9 mars 1993 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la télévision portugaise (Canal 1), sur l'itinéraire politique du Président Soares, le socialisme et la cohabitation.
QUESTION.- Monsieur le Président, votre amitié avec M. Soares date de très longtemps, du temps de son exil en France. Comment est-elle née cette amitié ?
- LE PRESIDENT.- Comme vous venez de le dire, il était exilé à Paris, nous participions du même état d'esprit, du même mouvement politique international, et comment ne pas s'intéresser au sort d'un exilé qui souffre d'être séparé de sa patrie, de telle sorte que nous avons fait notre possible pour qu'il retrouve en France un foyer amical et, au travers de tous cela, naturellement, nous avons pris part l'un et l'autre à des réunions politiques, bref, une amitié est née.
- QUESTION.- Vous aviez déjà, à cette époque, une très grande expérience politique. Avez-vous eu tout de suite l'intuition du rôle que M. Soares allait jouer dans la vie politique portugaise ?
- LE PRESIDENT.- C'était assez facile à discerner, à la fois par la force de son engagement dans la résistance, résistance au régime qui prévalait à l'époque au Portugal, dans la fermeté de ses convictions, dans son propre talent d'orateur, d'écrivain et sa qualité de réflexion. Oui, je crois qu'on pouvait le pressentir si, bien entendu, les événements s'y prêtaient. Donc, dès cette époque, je pensais que Mario Saores jouerait un rôle important dans son pays. Dès lors que la situation rendrait possible l'avènement de la démocratie, il devait en être l'un des ouvriers essentiels, ce qui a été le cas.
- QUESTION.- Or, après la révolution, le Portugal a failli tomber dans une autre dictature, celle-là communiste, et vous êtes venu soutenir M. Soares. Je crois que vous avez adressé aux Portugais, à ce moment là, les mots suivants : "si vous devez choisir entre le socialisme et la liberté, choisissez la liberté". Or, toute la gauche n'a pas compris...
- LE PRESIDENT.- Cela dépend de quelle sorte de socialisme il s'agit. Il ne faut pas de confusion dans les termes, pour moi, le socialisme, c'est une forme supérieure de la liberté, donc les mots ne sont pas en contradiction.
- QUESTION.- Oui, bien sûr, mais toute la gauche n'a pas compris quel était l'enjeu au Portugal à cette époque. Vous-même aviez-vous l'accord de tout le parti socialiste français ?
- LE PRESIDENT.- Je ne l'avais pas consulté là-dessus, je ne le consultais pas pour chacune de mes déclarations mais, là, cela tombait sous le sens. Qu'y avait-il à choisir là-bas, sinon la démocratie, vecteur d'un socialisme tel que le concevait et le mettait en pratique un homme comme Mario Soares ? Il n'y avait pas de doute possible dans mon esprit. Vous savez, au sein des organisations socialistes, on discute toujours beaucoup £ il y avait donc des avis contraires mais qui ne pesaient pas lourds.\
QUESTION.- Vous avez eu l'expérience de la cohabitation ici en France et, selon les sondages, vous l'aurez peut-être à nouveau après les élections. M. Soares, lui-même, a cette expérience au Portugal. Est-ce que vous échangez souvent des propos, des échanges de vue là-dessus ?
- LE PRESIDENT.- On en parle naturellement, on parle de tout car nos conversations sont très amicales, détendues, aussi près que possible des vrais problèmes qui assaillent nos pays, mais les situations institutionnelles sont très différentes. Le Président de la République au Portugal est certes élu au suffrage universel mais ses compétences, qui sont fort importantes, lui confèrent plutôt un magistère moral et politique dans certaines grandes circonstances mais pas tout à fait dans la vie quotidienne, tandis que les institutions françaises donnent au Président de la République un rôle permanent dans la vie de l'exécutif, de telle sorte qu'en effet c'est sans doute plus difficile de conduire une cohabitation à Paris qu'à Lisbonne parce que le Président de la République et le gouvernement se trouvent souvent sur le même terrain.
- QUESTION.- Le Parti socialiste, Monsieur le Président, semble mal se porter ces derniers temps, un peu partout, en Italie, en Espagne, au Portugal, en France aussi. Selon certains, ces partis appartiendraient à un vieux monde politique exténué. Croyez-vous que la rénovation de la gauche se fera encore autour des partis socialistes ?
- LE PRESIDENT.- Mais c'est tout à fait à la mesure de ces partis socialistes s'ils l'osent, s'ils le veulent, s'ils font l'effort correspondant. Moi, j'ai déjà trouvé le socialisme en crise il y a vingt ans. C'est le temps, au fond, d'une vie militante et, régulièrement, des maladies viennent frapper ce corps social comme les autres. Donc, cela dépend des partis socialistes mais - s'ils en sont capables et je les en crois capables - alors, bien entendu, le socialisme reste l'une des idées majeures du siècle.
- QUESTION.- Donc, vous croyez, monsieur le Président, que la gauche peut encore maîtriser le progrès et le mettre au service de la collectivité ?
- LE PRESIDENT.- Sûrement. Vous savez, c'est dans la nature d'une société : d'un côté il y a ceux qui possèdent, qui remplissent des rôles directeurs qu'ils veulent conserver, d'autre part il y a ceux qui sont souvent éloignés du pouvoir, des avantages ou des privilèges, et qui désirent acquérir au moins l'égalité et la liberté sous tous ses aspects. Ceux-là veulent changer : parti du progrès, parti conservateur £ parti de gauche, parti de droite £ au XIXème siècle, on disait "parti du mouvement" pour la gauche ou "parti de la résistance", résistance au progrès pour la droite. Il en sera toujours ainsi, donc la gauche a un bel avenir devant elle. Bien entendu, la démocratie c'est l'alternance alors, de temps à autre, l'opinion se lasse de telle ou telle théorie, de telle ou telle pratique, c'est son droit, c'est la vie de la démocratie.
- Je voudrais ajouter un mot en vous remerciant d'avoir bien voulu m'interroger pour parler de Mario Soares. J'ai eu la chance de connaître l'exilé, donc le résistant : courage, lucidité, force morale assez exceptionnelle, ensuite, j'ai connu le militant politique, je l'ai même accompagné dans plusieurs de ses campagnes électorales, alors là j'ai vu la vaillance de l'orateur, sa faculté de convaincre, son ardeur au combat politique, puis j'ai ensuite connu le Président de la République et j'ai pu voir sa sérénité, sa force et sa maîtrise où il incarne vraiment un peuple, en l'occurrence le peuple portugais. Je pense que ce pays, le vôtre, a beaucoup de chance d'avoir un homme tel que lui, que j'estime et que j'aime bien.\
- LE PRESIDENT.- Comme vous venez de le dire, il était exilé à Paris, nous participions du même état d'esprit, du même mouvement politique international, et comment ne pas s'intéresser au sort d'un exilé qui souffre d'être séparé de sa patrie, de telle sorte que nous avons fait notre possible pour qu'il retrouve en France un foyer amical et, au travers de tous cela, naturellement, nous avons pris part l'un et l'autre à des réunions politiques, bref, une amitié est née.
- QUESTION.- Vous aviez déjà, à cette époque, une très grande expérience politique. Avez-vous eu tout de suite l'intuition du rôle que M. Soares allait jouer dans la vie politique portugaise ?
- LE PRESIDENT.- C'était assez facile à discerner, à la fois par la force de son engagement dans la résistance, résistance au régime qui prévalait à l'époque au Portugal, dans la fermeté de ses convictions, dans son propre talent d'orateur, d'écrivain et sa qualité de réflexion. Oui, je crois qu'on pouvait le pressentir si, bien entendu, les événements s'y prêtaient. Donc, dès cette époque, je pensais que Mario Saores jouerait un rôle important dans son pays. Dès lors que la situation rendrait possible l'avènement de la démocratie, il devait en être l'un des ouvriers essentiels, ce qui a été le cas.
- QUESTION.- Or, après la révolution, le Portugal a failli tomber dans une autre dictature, celle-là communiste, et vous êtes venu soutenir M. Soares. Je crois que vous avez adressé aux Portugais, à ce moment là, les mots suivants : "si vous devez choisir entre le socialisme et la liberté, choisissez la liberté". Or, toute la gauche n'a pas compris...
- LE PRESIDENT.- Cela dépend de quelle sorte de socialisme il s'agit. Il ne faut pas de confusion dans les termes, pour moi, le socialisme, c'est une forme supérieure de la liberté, donc les mots ne sont pas en contradiction.
- QUESTION.- Oui, bien sûr, mais toute la gauche n'a pas compris quel était l'enjeu au Portugal à cette époque. Vous-même aviez-vous l'accord de tout le parti socialiste français ?
- LE PRESIDENT.- Je ne l'avais pas consulté là-dessus, je ne le consultais pas pour chacune de mes déclarations mais, là, cela tombait sous le sens. Qu'y avait-il à choisir là-bas, sinon la démocratie, vecteur d'un socialisme tel que le concevait et le mettait en pratique un homme comme Mario Soares ? Il n'y avait pas de doute possible dans mon esprit. Vous savez, au sein des organisations socialistes, on discute toujours beaucoup £ il y avait donc des avis contraires mais qui ne pesaient pas lourds.\
QUESTION.- Vous avez eu l'expérience de la cohabitation ici en France et, selon les sondages, vous l'aurez peut-être à nouveau après les élections. M. Soares, lui-même, a cette expérience au Portugal. Est-ce que vous échangez souvent des propos, des échanges de vue là-dessus ?
- LE PRESIDENT.- On en parle naturellement, on parle de tout car nos conversations sont très amicales, détendues, aussi près que possible des vrais problèmes qui assaillent nos pays, mais les situations institutionnelles sont très différentes. Le Président de la République au Portugal est certes élu au suffrage universel mais ses compétences, qui sont fort importantes, lui confèrent plutôt un magistère moral et politique dans certaines grandes circonstances mais pas tout à fait dans la vie quotidienne, tandis que les institutions françaises donnent au Président de la République un rôle permanent dans la vie de l'exécutif, de telle sorte qu'en effet c'est sans doute plus difficile de conduire une cohabitation à Paris qu'à Lisbonne parce que le Président de la République et le gouvernement se trouvent souvent sur le même terrain.
- QUESTION.- Le Parti socialiste, Monsieur le Président, semble mal se porter ces derniers temps, un peu partout, en Italie, en Espagne, au Portugal, en France aussi. Selon certains, ces partis appartiendraient à un vieux monde politique exténué. Croyez-vous que la rénovation de la gauche se fera encore autour des partis socialistes ?
- LE PRESIDENT.- Mais c'est tout à fait à la mesure de ces partis socialistes s'ils l'osent, s'ils le veulent, s'ils font l'effort correspondant. Moi, j'ai déjà trouvé le socialisme en crise il y a vingt ans. C'est le temps, au fond, d'une vie militante et, régulièrement, des maladies viennent frapper ce corps social comme les autres. Donc, cela dépend des partis socialistes mais - s'ils en sont capables et je les en crois capables - alors, bien entendu, le socialisme reste l'une des idées majeures du siècle.
- QUESTION.- Donc, vous croyez, monsieur le Président, que la gauche peut encore maîtriser le progrès et le mettre au service de la collectivité ?
- LE PRESIDENT.- Sûrement. Vous savez, c'est dans la nature d'une société : d'un côté il y a ceux qui possèdent, qui remplissent des rôles directeurs qu'ils veulent conserver, d'autre part il y a ceux qui sont souvent éloignés du pouvoir, des avantages ou des privilèges, et qui désirent acquérir au moins l'égalité et la liberté sous tous ses aspects. Ceux-là veulent changer : parti du progrès, parti conservateur £ parti de gauche, parti de droite £ au XIXème siècle, on disait "parti du mouvement" pour la gauche ou "parti de la résistance", résistance au progrès pour la droite. Il en sera toujours ainsi, donc la gauche a un bel avenir devant elle. Bien entendu, la démocratie c'est l'alternance alors, de temps à autre, l'opinion se lasse de telle ou telle théorie, de telle ou telle pratique, c'est son droit, c'est la vie de la démocratie.
- Je voudrais ajouter un mot en vous remerciant d'avoir bien voulu m'interroger pour parler de Mario Soares. J'ai eu la chance de connaître l'exilé, donc le résistant : courage, lucidité, force morale assez exceptionnelle, ensuite, j'ai connu le militant politique, je l'ai même accompagné dans plusieurs de ses campagnes électorales, alors là j'ai vu la vaillance de l'orateur, sa faculté de convaincre, son ardeur au combat politique, puis j'ai ensuite connu le Président de la République et j'ai pu voir sa sérénité, sa force et sa maîtrise où il incarne vraiment un peuple, en l'occurrence le peuple portugais. Je pense que ce pays, le vôtre, a beaucoup de chance d'avoir un homme tel que lui, que j'estime et que j'aime bien.\