partie des expressions habituell es qui viennent un peu trop facilement, comme "livré aux chiens".. Elles ne sont pas toutes faites, ce sont des expressions qui ont un sens.. Oui, si Dieu me prête vie...
- QUESTION.- Plus sérieusement, je change de sujet.
- LE PRESIDENT.- La question se pose pour vous aussi ?\
QUESTION.- Vous aviez aujourd'hui à vos côté le général Morillon, le "Général Courage", qui vient de passer seize mois en Bosnie ? Est-ce qu'ensemble vous avez eu une pensée, aujourd'hui, pour tous ceux qui meurent de soif en ce moment et de typhus, à Sarajevo et en Bosnie, et est-ce que ce qui se passe, cette tragédie de Bosnie, n'est peut-être pas le plus grand échec de l'Europe depuis la fin de la guerre ?
- LE PRESIDENT.- J'ai eu l'occasion de parler avec le général Morillon un peu avant le défilé, car je lui ai remis les insignes de Grand Officier de la Légion d'Honneur, dans cette pièce même, à 9h30, et nous avons donc pu échanger quelques propos. J'ai beaucoup d'estime pour cet officier général dont le comportement a symbolisé les vertus françaises et celles de notre armée.
- Maintenant, on va passer à l'autre sujet : est-ce que c'est le plus grand échec de l'Europe ? On ne peut pas dire cela. Il n'y a pas d'Europe faite pour parer à ce type de situation. Pardonnez-moi de vous dire, parce que je ne veux pas du tout être discourtois avec vous, que cela ne veut rien dire. L'Europe, c'est une construction lente, peut-être trop lente. Mais, je suis très favorable à la construction de l'Europe et, souvent, je m'irrite de ses lenteurs. Mais cela a commencé il y a une quarantaine d'années, cela pris vraiment forme il y a trente ou trente-cinq ans, et la marche est lente. Aujourd'hui, il n'y a pas de pouvoir politique de l'Europe et il n'y a pas de pouvoir militaire, il n'y a pas d'armée européenne.
- QUESTION.- En ce qui concerne l'Occident dans son ensemble, on est frappé de voir que l'Occident intervient facilement au Koweit et pas du tout en Bosnie.
- LE PRESIDENT.- Le problème n'est pas du tout du même ordre. D'abord, il n'y a pas de vocation de l'Occident à être le gendarme de tous les drames, de tous les conflits ethniques, de tous les conflits d'intérêt sur la surface du globe. Dans l'affaire du Golfe, il y avait un danger. Ce danger, c'était un homme fort, un dictateur très ambitieux, conquérant - il venait de le démontrer avec la conquête du Koweit -, qui pouvait faire une bouchée des autres pays arabes voisins et se trouver donc directement voisin d'Israel. Si cette situation avait existé avant la chute de l'Union soviétique, il y aurait eu un véritable risque de troisième guerre mondiale. Mais le risque continuait d'être quand même très grand dans cette région qui détient la grande majorité des ressources de pétrole. Il fallait absolument éviter une contagion que, moi, puisque je suis plus âgé que vous, j'ai pu connaître entre les années 1933 et 1945 en Allemagne.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on a envie de dire : et alors, que peut-on faire ?
- LE PRESIDENT.- Ce qui a été fait a été bien fait. On a estimé que cela était du ressort des Nations unies. La Communauté européenne s'en est mêlée autant qu'elle le pouvait, puisqu'elle n'avait pas les moyens d'agir. J'ajoute que la France a été, parmi tous les pays, celui qui a été le plus présent depuis le début, qui a tout proposé : les méthodes juridiques, les arbitrages internationaux, la présence de troupes pour servir de tampon, pour remplir un devoir humanitaire. Nous avons près de 5000 hommes là-bas. Le pays qui en a le plus après nous n'en a pas plus de 2500 et combien n'en ont pas du tout envoyé ? Je ne les incrimine pas, mais enfin il n'y a pas d'Allemands, leur constitution s'y oppose, il n'y a pas d'Américains, il n'y a pas d'Italiens.
- QUESTION.- Est-ce qu'on dit aux peuples de l'Europe de l'Est, de l'Asie, de l'Amérique latine, de l'Afrique, que l'Europe ce n'est pas seulement la richesse, même avec des problèmes, l'égoïsme et l'impuissance et que quand il y aura une vraie Europe avec une politique, une diplomatie, une défense, la Bosnie cela ne se produira plus ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, monsieur Elkabbach, c'est cette Europe là qu'il faut faire. Si vous aviez sur les Champs Elysées les représentants de ce que l'on appelle l'Eurocorps ou le corps militaire européen, qui est le premier embryon d'une défense commune européenne, c'est bien dû au fait que le Chancelier Kohl et moi en avons pris l'initiative. Nous avons décidé de mêler Allemands et Français, aujourd'hui les Belges, demain il y aura des Espagnols, et il y en aura d'autres. C'est l'Europe qu'il faut construire, à laquelle a contribué le traité de Maastricht qui a prévu, lui aussi, une défense.
- QUESTION.- Quand les Anglais auront ratifié le traité de Maastricht, est-ce que vous proposerez, le gouvernement proposera une relance de la construction européenne ?
- LE PRESIDENT.- Il faut déjà mettre en application Maastricht, ce sera un énorme progrès.
- QUESTION.- Ce n'est plus à la mode Maastricht ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est plus à la mode ? Cela dépend pour qui, mais forcément, il est normal que des millions de gens dans l'Europe doutent, au milieu d'une crise économique, des bienfaits de l'Europe. Il n'empêche que c'est en bonne voie. Si nous étions tous enfermés, chacun derrière ses frontières, ce serait pire. Donc, la question ne se pose pas, du moins pour moi.\
QUESTION.- Monsieur le Président, il y a une question qu'on ne peut pas occulter le jour où l'armée a défilé devant vous et devant les Français : vous avez décidé un moratoire des essais nucléaires, le Premier ministre est d'accord, le ministre de la défense, François Léotard, a déclaré hier qu'il n'excluait pas une reprise des essais nucléaires. On voudrait comprendre.
- LE PRESIDENT.- Il a le droit de le penser. Il n'exclut pas une reprise, il ne s'est pas élevé contre une décision qui était la mienne. Mais cette décision est déjà engagée, elle date du 6 avril 1992, le gouvernement n'était pas en place. J'ai pris cette initiative d'ordonner la suspension des essais nucléaires à la condition que les autres puissances nucléaires agissent de même, et j'ai envoyé une lettre au Président Bush, à l'époque président américain, au président russe et au Premier ministre britannique pour leur demander d'observer la même attitude et de suspendre leurs essais nucléaires. Je leur ai dit : si vous maintenez cette suspension des essais, ou moratoire, la France agira de même. Mais nous commençons, nous donnons l'exemple. La France a donné l'exemple. Qu'on en finisse avec ces essais nucléaires, cela veut dire en finir avec le surarmement nucléaire. Par une chance extrême pour l'humanité, les Etats-Unis d'Amérique et la Russie, qui avaient déjà commencé à prendre des décisions dans ce sens, et la Grande Bretagne, ont suivi. Plus d'un an se passe, 6 avril 1992 - juillet 1993. Le Président Clinton m'écrit pour me dire : vous aviez décidé la suspension, vous nous aviez écrit pour demander qu'on agisse de même, nous l'avons fait, et je vous demande maintenant, à mon tour, de proroger la période pendant laquelle il n'y aura pas d'essais nucléaires. Bien entendu, j'ai dit oui.\
QUESTION.- Pour eux, c'est facile, monsieur le Président, ils ont une avance technologique probablement, cela veut dire qu'on affaiblit la crédibilité et l'état de la dissuasion française.
- LE PRESIDENT.- Non, non, on ne peut pas le dire et voilà pourquoi. La doctrine française, c'est la doctrine de la suffisance nucléaire. De toute manière, en quantité, nous n'avons pas une force nucléaire comparable à celle des Russes, je pourrais même dire de l'Ukraine aujourd'hui, ni des Américains. Donc, le problème n'est pas de courir après, ce serait au-dessus de nos forces et de nos moyens, le problème est d'en avoir assez pour que notre force nucléaire soit dissuasive, pour qu'elle interdise à quiconque d'oser nous attaquer. Cela, nous l'avons atteint depuis de nombreuses années, déjà, après la décision du général de Gaulle, ensuite par ses successeurs M. Pompidou, M. Giscard d'Estaing, et par moi-même. J'ai même donné l'ordre de construire un nouveau sous-marin nucléaire qu'on appelle de la nouvelle génération. Nous sommes passés d'un chiffre qui était d'environ 300 armes nucléaires à un chiffre qui est du double peut-être.
- QUESTION.- Et si un pays les reprend ?
- LE PRESIDENT.- Je vous répète qu'au moment où j'ai pris cette décision, l'on estimait que la suffisance était atteinte, que nous étions au-dessus du seuil qui permettait à la dissuasion française d'exercer son pouvoir. Les autres aussi ont arrêté. Donc, nous avons stoppé une affaire à un moment donné où l'on estimait que la France avait une capacité de dissuasion nucléaire. Les choses sont restées en l'état, puisque les autres ont arrêté aussi. Je réponds à votre dernière question : si un autre pays devait reprendre ses essais, la France les reprendrait tout aussitôt pour ne pas se trouver en situation de faiblesse en cas de grand conflit qui, aujourd'hui comme demain, peut opposer les états.
- QUESTION.- On a oublié de vous poser la seule question que l'on pose habituellement en début de conversation. Vous faisiez allusion au problème de santé que vous avez eu, il y a neuf mois : comment allez vous ?
- LE PRESIDENT.- J'ai eu un double choc, il y a dix mois : la maladie, l'opération, mais depuis cette époque, je récupère en travaillant.\
- LE PRESIDENT.- Les Français l'ont décidée, c'est tout. Pourquoi chercher d'autres raisons ? Les Français l'ont décidée, et ils ont voté, ils ont changé de majorité. Je suis là pour le constater, quelque opinion que j'en ai, et pour appliquer la Constitution, c'est-à-dire veiller à ce que la nation vive le mieux possible dans les circonstances difficiles.
- QUESTION.- Est-ce que l'équipe gouvernementale qui vous entoure et son chef Edouard Balladur, vous paraît une bonne équipe, et son chef a-t-il une stature, disons, d'homme d'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Vous me demandez une appréciation ? Monsieur Balladur, c'est moi qui l'ai choisi, pas par hasard, non seulement parce qu'il répondait, vraisemblablement, d'après beaucoup d'indications, au sentiment général de la nouvelle majorité, mais aussi parce qu'il a des qualités..
- QUESTION.- Il n'est pas de votre famille politique, mais est-ce que vous dites que c'est "votre" Premier ministre ?
- LE PRESIDENT.- C'est le Premier ministre.\
QUESTION.- Sous la Vème République, un Président de la République, monsieur Mitterrand, a tous les pouvoirs, vous les avez exercés pendant douze ans...
- LE PRESIDENT.- Tous les pouvoirs, non.
- QUESTION.- Enormément de pouvoirs.
- LE PRESIDENT.- Beaucoup, mais pas tous.
- QUESTION.- Alors, comment passez-vous de l'inspiration, de la maîtrise, de la presque toute puissance dans toutes les affaires à un rôle d'acteur, disons, plus modeste, presque de grand observateur ?
- LE PRESIDENT.- Non, il n'y a pas de toute-puissance, il n'y a jamais eu de toute-puissance du Président de la République. Ceux qui interprétaient cela en termes de toute-puissance se trompaient et, d'autre part, le Président de la République doit tenir le plus grand compte de la majorité. C'est un système, c'est une République parlementaire et les choix de la nation se font au Parlement. Même si les élections au suffrage universel du Président de la République confèrent à ce dernier un rôle d'une importance particulière - c'est évident, j'en ai l'expérience depuis de longues années - je dois tenir compte de la majorité parlementaire, c'est toute la différence.
- QUESTION.- Est-ce que la condition de la réussite n'est pas celle-ci : en ce qui concerne la politique étrangère, le domaine partagé, c'est l'une de vos expressions, le Premier ministre approuve vos orientations et en ce qui concerne la politique économique et sociale, vous le laissez faire pour reprendre le mot de Raymond Aron, vous n'êtes que "spectateur engagé" ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! c'est peut-être une peu réduire mon rôle, mais enfin..
- QUESTION.- Sur la politique économique et sociale..
- LE PRESIDENT.- Raymond Aron a disparu peu après que je sois devenu Président de la République, il n'a donc pas pu observer l'évolution des choses. Il n'en reste pas moins que c'était un grand esprit. Cela dit, je m'en tiens, moi, aux règles de la vie publique. Toutes les questions que vous me poserez à ce sujet me ramèneront à la même réponse : je m'en tiendrai aux règles de la vie publique, dans une République parlementaire où le Président de la République dispose d'une autorité particulière. Cette autorité est reconnue par les textes et par l'usage, notamment dans le domaine de la politique étrangère et de la défense. C'est ce que je fais, beaucoup moins dans le domaine de la politique intérieure, économique et sociale, puisque cela relève généralement de la loi et que la loi est votée par le Parlement. Le Parlement représente aujourd'hui une majorité qui n'est pas celle que j'ai moi-même préparée jusqu'à la victoire électorale de 1981 et assumée pendant toutes les années où elle a été en place, c'est-à-dire pendant 10 ans. Alors, on en tire les conclusions les plus naturelles. N'inventons pas des choses, n'inventons pas un système qui n'existe pas, je dois tenir compte des volontés du peuple.\
QUESTION.- Est-ce que la cohabitation pourrait se crisper ou se tendre de votre fait à un moment ou à un autre ?
- LE PRESIDENT.- On ne sait jamais. Oui, c'est possible, je ne sais pas. Je suis d'un caractère assez égal, mais je vois ce qui se passe. Si j'avais le sentiment que les intérêts de la France sont gravement compromis, je le dirais.
- QUESTION.- Y a-t-il des heurts que nous ne connaissons pas ?
- LE PRESIDENT.- C'est bien possible. Vous n'êtes pas au courant de tout !
- QUESTION.- Lors de nominations, par exemple, toutes les nominations se font de concert avec le Président ?
- LE PRESIDENT.- Quand elles relèvent vraiment d'une façon stricte de la volonté du gouvernement qui a besoin d'avoir auprès de lui les hauts fonctionnaires de son choix, je laisse le gouvernement me faire les propositions qu'il souhaite. Lorsqu'il s'agit de postes qui intéressent le pays et mon autorité, j'interviens, et lorsqu'il s'agit de changer un homme pour un autre sans qu'il y ait de raisons évidentes, je le fais observer.\
QUESTION.- Prenons un exemple que l'on connaît, la révision de la loi Falloux. Cette loi permet aux collectivités locales d'aider les écoles privées. Le gouvernement souhaite la réviser, c'est-à-dire souhaite permettre aux collectivités d'aider encore davantage les écoles privées.
- Vous avez repoussé l'inscription de ce projet à l'ordre du jour de la session extraordinaire, et Valéry Giscard d'Estaing a écrit dans le Monde : "C'est un glissement constitutionnel", comme s'il vous adressait un reproche.
- LE PRESIDENT.- J'étais au Japon et ce glissement est arrivé jusqu'à moi, un peu assourdi ... en fin de glissement !
- QUESTION.- Valéry Giscard d'Estaing a demandé au Premier ministre, c'est-à-dire à Edouard Balladur de s'interroger sur la légitimité de votre décision. Est-ce qu'il s'est interrogé en votre présence ?
- LE PRESIDENT.- Il faut l'interroger lui !
- QUESTION.- Il vous reproche d'avoir fixé l'ordre du jour.
- LE PRESIDENT.- Qui "il" ?
- QUESTION.- Valéry Giscard d'Estaing, estimant que ce n'est pas au Président de le faire.
- LE PRESIDENT.- Mais on peut discuter tant qu'on veut là-dessus. Le Parlement se réunit en session ordinaire deux fois par an pour trois mois. C'est la Constitution. De temps à autre, il estime ne pas avoir assez de temps pour en finir avec l'examen de projets ou de discussions qui l'intéressent. Alors, il se retourne vers moi, vers le Président de la République (c'était le cas précédemment du temps ou M. Giscard d'Estaing était lui-même Président de la République). Il dit oui ou il dit non. J'ai dit oui. Ensuite, on me présente l'ordre du jour, l'ensemble des lois que l'on aimerait bien voir examiner dans cette session extraordinaire. On me les soumet, c'est moi qui signe et je dis - ce qui s'est produit - cela fait beaucoup, ce n'est peut-être pas nécessaire d'avoir une session extraordinaire aussi chargée, alors je retire les projets qui me paraissent devoir être retirés de l'ordre du jour.
- Et quand, comme c'est le cas de la révision de la loi Falloux qui date de 1850, on me dit, il y a une extrême urgence, je me dis, voyons, cela fait exactement 143 ans qu'elle attend, cette loi, elle ne peut pas attendre le mois d'octobre ? Je le dis, et alors je retire le projet de révision de la loi Falloux, pas simplement pour une raison de simple bon sens, mais aussi parce que je pense que c'est un débat de fond extrêmement important qui touche à la conscience des Français, qui peut réveiller une guerre scolaire que j'ai voulu faire cesser, qui est toujours sous-jacente dans la société française depuis très longtemps et qui mérite donc une grande réflexion.
- Se précipiter dans une session extraordinaire, cela m'a paru anormal, j'ai dit : non. Je crois que c'est tout à fait conforme à mes pouvoirs constitutionnels. D'ailleurs, en dehors de l'observation de mon prédécesseur, je n'en ai pas eu beaucoup d'autres.\
QUESTION.- Cela veut dire que même si vous n'êtes pas neutre, le Premier ministre peut continuer à conduire comme il l'entend la politique de son gouvernement, il n'y aura pas d'entrave.
- LE PRESIDENT.- Dans les domaines qui sont les siens, il ne peut pas y avoir d'entrave, sans cela je manquerais à mon devoir.
- QUESTION.- Mais dans ce jeu de la cohabitation où chacun observe l'autre, quoi qu'il arrive - parce que vous avez beau être affables l'un et l'autre - on sent bien qu'à un moment ou à un autre tout peut se produire.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas un danger permanent, cela ne m'empêche pas de dormir.
- QUESTION.- Vous pouvez me dire s'il y a une différence entre 1993 et 1986 ?
- LE PRESIDENT.- Elle est sensible, je pense que vous l'avez déjà remarquée.
- QUESTION.- Le chat a rentré ses griffes..
- LE PRESIDENT.- Les griffes, rentrées ou sorties, sont toujours là !
- QUESTION.- Mais, globalement, vous vous entendez davantage avec Edouard Balladur qu'avec Jacques Chirac ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas un problème sentimental tout cela. M. Chirac a des qualités, de grandes qualités et Edouard Balladur a les siennes, elles s'accordent, en plus ou moins bien, avec les miennes.
- QUESTION.- Vous avez dit tout à l'heure : j'ai choisi le Premier ministre, c'est moi qui l'ai choisi. Vous ne regrettez pas votre choix ?
- LE PRESIDENT.- Non, dans le cadre de la majorité choisie par le peuple au mois de mars dernier, j'ai choisi celui qui me paraissait le mieux convenir à la période actuelle. Je n'ai aucune raison de le regretter, par rapport à la situation.
- QUESTION.- Y a-t-il des moments éprouvants pendant cette cohabitation, par exemple le mercredi matin, lorsque vous vous retrouvez en Conseil des ministres, seul des trente participants à avoir voté socialiste...
- LE PRESIDENT.- Je le pense en tout cas.\
QUESTION.- Est-ce qu'il y a des anciens ministres ou de vos anciens ministres qui vous manquent par exemple pour un regard, une connivence ?
- LE PRESIDENT.- Il y a beaucoup de mes anciens ministres que je regrette tout à fait, non seulement parce que certains d'entre eux étaient de mes amis personnels, mais aussi parce qu'ils étaient tout à fait en conformité avec ce que je pense de l'intérêt du pays, mais il n'empêche que je n'ai pas à me substituer, je vais le répéter une fois de plus, à la volonté populaire. Toutefois je n'éprouve pas du tout de stress, je suis peu sensible au stress, je viens tous les mercredis matins, je rencontre d'abord le Premier ministre, c'est un travail utile, intéressant, ce n'est pas désagréable, parce qu'on discute d'une façon intéressante et j'aborde le Conseil des ministres avec une certaine habitude. Donc vraiment il n'y a pas de tourment intellectuel.
- QUESTION.- Est-ce que ce n'est pas la France qui perd au change, parce que les décisions ne sont pas prises, prennent du retard, on dit : le moment viendra peut-être plus tard de prendre telle ou telle décision.
- LE PRESIDENT.- Perdre au change dans quelles circonstances ?
- QUESTION.- Dans le cas de la cohabitation où, finalement, l'un et l'autre, vous êtes un peu, en vous observant, entravés ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, je ne crois pas. S'observer, c'est vous qui l'avez dit, vous avez parlé du chat.. Tout cela ce sont des expressions qui viennent naturellement à l'esprit et que j'ai moi-même employées dans le passé, mais la situation est beaucoup plus simple que cela et je fais ce que je crois devoir faire, le Premier ministre aussi et, finalement, on travaille.
- QUESTION.- Cela peut-il durer ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que dans le cadre de la majorité actuelle il est souhaitable que nous n'allions pas de crise en crise.
- QUESTION.- Alors, vous êtes satisfait des relations institutionnelles établies ?
- LE PRESIDENT.- Satisfait ? J'applique les institutions.\
QUESTION.- Etes-vous satisfait de la politique économique menée par le gouvernement, notamment dans la lutte contre le chômage ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! Vous savez, dans la lutte contre le chômage, on a tout essayé. Depuis maintenant plus de douze ans que j'occupe ces fonctions tout a été essayé. Vous connaissez le résultat qui est un triste résultat, puisque nous avions en 1981 entre 1600000 et 1700000 chômeurs, cela a été porté au moment des élections dernières à 3 millions. Cette progression est importante, plus de 1300000 chômeurs, mais elle est quand même la plus faible des grands pays industrialisés au cours de cette période. L'addition, au total, on pourrait en discuter à perte de vue £ ce qui prouve que le gouvernement, qu'il soit conservateur ou qu'il soit socialiste, se trouve devant les mêmes problèmes. Le fait de la dépression économique, de la mutation technologique et souvent de l'absence de formation des travailleurs, des jeunes mal préparés à leur nouveau métier, font que le monde industriel occidental dans son ensemble souffre de la même manière. Cela ne nous réjouira pas. Je dis simplement que l'on a tout essayé et tout ce qu'essaie le gouvernement actuel doit être autant que possible suivi car il faut de la continuité dans l'effort. Si l'on se fixe la conquête de l'emploi et donc la réduction du chômage comme objectif prioritaire, on a raison et je n'ai, moi, strictement aucun motif d'incriminer qui que ce soit.
- QUESTION.- C'est quand même en France qu'il y a le plus grand nombre de chômeurs de longue durée ?
- LE PRESIDENT.- Vous m'avez écouté certainement avec attention, je vous ai dit que si l'on compare aux pays industriels avancés du monde occidental au cours de ces douze dernières années, le chômage a moins augmenté chez nous qu'ailleurs. Le total nous situe dans une moyenne qui est la moyenne générale et donc qui est très malheureuse.
- QUESTION.- Je parlais de deux catégories particulières, les chômeurs de longue durée et les jeunes, un jeune sur quatre est au chômage.
- LE PRESIDENT.- Il y a plus de jeunes au chômage en France que dans d'autres pays, mais d'autres pays ont des systèmes d'éducation et de formation qui durent plus longtemps, de telle sorte que la comparaison est souvent faussée.\
QUESTION.- Quand le 29 mars, monsieur le Président, vous avez confié à Edouard Balladur la charge de Premier ministre, vous avez dit, je vous cite : "Dans l'immédiat, il faut préserver le système monétaire européen, le SME, un franc à parité maintenue avec le mark en est une condition".
- Est-ce que vous avez le sentiment d'être suivi et aujourd'hui, est-ce que vous êtes aux côtés de MM. Balladur, Sarkozy, Alphandéry, de Larosière, pour défendre le franc contre tous les spéculateurs ?
- LE PRESIDENT.- Mais enfin, je pense que cela va de soi, non ?
- QUESTION.- Il vaut mieux le dire.
- LE PRESIDENT.- Alors merci de m'en fournir l'occasion.
- Cela va de soi. Il faut défendre notre monnaie. Il est bon que ce soit une monnaie forte. Les monnaies fortes, regardez autour de vous, sont celles des pays qui se défendent le mieux contre la crise ou même qui ne connaissent pas la crise, en dehors du monde occidental. A l'intérieur du monde occidental, et particulièrement en Europe et dans la communauté, la parité mark-franc est une nécessité qui, je crois, s'impose avant toutes les autres.
- QUESTION.- Cela veut dire qu'à vos yeux, monsieur le Président, il n'y a pas d'autre politique économique possible ?
- LE PRESIDENT.- Nous l'avions déjà décidée, elle continue...\
QUESTION.- Est-ce que c'est un hommage posthume rendu à Pierre Bérégovoy ?
- LE PRESIDENT.- Sans aucun doute. Il a été un remarquable ministre de l'économie et des finances.
- QUESTION.- Est-ce qu'il vous arrive quelquefois de penser justement à lui qui s'est donné la mort le 1er mai ? Et j'ai envie de vous demander si tout le monde a fait à ce moment-là, y compris vous-même, tout ce qu'il fallait pour éviter sa mort tragique ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas ce que vous voulez dire là.
- QUESTION.- Est-ce que tout le monde l'a soutenu, aidé ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas, j'ai gardé avec lui jusqu'à la fin des relations très amicales et étroites, et si même on pouvait pressentir une grave crise à caractère dépressif qui était visible depuis déjà quelques semaines, sinon même au moins un mois, personne, évidemment, n'aurait prévu que ce geste fût accompli. De ce point de vue-là, on a toujours tort de ne pas faire assez. C'est la question qu'on s'est posée dans sa famille et c'est la question que je me suis posée, c'est la question que se sont posée tous ses amis. A-t-on été assez proche affectivement, intellectuellement ? Cela s'appelle un drame, et comment ne pas en souffrir encore et longtemps ?
- QUESTION.- On a tous en mémoire les paroles que vous avez prononcées lors de son enterrement à Nevers. Vous avez dit à un moment : on a jeté aux chiens l'honneur d'un homme et un journaliste vous a écrit une lettre ferme, sous forme d'un livre : "Lettre ouverte au Président de la République, d'un chien".
- LE PRESIDENT.- C'est de la publicité, là !
- QUESTION.- Non, non, c'est pour savoir si les chiens étaient les journalistes ? Qui sont les chiens ?
- LE PRESIDENT.- C'est une expression qui dit très bien ce qu'elle veut dire, et si j'avais à la répéter, je le referais.
- QUESTION.- Si vous aviez à l'expliciter, pour que l'on comprenne davantage.
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas spécialement pensé à vous..
- QUESTION.- Sont-ce les juges ? Les journalistes ?
- LE PRESIDENT.- Je viens de vous dire que je n'ai pas spécialement pensé à vous, donc je pense à ceux qui ont une responsabilité dans cet événement tragique.
- QUESTION.- Vous aviez souhaité ce jour-là que l'on tire les enseignements de cette mort voulue, notamment dans le débat politique. Est-ce que ces enseignements, on les a tirés à votre avis ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! vous savez, c'est sur le temps tout cela. Je pense que cette mort, dans ces conditions, a ému la plupart des Français, y compris, bien entendu, celles et ceux qui même s'ils avaient une responsabilité, n'auraient jamais voulu cette conclusion. Donc oui, je pense que c'est une leçon cruelle, mais c'est une leçon qui sera entendue, je l'espère du moins.\
QUESTION.- Je voudrais, monsieur le Président, revenir à la situation économique. L'emprunt Balladur qui a trois fois dépassé les prévisions a obtenu, on l'a dit, un succès historique, est-ce que vous avez souscrit vous-même à l'emprunt ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas souscrit et je me suis posé la question. Je vais vous en donner les éléments, parce que je me suis dit : ils vont me poser la question, je vais devoir répondre, etc..
- QUESTION.- On ne l'a pas soufflée ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, mais c'était dans l'air.
- QUESTION.- C'était dans l'air.
- LE PRESIDENT.- Vous êtes de bons journalistes ! Non, je n'ai pas souscrit car moi je n'ai pas de portefeuille, je n'ai pas de SICAV, aucune action, aucune obligation, j'ai ce que je gagne dans mes fonctions et rien d'autre. Ce n'est pas mal du tout, je ne m'en plains pas le moins du monde.
- QUESTION.- Vous avez des biens immobiliers que vous auriez pu revendre pour la circonstance ?
- LE PRESIDENT.- J'aurais même pu consacrer une part de mon traitement (je suis moins bon citoyen que vous !) mais je dis simplement : moi, je n'ai pas de portefeuille et, à partir de là, je ne vais pas courir à la recherche d'avantages fiscaux.
- QUESTION.- Donc, il y en a deux qui n'ont pas souscrit, Edouard Balladur et vous...
- LE PRESIDENT.- Monsieur Balladur, en application de ses fonctions, je crois, avait un devoir de ne pas souscrire, mais mes fonctions, sans être exactement comparables aux siennes, sont tout de même du même ordre.
- QUESTION.- Il souhaitait obtenir 40 milliards de francs et il en a obtenu 110. Que feriez-vous des 70 milliards supplémentaires ? Le gouvernement cherche des idées..
- LE PRESIDENT.- Je lui en donnerai s'il en veut. Il en a quand même : il a déjà dessiné un programme pour les 40 premiers, il va réfléchir pour les autres, je n'ai pas à improviser à sa place, à cet endroit.\
QUESTION.- Justement, l'emprunt et son succès vont l'encourager dans la voie des privatisations. Il engage sa politique de privatisations, est-ce que cette fois vous allez le laisser faire ?
- LE PRESIDENT.- Cette fois, le laisser faire ?
- QUESTION.- En 1986..
- LE PRESIDENT.- Pourquoi dire "cette fois-ci" ?
- QUESTION.- En 1986, il s'est passé quelque chose un 14 juillet...
- LE PRESIDENT.- On m'a présenté des ordonnances, mais c'est un débat tellement ancien que j'ai peur que les auditeurs s'y perdent.
- QUESTION.- C'est pour demain.
- LE PRESIDENT.- Vous faites une comparaison. Ce que je veux dire, c'est que lorsque le Parlement vote une loi, je deviens un notaire et quand dans le délai qui m'est imparti, je dois signer, je signe, sans quoi je serais en situation de forfaiture. C'est la volonté du Parlement qui s'impose. Lorsqu'on me propose une ordonnance, ce n'est pas pareil. Cela veut dire que c'est le gouvernement qui fait la loi avec l'accord du Président de la République - on va le voir - et ce n'est qu'après coup que la loi en question est ou n'est pas soumise pour approbation, donc postérieure, au Parlement. C'est donc une tout autre procédure. Autant dans le vote de la loi, je n'ai pas de rôle, puisque c'est une initiative du gouvernement, et c'est le Parlement qui examine et quand on dispose d'une majorité, il faut des lois, naturellement, qui correspondent, pense-t-on, aux voeux de cette majorité, mais moi, qu'est-ce que j'ai à faire ? Si on me demande une initiative pour faire des lois que je n'approuve pas, je ne prête pas ma plume à cela. Donc, j'ai refusé les ordonnances, je n'étais pas tenu par la Constitution. En l'occurence, le gouvernement actuel ne m'a pas du tout demandé d'ordonnances.
- QUESTION.- Plus globalement, lorsque, en 1981, vous êtes arrivé au pouvoir, vous étiez sur un socle fort de nationalisations. En 1986, vous avez combattu les privatisations et puis ensuite..
- LE PRESIDENT.- J'ai combattu les ordonnances qui devaient tendre à des privatisations que je désapprouvais.
- QUESTION.- On a eu le sentiment que vous aviez un petit peu assoupli votre doctrine en créant le dogme du "ni - ni"..
- LE PRESIDENT.- Non, non, cela c'est une histoire de la presse, je n'ai jamais bâti de dogme du "ni-ni". J'ai écrit une lettre aux Français en 1988, dans laquelle je disais : on ne peut pas jouer au ping pong, d'une majorité à l'autre, il y en a une qui fait cela, l'autre le reprend, on ne peut pas bousculer l'économie chaque fois de cette manière. Donc, un temps d'apaisement, mais ce n'est pas un dogme du tout, on agit selon les circonstances.\
QUESTION.- Par exemple, il y a une vingtaine d'entreprises qui demandent à être privatisées..
- LE PRESIDENT.- Moi, je veux bien parler de privatisations prochaines..
- QUESTION.- En Conseil des ministres, lorsqu'il en a été question, vous avez fait des remarques.
- LE PRESIDENT.- Je n'élude pas du tout cette question, je la trouve parfaitement justifiée dans les circonstances présentes, mais puisqu'on fait un peu d'histoire, je tiens à ce que les choses soient claires.
- QUESTION.- Mais pour demain, il n'y a pas d'entreprises tabou ?
- LE PRESIDENT.- Tabou, non, jamais. Je pense, d'une part - on me demande mon opinion personnelle - que beaucoup de nationalisations ont été très utiles et elles ont sauvé de grandes entreprises qui avaient basculé dans le rouge ou qui étaient proches d'y basculer en 1981. Donc, je ne regrette pas du tout ces nationalisations, au contraire, puisqu'elles ont sauvé des entreprises qui ont fait honneur à la France et qui font encore honneur à la France et ont sauvé des emplois. Mais on a le droit de ne pas avoir la même doctrine, de préférer privatiser. Ce n'est pas mon opinion, mais c'est celle de la majorité, je m'incline devant la voix de la majorité. Cependant, j'ai fait des observations pour certaines de ces entreprises, le principe étant toujours mis de côté, puisque je viens de rappeler quelles étaient mes convictions. Je pense qu'il faut prendre d'extrêmes précautions et je suppose que le gouvernement en prendra.
- QUESTION.- Est-ce le cas de Renault, par exemple, qui est un symbole ?
- LE PRESIDENT.- Je vais vous dire, il faut d'extrêmes précautions dans des domaines qui touchent à la défense de la France, à la recherche, au coeur même de ce qui fait notre capacité, notre force, notre sécurité, notre intelligence.
- QUESTION.- A quoi pensez-vous, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Je pense notamment à la SNECMA, fabrique de moteurs d'avions, je pense à l'Aérospatiale, qui est un trésor français à ne pas disperser, je pense, d'une certaine manière à Elf. Les précautions prises pour protéger nos capacités d'achats de production énergétique, du pétrole (déjà Poincaré y avait pensé en 1926), cela remonte loin. Pas sous la forme de la nationalisation, mais cela marquait un devoir particulier de l'Etat à une époque où la question des nationalisations se posait très peu, car il n'y avait jamais eu de majorité de gauche en France capable de les faire. Mais je suis, moi, convaincu que certaines de ces grandes entreprises, je viens d'en citer trois, j'aurais pu en citer davantage, pourraient peut-être être le porte-drapeau français quand même.\
LE PRESIDENT.- `Suite sur les privatisations` Enfin, je ne vais pas continuer la liste, je veux dire qu'il faut des précautions particulières pour que cela ne nuise pas à la puissance publique.
- QUESTION.- Quelle portée donnez-vous à cette remarque que vous venez de faire ? S'agit-il d'un conseil, d'un avertissement, d'une réserve, ou êtes-vous en mesure de peser sur une décision ?
- LE PRESIDENT.- Cela ne peut être qu'un conseil, parce que cela dépend de la loi et que c'est le Parlement qui vote la loi. Si le Parlement vote cette loi, comme toutes les lois, elle devra être appliquée, mais on a le droit d'avoir tous les degrés de l'approbation, jusqu'au regret, et même jusqu'à la condamnation.
- QUESTION.- Les privatisations sont les instruments d'une politique économique parmi d'autres..
- LE PRESIDENT.- Oui et je dois dire que M. Balladur et son gouvernement ont défini que l'une des missions des privatisations était de compléter l'emprunt. A partir du moment où un emprunt était engagé, il fallait qu'il réussisse (c'est l'intérêt de la France) et, au bout du compte, ceux qui ont souscrit à l'emprunt pourront bénéficier des actions de privatisations.
- Donc, cela faisait un tout et c'est pourquoi je ne me suis pas opposé à ce que cela soit discuté au cours de la session parlementaire extraordinaire.\
QUESTION.- Aujourd'hui, vous entendez comme nous le Premier ministre, M. Balladur, il demande aux Français de consommer, d'acheter, est-ce que vous dites la même chose que lui ?
- LE PRESIDENT.- Il a raison, mais je voudrais bien que cela fût entendu des Français et surtout que cela leur fût rendu possible, parce que pour consommer il faut avoir de l'argent. S'il y a des épargnants en France, on vient de le voir, ces 110 milliards montrent qu'il y a des ressources, qu'on a pu déplacer d'un compte à l'autre, une épargne mobile, il y a beaucoup de gens qui n'ont pas d'épargne.. Combien ont souscrit ? Un million ...?
- QUESTION.- Un million quatre..
- LE PRESIDENT.- ... il reste quand même beaucoup de Français qui n'ont pas beaucoup de disponibilités, il y a la moitié des salariés français qui perçoivent moins de 7000F par mois, ce n'est pas facile d'économiser, alors, naturellement, s'ils n'ont pas beaucoup d'argent, il est difficile pour eux d'épargner et de consommer.
- QUESTION.- Il faut une politique de relance en septembre pour aider ?
- LE PRESIDENT.- Autant que possible de relance (le mot doit être employé avec précaution), mais de relance quand même de la consommation et il faut aussi veiller à ce que les salaires et les traitements correspondent au travail fourni. C'est-à-dire qu'il faut éviter de laisser comme cela, en cours de route, des millions de Français qui seraient des Français de deuxième zone.\
QUESTION.- Quand vous avez senti l'inéluctable attrait de la droite, vous avez émis une forte mise en garde à l'égard des futurs gouvernements : ne touchez pas aux acquis sociaux. Considérez-vous que ces acquis sociaux ont été touchés depuis quatre mois ?
- LE PRESIDENT.- Je considère que le conseil reste vrai, quelles que soient les intentions du gouvernement qui ne sont, je pense, absolument pas hostiles aux acquis sociaux, mais il y a des logiques politiques auxquelles il faut prendre garde et donc le conseil que j'ai exprimé, je continue à l'exprimer, sans avoir le sentiment qu'il y avait volonté de les atteindre, mais c'est peut-être là une conséquence de dispositions législatives prises ou à prendre.
- QUESTION.- Mais sur la santé, sur la sécurité sociale, vous ne voyez rien qui vous inquiète pour le moment ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas une question d'inquiétude, simplement je dis qu'il ne faut absolument pas que la Sécurité sociale soit atteinte, il ne faut absolument pas qu'il y ait une médecine des riches et une médecine des pauvres et pour cela je pense qu'il sera nécessaire que le gouvernement, mais il le fera sans doute, Mme Veil y songe, j'en suis convaincu, traite aussi avec les médecins.
- QUESTION.- Le Conseil de l'Ordre ?
- LE PRESIDENT.- Je pense à la loi Teulade et aux dispositions prises par Pierre Bérégovoy dans plusieurs domaines, - la convention passée avec les médecins -, il faut absolument qu'elle soit plus ferme, que chacun participe à l'effort national, et, d'autre part, pour ce qui touche aux retraites, l'idée de Pierre Bérégovoy et de René Teulade me paraissait tout à fait excellente, qui consistait à se servir du patrimoine. Lorsqu'on privatise, il faut songer à utiliser une part des bénéfices de cette privatisation pour créer un fonds qui garantira les retraites après l'an 2005.
- QUESTION.- Simone Veil a demandé aux médecins de limiter les prescriptions médicales..
- LE PRESIDENT.- Je forme des voeux pour que cela marche, qu'elle rencontre moins de résistance que ses prédécesseurs.\
QUESTION.- Monsieur le Président, c'est un bon gouvernement alors, qui a épongé certains déficits budgétaires, certains déficits sociaux..
- LE PRESIDENT.- Non, on n'en est pas là, les déficits ne sont pas épongés, je souhaite même qu'ils ne s'aggravent pas.
- QUESTION.- Il compte le faire.
- LE PRESIDENT.- Je pense bien, tout gouvernement doit le faire.
- QUESTION.- Je poserai la question différemment : est-ce que les clivages n'ont pas changé ? Au début des années 1980, sur le terrain strictement économique, le clivage était assez prononcé, on va dire, entre la gauche et la droite, est-ce qu'à l'aube des années 1990, vers les années 2000, on n'assiste pas à une sorte d'opposition, d'affrontement feutré entre ceux qui restent partisans de l'ouverture des frontières, dont vous êtes, dont Edouard Balladur est, et, d'autres qui sont partisans de certains repliements, d'un certain protectionnisme comme Philippe Séguin, et ce clivage traverse les partis..
- LE PRESIDENT.- Cela existe, oui. Il est vrai que selon que l'on est partisan de l'ouverture ou de la fermeture, (termes qui sont peut être excessifs, mais enfin qui sont compris), la politique intérieure se modifie d'autant, c'est certain.\
QUESTION.- Puisqu'on parle protectionnisme, vous revenez tout juste du G7 à Tokyo. Pensez-vous d'abord que ces sommets, leur apparat et les moyens qu'ils mettent en oeuvre..
- LE PRESIDENT.- Apparat ? N'exagérons rien.
- QUESTION.- Est-ce qu'on travaille bien à un sommet ?
- LE PRESIDENT.- Je trouve qu'à Tokyo, la façon de travailler et les résultats ont été bien meilleurs que ce que j'en attendais. Je pense que je n'étais pas le seul, d'ailleurs, à douter de la capacité de ce groupe à Tokyo, d'aboutir aux résultats qui ont été obtenus. Donc, j'en suis revenu plutôt satisfait.
- QUESTION.- Avec le sentiment que c'est un bon accord et, deuxièmement, que la France, un jour, signera l'accord du GATT ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi pas ? Le problème, ce n'est pas le GATT que l'on refuse, ce sont les conditions, la discussion, la façon dont les problèmes sont posés pour la discussion dans certains domaines, notamment dans le domaine agricole. Les arguments que j'ai entendus devant ce G7 à Tokyo étaient exactement les mêmes que ceux que j'ai moi-même exprimés la première fois qu'on en a parlé, c'était à un G7 à Bonn en 1985 et quand M. Reagan m'a dit : "eh bien, voilà, j'insiste beaucoup auprès de vous, il faut ouvrir tout de suite une négociation sur le GATT".. Je lui ai répondu : "Non", il m'a demandé pourquoi et je lui ai dit : "parce que ce n'est pas prêt". "Mais si, le dossier agricole est prêt". "Justement n'est prêt que le dossier agricole, c'est-à-dire le dossier qui vous plaît pour obtenir que la France, qui est la deuxième puissance agro-alimentaire, puisse être atteinte dans ses oeuvres vives et dans ses capacités de concurrence avec vous. Donc je refuse". Le GATT, c'est très bien, cela aidera sans aucun doute la reprise mondiale si on aboutit. Mais il faut que ce soit juste et il faut donc aboutir, j'ai employé le même terme en 1985, aboutir à un accord global, (industrie, services, propriété, agriculture), un accord global et équilibré et M. Balladur a eu raison d'ajouter "durable".\
QUESTION.- Vous n'avez pas eu le sentiment d'être là-bas le "sherpa" de M. Balladur ? C'est un mot qu'on vous a prêté.
- LE PRESIDENT.- Que vous m'avez peut-être prêté.
- QUESTION.- Vous n'avez pas appliqué les directives que le gouvernement vous avait demandé de respecter ?
- LE PRESIDENT.- Je vous reconnais bien là, il n'y a pas de doute, la marque de fabrique, cela ne change pas chez un homme. Je n'aime pas ce type de question choquante qui se veut à l'égard du Président de la République un peu insolente, mais c'est votre métier d'être insolent, cela ne me choque pas.
- QUESTION.- C'est pour la cohabitation, savoir quel est le domaine réservé ?
- LE PRESIDENT.- Le Président de la République n'est pas l'exécutant d'un gouvernement, mais on discute, on a beaucoup discuté avec M. Balladur, c'est un homme avec lequel on peut discuter. J'ai fait valoir mes arguments, il fait valoir les siens et celui qui se trouve en situation d'être là défend les positions de la France. Il n'y a pas lieu à interprétation.
- QUESTION.- Vous avez défendu votre..?
- LE PRESIDENT.- Moi, je ne me serais pas permis de dire de M. Balladur, si j'étais resté à Paris, qu'il était mon "sherpa". Ce n'est pas un terme insolent le "sherpa", mais appliqué à la fonction présidentielle, c'est votre manière.. Il existe un "sherpa", celui qui négocie pied à pied pendant toute l'année, c'est Mme Lauvergeon, ma collaboratrice, c'est un poste très honorable et tout à fait remarquable qu'elle accomplit très bien, chacun le reconnaît, mais chacun son rôle, c'est tout.
- QUESTION.- Sur le fond, vous avez défendu la politique du gouvernement ou votre propre politique, celle que vous inspirez quand vous dites..
- LE PRESIDENT.- Mais c'est la même, monsieur Elkabbach, c'est la même je n'ai pas du tout besoin de me tordre dans tous les sens, c'est la politique de la France fixée depuis longtemps.
- QUESTION.- Au passage, vous avez regretté que M. Balladur ne vous accompagne pas ?
- LE PRESIDENT.- J'aurais été ravi que M. Balladur m'accompagnât, M. Balladur aurait pu venir se substituer à l'un de ses ministres, tout cela, c'est une affaire qui est facile à régler..
- QUESTION.- Sur le fond..?
- LE PRESIDENT.- Cela n'a pas correspondu avec ses souhaits et c'est tout.\
QUESTION.- Sur le fond, toutes les prévisions sont pessimistes aujourd'hui sur le plan économique, pour l'Europe et pour nous. Les dirigeants du monde semblent quelquefois un peu "paumés" désemparés même. Si cette fois-ci au G7 à Tokyo, vous avez parlé de croissance, de reprise, du chômage, est-ce que vous voyez des chances pour une reprise, pour nous, en France, de la croissance ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement, il faut l'envisager, cela tombe sous le sens. Je vous disais tout à l'heure, quand on a commencé notre conversation à propos du chômage, tout a été essayé. Comme la réponse n'a pas été obtenue, c'est bien qu'il faut continuer à chercher ailleurs. Cependant, la somme des efforts réunis pour vaincre ce chômage, le faire reculer, me permet à moi comme au chef du gouvernement d'espérer qu'il va y avoir une inflexion, un coup d'arrêt et puis, ensuite, une amélioration, je l'espère aussi, à la fin de l'année.\
QUESTION.- Monsieur le Président, les lois de Charles Pasqua en matière de lutte contre l'immigration clandestine et globalement de restriction à l'immigration légale ont-elles votre agrément ?
- LE PRESIDENT.- Le problème n'est pas de savoir si elles ont mon agrément. Vous savez bien que mes convictions, mes prises de positions politiques - je suis socialiste et je le reste - font que je me trouve plus à l'unisson avec un gouvernement de gauche qu'avec un gouvernement comme celui qui a résulté des élections du 28 mars. Donc, là, vous me posez des questions faussement innocentes. Ce qui est vrai, c'est que, selon moi, la politique d'immigration doit s'inspirer de quelques principes. Le premier de ces principes, c'est que la France doit se défendre de l'immigration clandestine..
- QUESTION.- Immigration clandestine zéro, immigration illégale zéro, c'est l'objectif..
- LE PRESIDENT.- Immigration clandestine, cela devrait tendre vers le zéro, si c'était possible. Immigration zéro tout court, cela n'a pas de sens.
- QUESTION.- Personne ne l'a dit.
- LE PRESIDENT.- Dans ce cas-là.. Mais il ne faut pas qu'il y ait cette confusion chez ceux qui nous écoutent. L'immigration clandestine doit être, autant qu'il est possible, empêchée, avec les moyens de surveillance et de contrôle dont on dispose. C'est le premier principe. L'immigration acceptée, voulue, examinée, par les services du ministère de l'intérieur et par les services du ministère du travail (dès lors qu'on a accepté un immigré sur notre sol, qui nous apporte sa force de travail, son intelligence), on doit la respecter, donc on doit appliquer les lois qui bénéficient à tout travailleur sur le sol de France. Voilà.
- Le deuxième principe, c'est qu'il ne faut pas fabriquer des étrangers quand ils peuvent être Français et je pense, en particulier, aux enfants qui naissent sur le sol de France. Je crois que l'un des grands principes de la civilisation française (d'ailleurs, c'est une constante aussi bien en régime monarchique que républicain), c'est le droit du sol. On naît sur le sol de France, on doit être Français. A partir de là, chaque fois que l'on pose une question à un enfant de France, né en France, pour lui dire : "Est-ce que tu veux être Français ?", on peut admettre que ce soit une fête, que ce soit une cérémonie, on peut admettre tout ce que l'on veut, mais si c'est un empêchement à la reconnaissance du droit du sol, qui est la loi, la tradition et l'histoire de la France, à ce moment-là je ne peux plus être d'accord.
- Les textes en questions ne nient pas du tout la loi du sol. Simplement, un certain nombre de précautions sont prises.. Il faut faire attention. Je suis sûr que ce que je dis là rencontre au gouvernement des oreilles attentives et favorables. Le troisième principe dont il faut s'inspirer, c'est que - bien entendu, je vais dire une sorte d'évidence - il faut respecter le droit des gens et donc, lorsqu'on doit saisir, lorsqu'on doit punir, lorsqu'on doit renvoyer, il faut que le maximum de garanties - les garanties du droit des gens - soient apportées £ elles sont généralement apportées par des procédures judiciaires ou para-judiciaires plus que par des commandements administratifs.\
QUESTION.- Il est vrai que les socialistes sont peu nombreux à l'Assemblée nationale, mais sur un point précis (les contrôles d'identité, le fameux amendement Marsaud), j'ai l'impression qu'on a davantage entendu les centristes comme Simone Veil et Pierre Méhaignerie que la gauche.
- LE PRESIDENT.- Mais non, mais non, ce n'est pas exact.. On les entend plus à l'Assemblée nationale parce qu'il y a 480 d'un côté et 70 de l'autre ou un peu plus.. Mais ce n'est pas juste de dire cela. C'est une petite pointe journalistique, mais ce n'est pas exact...
- QUESTION.- Il y a eu une manifestation...
- LE PRESIDENT.- La voix des gens de gauche, qui continuent d'être mes compagnons et que je respecte, est une voix entière dans la défense de ces principes.
- QUESTION.- Alors, je vais simplement préciser mon propos. Il y a eu une manifestation à Paris pour protester contre ces lois et ceux qui ont manifesté ont regretté l'absence des dirigeants des grands partis...
- LE PRESIDENT.- Cela, ce sont des considérations de "boutique", d'organisation à organisation. Cela s'est toujours produit. C'est souvent regrettable, mais cela n'enlève rien à l'engagement des uns et des autres pour la défense de principes qui sont de grands principes.\
QUESTION.- Toujours sur les étrangers, est-ce que vous continuez à souhaiter le droit de vote des immigrés pour les élections locales ?
- LE PRESIDENT.- Personnellement, j'ai toujours pensé que c'était utile, qu'il n'y avait pas de raison que la France soit en retard..
- QUESTION.- C'est une tarte à la crème..
- LE PRESIDENT.- C'est exact, mais ce qui est vrai pour la Grande-Bretagne, pour la Hollande, pour le Danemark, pour les pays scandinaves, devrait être possible pour la France. C'est pour moi un regret, mais je le répète, je connais ma situation.. C'est une idée qui est minoritaire en France et si je demandais au gouvernement (je ne sais pas s'il m'écouterait), qui demanderait à son tour à l'Assemblée, au Parlement actuel, de le faire, bien entendu ce serait un coup d'épée dans l'eau..
- QUESTION.- Sur les problèmes de l'immigration..
- LE PRESIDENT.- Vous me demandez ma conviction personnelle, je vous la répète.\
QUESTION.- Sur les problèmes de l'immigration, la gauche a eu des difficultés, du mal à rencontrer ce qui est aujourd'hui encore l'attente des Français sur la sécurité, mais est-ce que vous voyez, vous, un danger, je veux dire un risque de dérive ? Par exemple, il y a une cinquantaine d'intellectuels français, européens, qui ont dit tout récemment qu'il y avait un risque de courant anti-démocratique d'extrême-droite qui se développait dans toute l'Europe et peut-être en France. Est-ce que c'est vrai ? Est-ce qu'il faut que l'Europe et la France restent vigilantes ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, moi, je vous donne l'expression de mes convictions. J'ai dit ce que j'avais à dire sur ma foi, mon credo politique, que je n'ai pas à imposer lorsque le peuple français n'en est pas d'accord, mais que j'ai le droit de répéter lorsqu'on me pose la question. Le gouvernement de la République est républicain et je ne vais pas lui contester cette vertu. S'il ne l'était plus, alors où en serait-on ? Je le remarquerais et, bien entendu, les choses ne se passeraient pas comme cela. Il est républicain. Moi, je pense qu'il faut savoir respecter l'ensemble des opinions politiques qui participent de la vie républicaine. Donc, ce danger-là ne sera pas encouragé, en rien, par le gouvernement qui se trouve en place aujourd'hui, ni par le Premier ministre qui, dans ce domaine comme dans quelques autres, est un homme de conviction. Vous posez ce problème, moi, je ne le pose pas.
- Mais, qu'il y ait un progrès de positions extrémistes de droite, de caractère fascisant..
- QUESTION.- Ailleurs..
- LE PRESIDENT.- ... dans beaucoup de pays d'Europe (chez nous aussi d'ailleurs, mais de façon très minoritaire), c'est vrai, cela fait partie du mouvement général des idées, des tempéraments. Moi, j'ai connu cela lorsque j'étais étudiant. C'était en 1934, j'ai vu la montée du fascisme qui a abouti à la guerre de 1939 - 1945.. J'observe un phénomène de ce type aujourd'hui, sans que cela ait la même ampleur..
- QUESTION.- Il se réveille.
- LE PRESIDENT.- ... il se réveille, mais il aura du mal, parce que l'expérience vécue, la mémoire collective, les souffrances subies, font que l'immense majorité des citoyens d'Europe est avertie contre ce danger.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez, hier, signé la convocation du Congrès pour lundi prochain sur deux thèmes qui sont le Conseil supérieur de la magistrature et la Haute Cour de Justice. Est-ce que vous approuvez l'essentiel de ces deux textes ?
- LE PRESIDENT.- J'avais proposé deux textes séparés pour la commodité.
- Le premier comportait trois mesures conformes, ou à peu près conformes, à ce que le Comité consultatif constitutionnel que j'avais créé m'avait conseillé de faire. Ce premier projet, le plus simple, comportait, d'une part, la réforme de la Haute Cour de Justice et du Conseil supérieur de la magistrature et, d'autre part, la fameuse saisine du Conseil Constitutionnel par les citoyens pour la défense de leurs libertés.
- J'ai regretté que ce dernier texte fût distrait des deux autres par le Sénat. Mais il n'empêche que je trouvais excellent que fussent examinés les deux autres projets, Haute Cour de Justice et Conseil supérieur de la magistrature. Les deux assemblées ont voté des textes différents. Les Présidents de ces assemblées et le Premier ministre m'ont constamment consulté en me disant, puisque je suis le seul en mesure de réunir un Congrès pour adopter une révision constitutionnelle : "Est-ce que vous seriez d'accord avec ce texte...?" J'ai plusieurs fois dit : "Non, je ne suis pas d'accord, il faut faire un progrès pour que cela se rapproche du texte initial dont j'assume la paternité". Cet effort a été fait, non pas à 100 % mais avec un pourcentage suffisant (je pourrais dire que c'est au-dessus de 80 %) pour que je considère que la révision était plus intéressante que la discussion sur des points de détail et j'ai accepté et convoqué le Congrès pour lundi prochain.
- QUESTION.- Monsieur le Président, le gouvernement a un grand dessein...
- LE PRESIDENT.- Je voudrais ajouter quand même quelque chose sur ce sujet qui est capital, c'est qu'il existe un corps de dispositions très important sur un deuxième projet de révision constitutionnelle et que je souhaite très vivement que ce projet-là aussi soit mis en discussion. Parmi les éléments de ce texte, si on devait les scinder une fois de plus, ce qui s'impose pour moi c'est que l'on puisse discuter de la révision constitutionnelle portant sur l'accroissement des compétences du Parlement.\
QUESTION.- Monsieur le Président, le gouvernement a un grand dessein, l'aménagement du territoire (il y a eu une réunion récemment en province), c'est-à-dire le rééquilibrage Paris-Province. Charles Pasqua souhaite à cette occasion organiser (c'est le terme employé hier) une vaste consultation nationale.. Il avait employé auparavant le terme de "référendum", mot qu'il n'a pas repris hier...
- LE PRESIDENT.- Un bref instant, M. Charles Pasqua s'est vu Président de la République. On ne peut pas le lui reprocher, d'ailleurs.. Il a agi comme s'il l'était en faisant cette proposition. Mais, vous savez, ce sont des choses que l'on peut faire.. Cela m'est sûrement arrivé moi-même auparavant, j'ai dit : "Il faudrait faire ceci, il faudrait faire cela.." Donc, je ne lui en veux aucunement pour cela, d'autant plus qu'il a raison d'insister sur l'importance capitale de l'aménagement du territoire.
- Mais le référendum, cela dépend de moi d'abord.
- Je n'ai pas l'intention de le faire, sauf si l'on s'entendait sur un texte. Pour cela, il aurait fallu que M. Pasqua et les autres sénateurs de l'époque veuillent bien accepter la proposition que j'ai faite en 1984, je crois, dans laquelle j'avais demandé une réforme de la Constitution pour permettre un référendum sur des problèmes de ce type. Mais la Constitution actuelle ne le permet pas, puisqu'on m'a refusé cette révision-là. Je pense que si le Sénat vient à résipiscence neuf ans après, personne ne lui fera le reproche de se raviser. Au contraire, on l'en félicitera.\
QUESTION.- Revenons justement à la révision de lundi prochain. On a souvent reproché au pouvoir, à tous les pouvoirs qui se sont succédé en France, d'avoir trop de poids sur la justice, soit par le biais du Conseil de la magistrature, soit par des pressions directes ou indirectes. Qu'est-ce que vous en pensez ?
- LE PRESIDENT.- Monsieur Poivre d'Arvor, je vais vous répondre tout de suite là-dessus.
- Pour ce qui concerne le Conseil supérieur de la magistrature, ce n'est pas vrai. Ce n'est pas vrai ! Le Conseil supérieur de la magistrature actuel est composé de neuf membres, dont un qui est un magistrat nommé par le Conseil d'Etat et six autres qui sont des magistrats de l'ordre judiciaire, qui me sont proposés sur une liste de 18 noms par le bureau de la Cour de cassation. Je crois avoir vu quatre Conseils supérieurs de la magistrature différents, puisqu'à la fin de leur mandat, ce ne sont pas les mêmes qui sont désignés £ et aucune des propositions de nomination de magistrat, nulle part en France, n'a été changée par moi.
- QUESTION.- Mais son secrétaire général est souvent un proche du Président de la République.
-LE PRESIDENT.- C'est un proche du Président de la République, mais le Secrétaire général n'est pas membre du Conseil supérieur de la magistrature. Il faudrait vraiment prendre les magistrats en question pour - comment dirais-je ? ... - des esprits infirmes pour qu'ils se soumettent aux volontés d'un fonctionnaire, aussi éminent soit-il.\
QUESTION.- Pour revenir plus précisément à ma question, est-ce que vous comprenez la révolte des juges aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- C'est tout à fait autre chose. Je vous dis simplement que le Conseil supérieur de la magistrature s'est toujours bien comporté et je n'ai jamais pesé sur lui - je viens de vous en donner l'exemple -, pas une seule fois. Pas une seule fois en douze ans ! Bon, alors... Quant aux pressions sur les juges, je dis non. A ma connaissance, non. Moi, cela ne m'est jamais arrivé d'avoir les moindres relations avec eux.
- QUESTION.- Vous pouvez juger l'action commune des juges, trouver qu'ils parlent trop..
- LE PRESIDENT.- Ah ! En tant que citoyen, naturellement..
- QUESTION.- Pour prendre un exemple, monsieur le Président, dans l'affaire de l'OM-Valenciennes, est-ce que les magistrats donnent l'exemple de ce que doivent être la sérénité, l'indépendance, la discrétion de la justice ?
- LE PRESIDENT.- On va également se placer sur le terrain de la protection des principes. Premier principe essentiellement républicain, qui touche au coeur même de nos institutions, depuis la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : toute personne qui n'a pas été reconnue coupable par un tribunal ou par une cour d'assises est présumée innocente. Et si, par quelque opération que ce soit, on arrive à convaincre l'opinion que cet innocent est déjà coupable avant qu'il ait été reconnu tel dans les formes légales, on commet une faute lourde. On n'a pas le droit de disposer de la réputation d'un homme ou d'une femme simplement parce qu'il est mis en cause, parce qu'il est inculpé ou bien mis en examen. On se pose la question : on ne sait pas qui est coupable, on pense que c'est lui ou elle, ce n'est pas démontré, on attend..
- QUESTION.- C'est le premier principe. Est-ce qu'il est respecté aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- C'est un principe fondamental qui n'est pas assez respecté. Le secret de l'instruction est utile si l'on veut respecter ce principe. Notre société médiatique, évidemment, rend les choses difficiles..
- QUESTION.- C'est la faute des médias !
- LE PRESIDENT.- Monsieur Elkabbach, je n'ai pas dit cela. Je dis simplement que la réalité qui veut que les moyens de communication aient connu de prodigieux progrès au cours de ces dernières années conduit tout naturellement un journaliste, et c'est son rôle, à s'informer pour informer. Mais ce qui est important, c'est qu'il n'appartient pas au juge d'informer qui que ce soit pendant le temps de sa réflexion et de son étude, parce que le secret de l'instruction est la condition même du respect d'une personne suspectée mais qui continue d'être présumée innocente.\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que cette obligation de secret, ce devoir de réserve, s'applique aussi à certains procureurs de la République qui ont l'air de confondre leur rôle en faisant des "briefings" chaque soir, comme au moment de la guerre du Golfe, et qui s'expriment régulièrement ? Est-ce que cela vous choque ?
- LE PRESIDENT.- Je pense qu'une plus grande prudence serait nécessaire. Le premier principe, c'est que toute personne mise en cause doit être présumée innocente. Jusqu'à ce que sa culpabilité soit consacrée par un acte judiciaire, elle est innocente. Si donc, pendant le temps où l'on cherche - avant de la savoir coupable ou innocente -, on la considère comme coupable, déjà le mal est fait. Il faut donc appliquer le deuxième principe : il faut que ceux qui sont chargés de l'instruction observent les règles élémentaires qui sont celles de la République.
- QUESTION.- Monsieur le Président, il y a les principes, et puis l'évolution de la société médiatique dont vous parlez. C'est une évolution considérable qui peut, dans une certaine mesure, remettre en cause les principes.
- LE PRESIDENT.- Non, il ne faut pas les remettre en cause.
- QUESTION.- Est-ce que des magistrats ou des juges, soumis au devoir de réserve, ne sont pas obligés d'utiliser ce qui apparaît maintenant comme une arme, l'image - Sartre disait le mot - ? Est-ce que, pour exister, pour mener leur enquête, ils ne sont pas obligés de faire du plateau de télévision un champ de bataille médiatique ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que non. Cette étude est une étude de cabinet, dans le travail de la conscience, de l'intelligence, de la compétence professionnelle, et dans le secret, parce que la loi l'exige. Pourquoi est-ce qu'elle l'exige ? Parce que dans une république, ce qui compte, c'est le citoyen. Il le faut le respecter, même celui qui paraît ne devoir pas l'être finalement. On a toujours le temps de le condamner. Donc, c'est un principe essentiel, c'est la République.\
QUESTION.- Sur l'affaire elle-même. Vous aimez le football ?
- LE PRESIDENT.- Je m'y intéresse beaucoup...
- QUESTION.- On vous voit à la finale de la Coupe de France, vous connaissez bien Bernard Tapie, vous en avez fait un ministre de la République, est-ce que vous avez un sentiment sur l'affaire ?
- LE PRESIDENT.- Vous me parlez de Bernard Tapie comme si, déjà..
- QUESTION.- Il est président de l'OM.
- LE PRESIDENT.- D'accord, mais enfin, moi je comprends généralement assez vite, généralement, pas toujours, en l'occurence, oui. Ce que je veux dire, c'est que Bernard Tapie, je le connaissais très peu avant que Pierre Bérégovoy ne me soumette son nom dans la liste de son gouvernement. Je l'ai accepté. Je n'avais pas de raison, d'ailleurs, de le refuser. Il s'est révélé un excellent ministre à mes yeux. Donc, a priori, je n'ai pas de raison de dire que Bernard Tapie n'aurait pas dû être là. Comme président de l'OM, il semble qu'il ait bien réussi. C'est une intelligence et une énergie. Très bien. Alors, pourquoi le mêler pour l'instant à cette affaire, alors que, à ma connaissance - et Dieu sait si l'on en parle du matin au soir sur les télévisions et dans les radios - le nom de Bernard Tapie n'a pas encore été prononcé, en tout cas dans les instances de la justice ? On doit se méfier des pratiques dangereuses...
- Quant à l'affaire elle-même, alors là, je suis comme tous les autres, je n'y connais rien. Le football, je connais un peu, j'ai mon opinion sur la qualité des joueurs, je suis aussi partial que tous les autres... Moi, l'OM, je l'aime bien. C'est quand même une grande équipe qui doit en effet beaucoup à Bernard Tapie. On veut le rendre responsable - j'ignore tout quant au dossier - lorsqu'il y a quelque chose qui va mal, il faut aussi dire quand cela marche bien (Coupe d'Europe, Championnat de France pendant cinq ans) et y rendre hommage. Je n'arrive pas à comprendre, c'est la question que je me pose en tant que citoyen, pas en tant que Président de la République, je n'ai aucune information particulière, je le répète, quel était l'intérêt de ce grand club. En général, on cherche un mobile pour se lancer dans une affaire aussi douteuse et aussi choquante pour rien, puisqu'il était de toute façon Champion de France ? Quel était son intérêt ? Alors, est-ce que ce sont les moeurs habituelles du football ? Certains le disent. J'espère que non.\
QUESTION.- Mais, enfin, si dans certains cas exceptionnels on pouvait acheter un match, et même si le football était corrompu par l'argent ?
- LE PRESIDENT.- Ce serait horrible.
- QUESTION.- Est-ce qu'il faut aller jusqu'au bout des sanctions des instances professionnelles, des instances judiciaires, etc.. pour aller mettre un peu d'ordre et de morale, y compris dans le sport ?
- LE PRESIDENT.- Il faut faire ce qu'il faut pour que la morale et la régularité du jeu soient respectées, c'est certain. Donc, il faut avoir un pouvoir de sanction. Mais moi, je n'appartiens pas au comité directeur de la fédération française de football et je ne suis pas davantage un juge. Donc, là s'arrête ma compétence.
- QUESTION.- Une précision. Vous avez dit tout à l'heure : les principes ne sont pas respectés. Le Premier ministre disait l'autre jour à la télévision qu'il estimait qu'on parlait trop aussi de certains magistrats.
- LE PRESIDENT.- Cela revient à peu près au même.
- QUESTION.- A peu près. Alors, les principes ne peuvent pas être respectés et les deux chefs de l'exécutif le pensent. Et qu'est-ce qui se passe ? Rien.
- LE PRESIDENT.- Il appartient aux organes qui sont chargés du respect de la discipline et des règles professionnelles de s'en occuper. Ni le Premier ministre ni moi ne sommes qualifiés pour cela.
- QUESTION.- Le Garde des Sceaux un peu, peut-être, non ?
- LE PRESIDENT.- Le Garde des Sceaux est un effet plus directement branché sur ce secteur, mais le Garde des Sceaux n'est pas une instance supplémentaire, vous savez. Le Garde des Sceaux, il gère le ministère de la justice mais il ne représente pas une instance judiciaire.\
QUESTION.- Un petit mot, si vous le voulez bien, sur Henri Emmanuelli dont on a appris la semaine dernière qu'il serait renvoyé en correctionnelle en tant que trésorier du Parti socialiste dans le cadre de l'affaire URBA-SAGES. Est-ce que vous approuvez sa décision de démissionner de son mandat de député ? Est-ce que vous pensez qu'on peut mettre en balance le poids des électeurs et le poids des juges ?
- LE PRESIDENT.- Laissez-moi vous dire tout d'abord que j'aime beaucoup Henri Emmanuelli, que j'ai beaucoup de respect pour lui et que toutes ces accusations me paraissent absolument faramineuses. Cela étant dit, je ne suis pas juge. Henri Emmanuelli a-t-il eu raison de démissionner ? Il n'y était pas tenu. Il l'a fait. Cela a une certaine classe. Il prend ses responsabilités. Faut-il considérer que le jugement populaire, s'il était réélu, vaudrait décision de justice ? Naturellement pas. Mais c'est quand même très important pour un parlementaire que d'avoir la confiance du peuple.\
QUESTION.- Monsieur le Président, le parti socialiste veut renaître. Le mot "renaissance" est apparu à l'occasion des états généraux. A-t-il pris le bon chemin ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, on m'a déjà souvent fait intervenir et je suis très réservé dans ce domaine. Pourquoi ? Parce que j'ai dirigé le parti socialiste presque jusqu'à la victoire de 1981. Je dis "presque" parce que j'étais candidat. J'ai laissé cette place de premier secrétaire du parti socialiste à Lionel Jospin, qui a été un excellent premier secrétaire, et cela fait quand même bientôt treize ans que j'ai quitté la direction de ce parti. Ce parti est composé d'adultes et il mène sa barque à sa guise. Bien entendu, j'ai de multiples relations, nous sommes souvent en symbiose, mais c'est une organisation que je respecte en tant que telle, je n'ai pas à me mêler de ses problèmes internes et je ne le fais pas. QUESTION.- C'est la raison pour laquelle vous n'avez pas envoyé de message aux Etats Généraux ?
- LE PRESIDENT.- J'ai envoyé des messages à des congrès, mais les états généraux, c'est une instance qui n'est pas reconnue par les statuts du parti socialiste. Je ne conteste d'ailleurs pas du tout leur utilité, les états généraux sont une très bonne idée, qui a, je crois, été lancée par un petit groupe de jeunes politiques, je pense à Martine Aubry, à Elisabeth Guigou et quelques autres. Donc, j'observe cela avec un intérêt plus grand sans doute que la moyenne des Français, parce que je reste quand même proche de ma famille politique d'origine. C'est une bonne idée, mais pas au point d'envoyer un message.
- QUESTION.- Combien de temps faudra-t-il au PS pour renaître ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien. Le plus tôt sera le mieux à mes yeux, et puis c'est bon pour la République qu'il y ait une majorité et une opposition bien structurées l'une et l'autre.
- QUESTION.- Pour revenir à votre histoire personnelle, il y a vingt-deux ans, quand vous avez créé à Epinay ce parti socialiste, vous étiez en première ligne. La même chose pratiquement s'est passée il y a dix jours avec Michel Rocard. Est-ce que vous pensez que c'est de même nature, que ce sont deux actes...
- LE PRESIDENT.- Je ne pense pas du tout que ce soit de même nature, non, pas du tout. Le Congrès d'Epinay était un congrès classique, préparé longtemps avant, plusieurs mois, par des discussions, délibérations, motions, débats publics, avec toutes les qualités et tous les défauts d'un Congrès, souvent un excès de bavardage, etc. Les conditions sont tout à fait différentes aujourd'hui, mais c'est un effort, et cet effort doit être autant que possible aidé si l'on est socialiste. Mais là, je ne veux pas intervenir davantage dans un domaine partisan, aussi sympathique qu'il me soit, alors que ce n'est pas mon rôle.\
QUESTION.- J'imagine la réponse, mais je pose la question, par conscience professionnelle : Michel Rocard devenu président du parti socialiste, même provisoirement, est-il à vos yeux le candidat naturel, virtuel du PS aux élections présidentielles prochaines ?
- LE PRESIDENT.- Il me semblait que lui-même avait estimé ne plus devoir porter ce fardeau des adjectifs successifs...
- Je pense que les choses se feront en leur temps, c'est bientôt vous savez. Il n'y a plus qu'un an et dix mois avant que s'ouvre ma succession, et il faut généralement, pour se présenter, de nombreux mois avant l'échéance. Peut-être d'ici un an.. Il était normal que le principal responsable du Parti socialiste, s'il doit le rester, comme on peut le penser, soit virtuellement candidat.
- QUESTION.- Le 14 juillet 1994, vous exprimez votre choix ?
- LE PRESIDENT.- Le..?
- QUESTION.- L'an prochain, à quelques mois de l'élection présidentielle, est-ce que vous exprimerez votre choix ?
- LE PRESIDENT.- Comment pouvez-vous imaginer cela ? Le 14 juillet 1994, nous serons encore...
- QUESTION.- Trop loin ?
- LE PRESIDENT.- ... à près d'un an de l'élection présidentielle.
- QUESTION.- Alors, peut-être pourrait-on savoir si vous-même souhaitez que soit renouvelé votre mandat ? Un troisième mandat ?
- LE PRESIDENT.- La question d'un troisième mandat...
- QUESTION.- Est-ce que vous y avez pensé ?
- LE PRESIDENT.- Si Dieu me prête vie, - et de ce point de vue, il y a tout de même certaines hypothèques - ne serait-ce que l'âge.
- QUESTION.- Cela ferait vingt-et-un ans ?
- LE PRESIDENT.- Ce serait beaucoup sur le plan de la durée d'un mandat. On n'est pas élu à vie dans une République.
- QUESTION.- Donc, c'est exclu.
- LE PRESIDENT.- Il faut savoir raison garder. Deux fois, c'est déjà beaucoup. Parmi mes prédécesseurs, les pauvres - je crois qu'ils sont trois - Jules Grevy a dû quitter la Présidence un an après sa réélection, Albert Lebrun, le pauvre, a dû quitter la Présidence un an après sa réélection, le Général De Gaulle a été plus tenace. Moi, je l'ai été encore plus, malgré moi si j'ose dire. Je n'y suis pour rien, question de santé ou hasard de l'histoire...
- QUESTION.- Vous êtes vous-même étonné d'avoir tenu si longtemps ?
- LE PRESIDENT.- Oui, presque. Je n'avais pas fait le voeu d'être Président de la République pendant quatorze ans, et ce n'est pas encore fait, car après tout il arrive des accidents, et j'en ai frôlé un...
- QUESTION.- Vous voyez qu'on peut quand même trouver un point commun avec le Général De Gaulle : tout à l'heure, cela vous a peut-être échappé, vous avez dit "Si Dieu me prête vie". C'est ce qu'il disait aussi.
- LE PRESIDENT.- C'est une expression. Cela fait partie des expressions habituell es qui viennent un peu trop facilement, comme "livré aux chiens".. Elles ne sont pas toutes faites, ce sont des expressions qui ont un sens.. Oui, si Dieu me prête vie...
- QUESTION.- Plus sérieusement, je change de sujet.
- LE PRESIDENT.- La question se pose pour vous aussi ?\
QUESTION.- Vous aviez aujourd'hui à vos côté le général Morillon, le "Général Courage", qui vient de passer seize mois en Bosnie ? Est-ce qu'ensemble vous avez eu une pensée, aujourd'hui, pour tous ceux qui meurent de soif en ce moment et de typhus, à Sarajevo et en Bosnie, et est-ce que ce qui se passe, cette tragédie de Bosnie, n'est peut-être pas le plus grand échec de l'Europe depuis la fin de la guerre ?
- LE PRESIDENT.- J'ai eu l'occasion de parler avec le général Morillon un peu avant le défilé, car je lui ai remis les insignes de Grand Officier de la Légion d'Honneur, dans cette pièce même, à 9h30, et nous avons donc pu échanger quelques propos. J'ai beaucoup d'estime pour cet officier général dont le comportement a symbolisé les vertus françaises et celles de notre armée.
- Maintenant, on va passer à l'autre sujet : est-ce que c'est le plus grand échec de l'Europe ? On ne peut pas dire cela. Il n'y a pas d'Europe faite pour parer à ce type de situation. Pardonnez-moi de vous dire, parce que je ne veux pas du tout être discourtois avec vous, que cela ne veut rien dire. L'Europe, c'est une construction lente, peut-être trop lente. Mais, je suis très favorable à la construction de l'Europe et, souvent, je m'irrite de ses lenteurs. Mais cela a commencé il y a une quarantaine d'années, cela pris vraiment forme il y a trente ou trente-cinq ans, et la marche est lente. Aujourd'hui, il n'y a pas de pouvoir politique de l'Europe et il n'y a pas de pouvoir militaire, il n'y a pas d'armée européenne.
- QUESTION.- En ce qui concerne l'Occident dans son ensemble, on est frappé de voir que l'Occident intervient facilement au Koweit et pas du tout en Bosnie.
- LE PRESIDENT.- Le problème n'est pas du tout du même ordre. D'abord, il n'y a pas de vocation de l'Occident à être le gendarme de tous les drames, de tous les conflits ethniques, de tous les conflits d'intérêt sur la surface du globe. Dans l'affaire du Golfe, il y avait un danger. Ce danger, c'était un homme fort, un dictateur très ambitieux, conquérant - il venait de le démontrer avec la conquête du Koweit -, qui pouvait faire une bouchée des autres pays arabes voisins et se trouver donc directement voisin d'Israel. Si cette situation avait existé avant la chute de l'Union soviétique, il y aurait eu un véritable risque de troisième guerre mondiale. Mais le risque continuait d'être quand même très grand dans cette région qui détient la grande majorité des ressources de pétrole. Il fallait absolument éviter une contagion que, moi, puisque je suis plus âgé que vous, j'ai pu connaître entre les années 1933 et 1945 en Allemagne.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on a envie de dire : et alors, que peut-on faire ?
- LE PRESIDENT.- Ce qui a été fait a été bien fait. On a estimé que cela était du ressort des Nations unies. La Communauté européenne s'en est mêlée autant qu'elle le pouvait, puisqu'elle n'avait pas les moyens d'agir. J'ajoute que la France a été, parmi tous les pays, celui qui a été le plus présent depuis le début, qui a tout proposé : les méthodes juridiques, les arbitrages internationaux, la présence de troupes pour servir de tampon, pour remplir un devoir humanitaire. Nous avons près de 5000 hommes là-bas. Le pays qui en a le plus après nous n'en a pas plus de 2500 et combien n'en ont pas du tout envoyé ? Je ne les incrimine pas, mais enfin il n'y a pas d'Allemands, leur constitution s'y oppose, il n'y a pas d'Américains, il n'y a pas d'Italiens.
- QUESTION.- Est-ce qu'on dit aux peuples de l'Europe de l'Est, de l'Asie, de l'Amérique latine, de l'Afrique, que l'Europe ce n'est pas seulement la richesse, même avec des problèmes, l'égoïsme et l'impuissance et que quand il y aura une vraie Europe avec une politique, une diplomatie, une défense, la Bosnie cela ne se produira plus ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, monsieur Elkabbach, c'est cette Europe là qu'il faut faire. Si vous aviez sur les Champs Elysées les représentants de ce que l'on appelle l'Eurocorps ou le corps militaire européen, qui est le premier embryon d'une défense commune européenne, c'est bien dû au fait que le Chancelier Kohl et moi en avons pris l'initiative. Nous avons décidé de mêler Allemands et Français, aujourd'hui les Belges, demain il y aura des Espagnols, et il y en aura d'autres. C'est l'Europe qu'il faut construire, à laquelle a contribué le traité de Maastricht qui a prévu, lui aussi, une défense.
- QUESTION.- Quand les Anglais auront ratifié le traité de Maastricht, est-ce que vous proposerez, le gouvernement proposera une relance de la construction européenne ?
- LE PRESIDENT.- Il faut déjà mettre en application Maastricht, ce sera un énorme progrès.
- QUESTION.- Ce n'est plus à la mode Maastricht ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est plus à la mode ? Cela dépend pour qui, mais forcément, il est normal que des millions de gens dans l'Europe doutent, au milieu d'une crise économique, des bienfaits de l'Europe. Il n'empêche que c'est en bonne voie. Si nous étions tous enfermés, chacun derrière ses frontières, ce serait pire. Donc, la question ne se pose pas, du moins pour moi.\
QUESTION.- Monsieur le Président, il y a une question qu'on ne peut pas occulter le jour où l'armée a défilé devant vous et devant les Français : vous avez décidé un moratoire des essais nucléaires, le Premier ministre est d'accord, le ministre de la défense, François Léotard, a déclaré hier qu'il n'excluait pas une reprise des essais nucléaires. On voudrait comprendre.
- LE PRESIDENT.- Il a le droit de le penser. Il n'exclut pas une reprise, il ne s'est pas élevé contre une décision qui était la mienne. Mais cette décision est déjà engagée, elle date du 6 avril 1992, le gouvernement n'était pas en place. J'ai pris cette initiative d'ordonner la suspension des essais nucléaires à la condition que les autres puissances nucléaires agissent de même, et j'ai envoyé une lettre au Président Bush, à l'époque président américain, au président russe et au Premier ministre britannique pour leur demander d'observer la même attitude et de suspendre leurs essais nucléaires. Je leur ai dit : si vous maintenez cette suspension des essais, ou moratoire, la France agira de même. Mais nous commençons, nous donnons l'exemple. La France a donné l'exemple. Qu'on en finisse avec ces essais nucléaires, cela veut dire en finir avec le surarmement nucléaire. Par une chance extrême pour l'humanité, les Etats-Unis d'Amérique et la Russie, qui avaient déjà commencé à prendre des décisions dans ce sens, et la Grande Bretagne, ont suivi. Plus d'un an se passe, 6 avril 1992 - juillet 1993. Le Président Clinton m'écrit pour me dire : vous aviez décidé la suspension, vous nous aviez écrit pour demander qu'on agisse de même, nous l'avons fait, et je vous demande maintenant, à mon tour, de proroger la période pendant laquelle il n'y aura pas d'essais nucléaires. Bien entendu, j'ai dit oui.\
QUESTION.- Pour eux, c'est facile, monsieur le Président, ils ont une avance technologique probablement, cela veut dire qu'on affaiblit la crédibilité et l'état de la dissuasion française.
- LE PRESIDENT.- Non, non, on ne peut pas le dire et voilà pourquoi. La doctrine française, c'est la doctrine de la suffisance nucléaire. De toute manière, en quantité, nous n'avons pas une force nucléaire comparable à celle des Russes, je pourrais même dire de l'Ukraine aujourd'hui, ni des Américains. Donc, le problème n'est pas de courir après, ce serait au-dessus de nos forces et de nos moyens, le problème est d'en avoir assez pour que notre force nucléaire soit dissuasive, pour qu'elle interdise à quiconque d'oser nous attaquer. Cela, nous l'avons atteint depuis de nombreuses années, déjà, après la décision du général de Gaulle, ensuite par ses successeurs M. Pompidou, M. Giscard d'Estaing, et par moi-même. J'ai même donné l'ordre de construire un nouveau sous-marin nucléaire qu'on appelle de la nouvelle génération. Nous sommes passés d'un chiffre qui était d'environ 300 armes nucléaires à un chiffre qui est du double peut-être.
- QUESTION.- Et si un pays les reprend ?
- LE PRESIDENT.- Je vous répète qu'au moment où j'ai pris cette décision, l'on estimait que la suffisance était atteinte, que nous étions au-dessus du seuil qui permettait à la dissuasion française d'exercer son pouvoir. Les autres aussi ont arrêté. Donc, nous avons stoppé une affaire à un moment donné où l'on estimait que la France avait une capacité de dissuasion nucléaire. Les choses sont restées en l'état, puisque les autres ont arrêté aussi. Je réponds à votre dernière question : si un autre pays devait reprendre ses essais, la France les reprendrait tout aussitôt pour ne pas se trouver en situation de faiblesse en cas de grand conflit qui, aujourd'hui comme demain, peut opposer les états.
- QUESTION.- On a oublié de vous poser la seule question que l'on pose habituellement en début de conversation. Vous faisiez allusion au problème de santé que vous avez eu, il y a neuf mois : comment allez vous ?
- LE PRESIDENT.- J'ai eu un double choc, il y a dix mois : la maladie, l'opération, mais depuis cette époque, je récupère en travaillant.\