7 avril 1993 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la télévision japonaise TV Asahi le 7 avril 1993, sur la construction européenne à l'horizon 2001, en matière politique, économique et de défense, et les relations entre l'Europe, les Etats-Unis et le Japon.

QUESTION.- Monsieur le Président, selon l'enquête menée par l'Institut IMD, ce sont les bénéfices tirés de l'unification économique européenne qui ont été le principal moteur de ce mouvement. Alors, dans une période où les difficultés économiques s'accumulent, qu'est ce que l'unification européenne aura obtenu d'essentiel à votre avis d'ici l'an 2001 ?
- LE PRESIDENT.- La Communauté européenne ne s'est pas fondée sur une nécessité économique, elle est partie de la réconciliation entre l'Allemagne et la France. Elle s'est développée sur quelques terrains techniques ou économiques mais avec l'arrière pensée de donner une signification institutionnelle et politique à cet ensemble de compétences. C'est la volonté politique de mettre un terme aux guerres entre les pays intéressés, c'est-à-dire essentiellement les pays de l'ouest de l'Europe, et quelques grands pays industriels, guerres qui les ont séparés pendant le siècle en cours et le siècle précédent. Bien entendu, cela représente aussi une recherche de grandeur économique parfaitement compréhensible. Le marché commun, adopté en 1957, a créé toute une série de communautés qui permettent aux pays qui la composent de vivre mieux en cessant certaines concurrences et en offrant un front commun au monde extérieur. Que peut-on attendre à partir de maintenant ? Je dis que le Traité de Maastricht qui doit normalement être ratifié par les deux pays qui manquent encore - la Grande-Bretagne et le Danemark - au cours de l'année 1993, ce Traité de Maastricht a précisément pour objet de fixer un objectif monétaire, un objectif économique et un objectif de politique extérieure. Vous me parlez de 2001. Nous sommes dans le parcours, on rencontre des difficultés dont nous aurons l'occasion de parler, mais il n'y a aucune raison de changer de cap. Donc j'attends 2001 pour constater une certaine réussite de l'Europe.\
QUESTION.- Les décideurs qui ont été interrogés, eux, ne croient pas à la réalisation dans les délais prévus de deux des éléments essentiels du Traité de Maastricht : la Banque centrale européenne et la monnaie commune. Vous y croyez, vous ?
- LE PRESIDENT.- Moi je le crois et, plutôt de dire "je le crois", je le veux. Si Monnet, Schumann, Adenauer, Gasperi, Spaak et les autres avaient consulté les décideurs en 1947, les décideurs auraient dit "nous n'y croyons pas". Et pourtant cela s'est fait !
- QUESTION.- Mais qu'est-ce qui fait que vous pensez que cela se fera alors que beaucoup d'indicateurs économiques dans différents pays...
- LE PRESIDENT.- Les progrès ont été constants, cela fait quand même maintenant 45 ans que c'est comme cela. La Communauté elle-même n'a pas 45 ans, mais la démarche qui conduit à l'unité de l'Europe a commencé aussitôt après la 2ème guerre mondiale, et les progrès ont été constants. Constants, le mot est peut-être excessif, il y a eu des temps d'arrêt, de temps en temps, qui n'ont pas duré car la nécessité s'impose : 340 millions d'habitants qui aujourd'hui vivent au sein des mêmes institutions avec un marché unique ouvert et la disparition des frontières entre douze pays, vous savez, c'est déjà une réussite assez rare à laquelle personne ne pouvait croire et qui nous oblige à aller plus loin.
- QUESTION.- Les difficultés économiques rendent cependant de plus en plus difficile pour tous les pays membres de la Communauté européenne de réaliser les critères définis à Maastricht ?
- LE PRESIDENT.- Au moment où on les a fixés, il y avait quatre pays qui répondaient aux critères. Aujourd'hui il n'y en a plus que deux, dont la France. Mais on a le droit d'espérer : les observations que l'on peut faire ne montrent pas que la crise va être éternelle. Si l'on n'a pas les résultats souhaités comme moi-même je l'avais espéré, c'est-à-dire de six mois en six mois, eh bien, je ne dirai pas peu importe parce que c'est dommage, mais dans un an, dans deux ans, on va voir la reprise américaine, on va voir la baisse des taux d'intérêt de l'argent allemand, on va voir un certain nombre de problèmes politiques se régler, moi je suis de ceux qui croient à l'apaisement de la crise dans un délai raisonnable.\
QUESTION.- Selon notre enquête dans le cadre de la grande compétition économique mondiale, il n'y aurait pas, pensent les décideurs qui ont été interrogés, une sorte de coalition américano-européenne pour équilibrer la puissance japonaise tandis qu'au contraire, un pool de développement éconmique se constituerait autour du Japon. Est-ce que vous redoutez une guerre économique, une guerre commerciale entre l'Europe, les Etats-Unis, le Japon ?
- LE PRESIDENT.- J'espère qu'elle n'aura pas lieu. Une politique intelligente devrait organiser de meilleures relations entre les trois grands ensembles, ces trois puissances qui sont d'ailleurs les trois principales puissances économiques mondiales : l'Europe du marché commun, les Etats-Unis d'Amérique, le Japon. Ces trois puissances ont tout intérêt à régler leurs rapports de la façon la plus harmonieuse possible. Que certaines précautions soient prises, c'est normal. Le marché japonais est trop fermé, les excédents commerciaux du Japon sont excessifs. Il faut que ce pays participe davantage au retour à la prospérité mondiale mais le Japon a ses qualités aussi et nous avons nos défauts. Il faut que les Japonais nous disent ce qu'ils attendent de nous. Cependant je crois davantage aux bons résultats d'un contrat entre ces trois puissances plutôt qu'à une guerre commerciale.
- QUESTION.- Vous croyez que les difficultés actuelles du GATT, par exemple, seront surmontées ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas l'assurer mais enfin, comme vous me fixez comme perspective 2001, vraiment ce serait surprenant qu'on n'y arrive pas ou alors il faudra abandonner le système et aborder la négociation mondiale d'une toute autre façon.
- QUESTION.- Est-ce que vous croyez que l'Europe sera assez forte et aura assez d'allant pour équilibrer le dynamisme économique japonais ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe a déjà beaucoup de réussites à son actif. On peut envier et admirer le Japon qui a vraiment réalisé des efforts remarquables et obtenu de grands succès mais enfin l'Europe n'en est pas démunie, il n'y a pas de jalousie à avoir et, quand cela marche bien ailleurs, notamment au Japon, il faut s'en inspirer.\
QUESTION.- Côté européen - revenons sur l'Europe - quel est, à votre avis, le principal obstacle à la poursuite de la construction européenne ?
- LE PRESIDENT.- L'absence de volonté.
- QUESTION.- Il y a absence de volonté à l'heure actuelle ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas dit cela. S'il y a un ralentissement, ce qui se produit actuellement, et surtout s'il y avait un arrêt - on n'en est pas là -, il faudrait s'en prendre à l'absence de volonté politique. Pour pouvoir réussir, aller plus loin, atteindre les objectifs qui ont été fixés, par engagement mutuel, entre nos douze pays, il faut une volonté politique capable de surmonter les obstacles doucement, c'est la seule façon vous savez.\
QUESTION.- Sur le plan géopolitique, et sur le plan de la sécurité, selon notre enquête, pour les décideurs, d'ici l'an 2001, une armée européenne verra le jour et l'incertitude subsiste sur le rôle que pourrait jouer l'OTAN. Est-ce que vous êtes d'accord, d'abord, sur le premier point ? Est-ce que vous pensez qu'une armée européenne verra le jour ?
- LE PRESIDENT.- L'UEO aura fait des progrès, de grands progrès, c'est-à-dire qu'elle comptera plus de participants et ceux-ci élargiront leurs compétences communes en matière militaire, cela j'en suis convaincu. Pourra-t-on appeler cela une "armée européenne" ?
- Après tout, il n'y a que huit ans qui nous séparent de cette échéance et c'est court. Donc, je ne m'avancerai pas imprudemment sur ce terrain. Je dirai simplement que, de plus en plus, ce n'est pas une armée européenne mais une défense commune européenne qui verra le jour. Je crois que dans l'esprit de la plupart des négociateurs européens, il y a la volonté d'harmoniser ce développement propre à l'Europe avec la défense commune au sein de l'Alliance atlantique, je le crois vraiment. Jusqu'ici, on a évité les contradictions et on a défini, notamment à Rome, l'année dernière, une démarche qui fait que ces deux objectifs ne seront pas contradictoires.
- QUESTION.- Alors l'OTAN, maintenant. La plupart des personnes interrogées voient mal ce que peut être le rôle de l'OTAN et si ce rôle sera encore totalement nécessaire dans cette perspective.
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas prophète ! Je dis simplement que l'OTAN représente une très puissante organisation. Vous savez que la France n'appartient pas au commandement intégré de l'OTAN mais participe aux discussions politiques dont les conséquences militaires sont certaines. Nous sommes membres de l'Alliance et membres de plein droit. Les services que peut rendre l'OTAN sont encore considérables. Seulement, il faut savoir que l'OTAN n'a de compétence que sur un secteur géographique délimité. Elle n'a pas une compétence élargie à l'ensemble de la planète, elle ne peut donc pas servir à tout. Je vois très bien de quelle façon l'OTAN et la défense commune européenne pourront vivre suffisamment en harmonie pendant les années qui viennent. Après quoi, lorsque les Américains, comme on peut le penser, auront encore retiré de nouvelles forces du continent européen, pour les ramener aux Etats-Unis d'Amérique, quand des pays européens auront pris conscience davantage encore de leur solidarité, eh bien ! je pense que, peu à peu, la défense européenne représentera le facteur principal. Nous sommes encore loin de cette échéance car les périls qui ont justifié la création de l'OTAN, même si certains d'entre eux, parmi les plus importants, se sont estompés, n'ont pas cessé de poindre à l'horizon.\