17 juin 1993 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'itinéraire de Jean Moulin dans la Résistance lors de la cérémonie commémorative du 50ème anniversaire de son arrestation et de sa mort, Paris le 17 juin 1993.

Mesdames,
- Messieurs,
- Dix-sept juin 1940. Jour charnière, entre l'invasion qui s'achève et l'occupation qui commence £ le dernier gouvernement de la République - de la IIIème République - s'est retiré la veille, et c'est le lendemain que le général de Gaulle appellera les Français à poursuivre la lutte £ il semble que l'Histoire se soit donné, ce jour-là, un moment de répit, le temps de changer de décor.
- Mais journée décisive aussi pour le jeune préfet d'Eure-et-Loir, Jean Moulin, resté seul, ou presque, dans sa préfecture de Chartres, réduit au rôle de témoin impuissant de l'exode et de la débâcle qui devint soudain, ce 17 juin, le premier à refuser de se plier aux exigences de l'ennemi. Sommé d'authentifier un document fabriqué pour imputer à des soldats français d'outre-mer le massacre de femmes et d'enfants tombés sous les bombardements allemands, torturé pendant des heures, Jean Moulin refusa de signer, et vous savez comment il tenta de mourir plutôt que de s'exposer à céder.
- A vous, mesdames et messieurs, qui êtes réunis ici pour commémorer le 50ème anniversaire de la mort de Jean Moulin, je n'ai pas besoin de rappeler son itinéraire, son enfance dans une famille qui tirait sa fierté d'un attachement sans faille aux valeurs républicaines, aux valeurs patriotiques, sa réussite exceptionnelle dans la fonction qu'il avait choisie, son rôle auprès d'un ministre qui s'efforça lui-même de préparer la France à la guerre qui venait, sa crainte, enfin, d'être tenu à l'écart des combats par son affectation spéciale à Chartres.
- Le combat, Jean Moulin l'a repris dès cette journée du 17 juin 1940, jusqu'à sa mort. Chassé de l'administration préfectorale, il s'est patiemment mis en quête des moyens de résister à l'occupant, de contribuer à sa défaite. Il a vu naître et grandir des mouvements de Résistance dirigés par des hommes également sincères, également valeureux, également résolus et justement soucieux de leur indépendance £ et il est parvenu à la conviction qu'il était possible et nécessaire de les fédérer afin d'en accroître l'efficacité et d'éviter, par dessus tout, que le fossé puisse se creuser entre la Résistance intérieure qui se développait sur notre sol et la Résistance extérieure qui s'organisait à Londres. Le destin de la France n'était pas si assuré qu'elle pût se passer de l'une ou de l'autre.
- C'est de cette conviction, mûrement réfléchie sur le terrain, que Jean Moulin alla faire part au général de Gaulle. Si différentes que fussent les cultures de ces deux hommes, leurs caractères, quelles que fussent leurs préventions, ils étaient animés de la même volonté de vaincre, ils avaient la même lucidité et le même sens de leurs responsabilités : ils se firent confiance.\
Désormais investi par le chef de la France libre de la mission qu'il s'était offert d'accomplir, Jean Moulin entreprit sa longue, sa lourde tâche. Ce ne fut pas facile. Ce ne pouvait pas être facile dans une France mutilée, surveillée, quadrillée, où chaque rencontre signifiait un danger, où chacun était constamment sur ses gardes £ il y eut des désaccords, des malentendus et parfois des ruptures, certains durent encore, après un demi-siècle. L'unité pouvait paraître irréalisable et pourtant elle se fit, le 27 mai 1943. Au pied de cette montagne Sainte-Geneviève où nous nous trouvons aujourd'hui, le Conseil National de la Résistance, le CNR, tenait sa première réunion sous la présidence de Jean Moulin.
- Ce fut un événement considérable, non point, sans doute, par les décisions qui furent prises ce jour-là - je ne suis même pas sûr que l'ordre du jour en appelât de très significatives -, mais parce qu'il portait témoignage de cette unité tant cherchée, enfin atteinte, même si elle était encore fragile, unité de la France combattante, de l'ensemble des mouvements de Résistance, auxquels s'étaient associés tous les partis républicains.
- Dans l'immédiat, la réunion du Conseil National de la Résistance apporta au général de Gaulle un appui décisif et lui permit de balayer les dernières traces de l'autorité de fait qui subsistaient dans nos territoires d'Afrique du Nord, d'installer en Algérie le gouvernement provisoire de la République et de s'exprimer sans contestation possible, au nom de l'ensemble des forces vives de la Nation. Qui sait ce qu'eût été la Libération si le Gouvernement provisoire n'avait bénéficié, dès cet instant, de cette forme de légitimité ?
- Et qui sait ce qu'il eût été si le CNR, même éclipsé par le gouvernement provisoire qui eut tôt fait de prendre les choses en mains, n'avait prolongé sa mission en élaborant le programme historique qui fut adopté le 15 mars 1944 avec l'accord, ne l'oublions pas, de l'ensemble des résistants et des partis républicains. N'oublions plus ce qui justifiait cette unanimité, même si cela peut paraître bien lointain. Je pense en particulier au plan, je cite, "au plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d'existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail". Bien d'autres choses encore.\
Tout cela était contenu dans la pensée et la volonté de Jean Moulin £ mais le destin, qui lui avait donné rendez-vous à Caluire moins de quatre semaines après la réunion de la rue du Four, l'aura frustré des fruits de cette victoire. De la tragédie de Caluire elle-même, je ne parlerai pas. Elle est encore présente, comme une blessure, dans nos mémoires, de même qu'est présente la fin de Jean Moulin que ses tortionnaires du 17 juin n'ont pas laissé échapper une seconde fois.
- Mort sans parler, silencieux à jamais, Jean Moulin a laissé dans l'histoire une trace fulgurante, consacrée par la place que le général de Gaulle lui a donnée ici-même, il y aura trente ans l'année prochaine £ mais qui peut affirmer en des temps comme les nôtres, que la crypte du Panthéon soit un abri sûr ? Pour l'honneur de la France résistante et combattante, vous a qui je m'adresse et dont je reconnais tant de visages qui s'illustrèrent dans les jours dangereux, restons vigilants.
- Il nous faut nous souvenir que les combattants de la Résistance, même les plus obscurs, étaient des hommes de courage et de foi, qui s'étaient engagés dans des circonstances difficiles pour une lutte dangereuse, ingrate, dont aucun, même les chefs autour desquels ils s'étaient regroupés, ne pouvait avoir l'expérience. On a souvent parlé des combattants de la nuit £ ces images sont devenues parfois même des clichés, mais elles restent exactes. On marchait à tâtons, dans la nuit noire, sans se voir, mais tous étaient guidés par la même lumière, qui se rapprochait à mesure que les jours passaient : la même volonté de ne pas déposer les armes avant la victoire commune.
- Il est facile, après coup, trop facile, d'isoler tel ou tel épisode pour l'amplifier ou le gommer, d'interpréter à contre-sens le comportement des uns ou des autres, bref de traiter les combattants de la Résistance comme des héros de roman que chacun aurait la liberté de déchiffrer à sa manière ou à sa guise. C'est cela qu'il ne faut pas permettre.
- Comme l'écrivait ces jours-ci l'historien Philippe Videlier, l'Histoire n'est pas un théâtre d'ombres, qu'il serait loisible au premier ou au dernier venu d'éclairer comme il l'entendrait. Notre devoir est de rendre un sens à l'Histoire telle que nous l'avons vécue et dans le cas de Jean Moulin ce sens n'est pas niable, il n'est pas équivoque, car Jean Moulin incarne désormais une grande tradition, la grande tradition, celle du patriotisme républicain dont il a pris le relais, en un moment crucial de notre Histoire, pour la transmettre aux générations futures. C'est de cette tradition que nous avons la garde, mesdames et messieurs. On n'est pas quitte envers elle quand on l'a "soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts". Le message vit, la France aussi et nous en sommes comptables.\