16 février 1993 - Seul le prononcé fait foi

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Déclaration de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de l'inauguration du Mémorial des guerres en Indochine à Fréjus, le 16 février 1993.

Monsieur le Maire,
- Mesdames et messieurs,
- C'est en effet une tradition, même si on la rappelle parfois en souriant, que de voir le Président de la République, chaque fois qu'il se trouve dans une commune de France, aller visiter le Maire dans sa mairie et je n'y ai jamais manqué depuis bientôt 12 ans. Pourquoi aurais-je manqué Fréjus ? Si vous me permettez ce mot qui dépasse ma pensée, j'ai vu pire !
- Je suis très content de me trouver ici. Fréjus a beaucoup de prestige et depuis longtemps. On connaît - parfois vaguement - mais enfin, depuis les temps qui précédaient la Gaule, on connaît son existence, sa force et sa continuité. Venir à Fréjus et surtout dans une occasion de cette sorte, on ne peut trouver mieux. Cela fait, nous l'avons dit, sept ans que l'idée de ce monument a pris corps. Une première pierre a été posée. Il y a tant de premières pierres qui n'en ont pas de seconde ! Celle-ci est allée au terme de son mouvement naturel, - une pierre en appelait une autre, - nous avons mis la dernière, vous avez mis la dernière, et c'est ainsi qu'un beau monument aujourd'hui a reçu des milliers et milliers de gens que j'ai trouvés recueillis, attentifs et remplis de cette émotion que j'ai moi même, comme vous sûrement, éprouvée.
- Je vous remercie donc d'avoir bien voulu organiser cette réception : rendez-vous pris il y a bien longtemps et tenu tout à fait en dehors des circonstances et des péripéties au demeurant traditionnelles de la vie politique française. Et puis, j'ajouterai que moi, personnellement, je me sens toujours bien là où je rencontre mes compatriotes et je ne songe jamais à leur demander d'où ils viennent ni ce qu'ils préfèrent, étant entendu que chacun retrouve sa voix personnelle et ses choix idéologiques lorsqu'un autre rendez-vous - il y en aura un autre bientôt d'ailleurs - est fixé. Eh bien, c'est comme cela que doit fonctionner la démocratie : à la fois séparés, divisés, différents, et c'est très bien comme cela. Rien de pire que le régime où un seul homme, un seul parti, un seul choix s'impose £ c'est toujours infondé, c'est toujours un mensonge, c'est un abus et c'est toujours insupportable. On va donc se réjouir de voir que la France, qui cède facilement à son "péché mignon", se complait rituellement à des disputes de toutes sortes... à condition que de temps à autre, soudain ce qui nous est commun nous apparaisse comme plus important : eh bien c'est le cas aujourd'hui.
- Vraiment, devant ces milliers de noms, ces tombeaux, cette cérémonie qui nous a réunis, oui... j'éprouvais comme une sorte d'angoisse devant tant de sacrifices que certains ont pu croire inutiles, dont on dit encore qu'ils ont été inutiles, et moi qui n'était pas rangé parmi les partisans de cette guerre d'Indochine, je n'ai quand même jamais considéré que le sacrifice fût inutile car c'est le courage, c'est le service de la patrie, c'est un engagement pour un certain nombre de notions qui sont belles ou qui sont grandes.\
LE PRESIDENT.- Et pour quiconque rentre d'Indochine comme c'est mon cas, en tout cas du Vietnam, je dois dire que quelque chose a été semé là-bas £ nous, français, nous en sommes nous-mêmes étonnés. Je ne parle pas de l'appareil politique, - je n'ai pas à juger, mais enfin, il n'est pas particulièrement souriant, moderne, - je parle du peuple, celui qu'on rencontre dans les rues, il faut dire par centaines, par milliers, parce que cela bouge ! Il y a de la couleur, du mouvement, partout une sorte de sourires, confiants d'avoir à rencontrer un français comme on ne l'a pas fait depuis bientôt quarante ans. J'ai été vraiment séduit par cet accueil qui montrait bien que ce dont nous parlons depuis ce matin, le sacrifice, même la guerre, - quel déchirement la guerre pendant ce temps et quelle guerre ! - n'ont pas altéré la relation profonde qui unit le peuple vietnamien et le peuple français.
- Alors ça, c'est quand même un succès de la France. Cela prouve que, en dépit de tout ce qu'on peut penser, de tout ce qu'on a vu, des erreurs, des manquements, quelques décennies, - ça n'a pas été si loin, si long - ont permis à ce peuple d'Extrême Orient de reconnaître dans la France un pays de civilisation et d'ouverture avec son enseignement et une façon de penser, une tradition intellectuelle et aussi, disons les choses, le siècle des Lumières et la Déclaration des droits de l'Homme, qui continuent d'inspirer la plupart de ceux qui s'adressent à nous. Si bien que je suis revenu avec un sentiment d'espoir. Nous nous sommes, ou nous allons nous retrouver. Et là, le sacrifice des morts qui reposent à Fréjus apparait soudain comme riche d'espérance, de force. C'est vrai si le grain ne meurt... eh bien le grain est mort, tout repart, la vie triomphe de la mort.
- Je voulais vous confier ces quelques réflexions. Bien entendu, à condition qu'on y travaille, qu'on ne laisse pas aller les choses, que la France continue d'assumer sa mission partout où elle existe, c'est-à-dire sur les cinq continents, j'ai confiance pour aujourd'hui et pour les années à venir.
- Monsieur le Maire, mesdames et messieurs les conseillers municipaux, je vous remercie de cet accueil dans votre Hôtel de Ville. Je salue la population de Fréjus et je souhaite que nombreux soient les Français qui viennent maintenant se recueillir pour retrouver les grandes, les douloureuses heures du passé en songeant que l'avenir est toujours là.\