10 mai 1993 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de la IXème conférence des Cours constitutionnelles européennes sur la protection et la garantie judiciaires des droits fondamentaux de l'homme, Paris le 10 mai 1993.

Monsieur le Président, monsieur le Directeur Général, mesdames et messieurs,
- J'ai répondu avec plaisir à l'invitation du Président Badinter qui me demandait d'intervenir, fut-ce brièvement, devant la IXème conférence des Cours constitutionnelles européennes. Que Paris soit pour quelques jours la capitale du constitutionnalisme en Europe, que vous vous y réunissiez pour débattre de la meilleure protection possible des droits de l'Homme à laquelle contribuent si efficacement vos juridictions, voilà qui ne pouvait que me réjouir.
- J'ai toujours considéré, et je ne suis pas le seul, que la démocratie était indissociable de l'Etat de droit et que l'Europe des démocraties ne pouvait se construire que dans et par le respect du droit.
- Parlons d'abord de l'Etat de droit. Depuis quelques années cette notion classique, fruit de la réflexion des grands juristes allemands d'il y a un siècle, source de tant de controverses avec leurs rivaux de l'école française, est devenu à la surprise des initiés une sorte de référence politique, voire médiatique, obligatoire. Cette vogue singulière dans l'opinion d'un concept juridique qui peut paraître abstrait est significative. Par Etat de droit on entend communément aujourd'hui un Etat où chacun, du plus puissant au plus modeste, voit son droit garanti contre tout arbitraire, celui du pouvoir politique ou celui de l'administration.
- Un Etat soumis à la loi et qui sache faire respecter celle-ci par tous, voilà l'Etat de droit tant prôné, et à juste titre quand on se souvient de ce qu'il est advenu aux nations où un pouvoir dictarorial a instauré l'Etat totalitaire. Mais les principes rappelés, l'idéal esquissé, il reste l'immense tâche à accomplir. Cet Etat de droit, il faut le concevoir, l'établir, le garantir. Le concevoir, c'est l'oeuvre des philosophes et des théoriciens du droit. L'Europe en a été le foyer : de Locke à Rousseau, de Montesquieu à Kelsen, la pensée européenne à engendré un modèle de l'Etat de droit fondé sur la souveraineté du peuple et les droits de l'Homme, respectueux de la séparation des pouvoirs et de la hiérarchie des normes juridiques. Encore faut-il, pour que cet équilibre institutionnel soit respecté et que les libertés fondamentales des citoyens soient assurées, qu'interviennent des garanties juridictionnelles, car les droits de l'Homme ne valent que par la protection judiciaire qui leur est accordée.
- A cette exigence première des libertés dans nos démocraties répond l'existence des cours constitutionnelles. Votre première et haute mission, mesdames et messieurs les présidents et juges, est d'assurer la protection des droits fondamentaux des citoyens contre toute atteinte y compris, j'allais dire surtout, de la part des pouvoirs publics. Dans la relation complexe qui dans les démocraties réunit citoyens et gouvernants, administrations et administrés, vous intervenez, vous devez intervenir comme pouvoir indépendant. Faut-il dire comme un contre-pouvoir ? La définition ne serait pas exacte. Mais vous veillez à ce que les détenteurs d'un pouvoir qui ne trouve sa légitimité que dans la délégation que lui consentent, à titre précaire, les citoyens, ne soit jamais tentés d'en abuser contre leurs droits fondamentaux. Tentés, ils le sont parfois, il ne faut pas dire souvent, mais il ne faut pas qu'ils puissent succomber à la tentation. Voilà ce à quoi vous servez essentiellement.\
Tocqueville écrivait déjà il y a plus d'un siècle et demi à propos des Etats-Unis, je le cite : "resserré dans ces limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains de se prononcer sur l'inconstitutionnalité des lois forme une des plus puissantes barrières que l'on ait jamais élevées contre la tyrannie des assemblées politiques". Ainsi, en Europe, assurez-vous dans nos démocraties l'équilibre des pouvoirs et la protection des libertés. Peut-on rêver pour les femmes et les hommes qui aiment le droit plus belle et plus noble mission ! Que vous l'ayez assumée comme il convient, le réel crédit qui entoure vos juridictions en est le plus éloquent témoignage dans chacun de vos pays. Vous avez gagné le respect de vos concitoyens, la considération des juristes - ce qui n'est pas si mal et même ce qui paraissait une gageure puisque votre mission est de les censurer -, la confiance des ministres et des parlementaires.
- Sans s'attacher aux sondages, souvent illusoires, je le sais, mais toujours flatteurs pour vos juridictions, il convient de relever que dans quasiment toutes les démocraties qui ont émergé en Europe dans ces dernières décennies, une cour ou conseil constitutionnel a été instauré, comme si l'Etat de droit moderne ne pouvait se concevoir sans cette garantie nécessaire des libertés. De même, à considérer l'importance que revêt pendant un certain moment, moment de crise évidemment, vos décisions et l'apaisement qu'elles apportent à des conflits graves, on se prend à considérer que vos juridictions sont un lieu privilégié où se réduisent les passions politiques, où le droit, c'est-à-dire la raison, retrouve son empire.
- Vous contribuez ainsi à rendre la démocratie telle qu'elle doit être, vivante, conflictuelle au besoin - et je dirais presque par nature - mais toujours respectueuse des libertés et des droits.
- C'est pourquoi j'ai voulu qu'en France tout justiciable puisse, dans le cadre d'un procès, invoquer l'inconstitutionnalité d'une loi qui porterait atteinte à ses droits fondamentaux. Cette réforme de la Constitution française qui me paraît nécessaire a déjà été votée par l'Assemblée nationale au cours de la précédente législature. Elle le sera, je l'espère, en tout cas je le souhaite, réalisée au cours de cette nouvelle législature. Elle me parait conforme aux exigences d'une démocratie moderne et d'un Etat de droit accompli.
- Monsieur le Président Badinter a bien voulu citer quelques autres initiatives prises au cours de ces dernières années afin de garantir le droit, de lui donner des racines plus profondes. Il a évoqué la disparition des juridictions d'exception, ce n'était pas si facile £ le renforcement des droits de la défense, on en discute encore £ les garanties données à la presse, notamment par le pluralisme puisque nous sommes sortis en instaurant un système de liberté du système que j'ai trouvé en arrivant, le monopole : très rapidement quelques milliers de radios privées se sont créées - radios locales, régionales, nationales - puis cela s'est réduit et sur le plan de la télévision les chaînes peuvent désormais se contredire, même quand elles ne le font pas.
- Autre avancée du droit, les citoyens français et étrangers qui résident chez nous en France, lorsqu'ils estiment que leurs droits fondamentaux ont été méconnus, peuvent saisir les juridictions européennes de Strasbourg. Cela n'était pas fait, c'est désormais derrière nous. J'espère très vivement que cette démarche sera poursuivie.\
Ainsi, chacune de vos cours - selon le moment d'histoire que connaissent vos pays, et certains sont depuis si peu de temps préservés contre les abus d'un pouvoir central ou d'un système partisan -, a édifié patiemment, décision après décision, un corps de principes juridiques qui structure tous les domaines du droit. Il n'y en a pas qui échappe aujourd'hui à l'influence de vos décisions, mesdames et messieurs. La constitutionnalité des normes de droits est l'une des caractéristiques de notre culture juridique moderne. Que cette culture ait une dimension européenne, c'est évident. Soyons plus précis encore : s'il n'existe pas encore aujourd'hui de diplomatie européenne, d'armée européenne, ni pour quelques temps encore de monnaie européenne, au moins avons-nous vu émerger dans les dernières décennies un droit européen dont l'emprise va s'étendant. Qu'il s'agisse du droit économique de la communauté européenne, qui réunit, vous le savez, douze pays et associera à son destin quelques autres d'ici peu, ou qu'il s'agisse des droits de l'Homme au sein du conseil de l'Europe qui rassemble aujourd'hui vingt-sept Etats, ce sont les grandes juridictions régionales, la Cour européenne des droits de l'Homme, la Cour de justice des Communautés européennes sans oublier la Charte adoptée par la CSCE à Paris, qui donnent à ce droit son unité et qui en assure les progrès. Or, ces juridictions qui participent à vos travaux ont intégré dans leur jurisprudence les principes généraux que vous avez consacrés dans les vôtres, et de votre côté, vous veillez par vos décisions à ne point méconnaître les normes consacrées par les juridictions internationales.
- Ainsi par ce jeu d'influences réciproques, s'est forgé un droit européen des libertés, des droits fondamentaux qui, à travers vous, s'impose désormais dans tous nos Etats.
- C'est une grande oeuvre au sein de laquelle je distinguerai notamment deux concepts novateurs par les garanties qu'ils offrent aux citoyens européens : le droit au droit, qui assure à chacun le bénéfice de la sécurité juridique et la reconnaissance à son profit des principes essentiels de l'ordre juridique de nos démocraties £ et le droit au juge qui garantit à tout citoyen l'accès effectif à une justice indépendante, impartiale, c'est du moins ce que l'on désire, et qui satisfasse aux exigences du procès équitable. Ainsi, grâce à votre jurisprudence, s'élabore sans tumulte, mais je crois sans faiblesse, une Europe du droit qui est aussi une Europe du juge.
- C'est Paul Valéry qui disait que la culture européenne s'était fondée sur la philosophie grecque, le droit romain et la théologie chrétienne. En vérité, le droit romain est devenu justement cette chose commune en Europe au XIIème siècle parce que les juristes qui l'enseignent ou le pratiquent lui reconnaissent une dimension européenne, voire universelle. Eh bien, il en va de même pour les droits de l'Homme, expression de la civilisation d'aujourd'hui, civilisation européenne avec vocation également universelle. Voilà pourquoi il était légitime que, réunis à Paris, vous consacriez votre conférence à examiner comment vous pouvez assurer, là où vous êtes, au-delà de votre diversité, la meilleure protection et la plus harmonieuse possible à travers tout notre continent des droits de l'Homme.
- Je forme des voeux pour que vos travaux obtiennent le plus grand succès possible. Merci.\