29 janvier 1993 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de l'installation de l'académie universelle des cultures au musée du Louvre, sur la contribution des artistes et savants au progrès de l'éthique et de la tolérance à l'égard de "l'autre", Paris le 29 janvier 1993.
Mesdames,
- mesdemoiselles et messieurs,
- C'est donc au coeur du Louvre, parmi certaines des oeuvres les plus hautes que l'esprit ait opposé depuis 4000 ans au temps et à la mort, dans ce musée, inventé par les hommes de la Révolution française, installé dans le Palais des Rois pour offrir aux citoyens de France et du monde les grands témoignages des civilisations, c'est donc ici que se dérouleront les travaux de l'Académie des Cultures. Je vous remercie d'y prendre part.
- Vous marquez ainsi votre volonté de mettre les moyens de l'intelligence et de l'imagination au service d'une éthique fondée sur la rencontre des cultures et j'espère que cette rencontre contribuera à leur mutuel enrichissement, c'est-à-dire à la reconnaissance de l'autre. Cette volonté est d'autant plus nécessaire qu'on voit les espoirs nés de la dislocation des empires totalitaires en Europe se charger d'anxiété devant la montée de l'intolérance, des haines, des peurs, des nationalismes dévoyés. Et je vous interroge : les cultures offrent-elles aux hommes et aux sociétés d'aujourd'hui des repères pour le temps présent et pour les temps à venir ? Les savants, les artistes sont-ils en mesure d'exercer pleinement le rôle que leur impose l'état du monde à l'orée du XXIème siècle ? Ou bien existe-t-il une responsabilité culturelle comme il existe une responsabilité morale et civique ? Au sein d'une société dont les devoirs à l'égard de la culture dont elle hérite sont évidents, les créateurs ont-ils une responsabilité singulière ?
- Dans les pays de tradition démocratique, l'époque est révolue où les pouvoirs religieux ou politiques censuraient les créateurs et prétendaient dicter leur choix. Les sciences ont pris leur essor en s'affranchissant des tutelles qu'ont exercé les dogmes. Les arts ont conquis leur autonomie contre l'âpre résistance des ordres établis.\
On peut discuter à l'infini sur le point de savoir si chercheurs et créateurs ont a répondre - et devant quel juge ? - de l'utilité sociale de leur tâche. La responsabilité première du savant c'est de traquer les secrets de la matière sans idée préconçue de ce que seront les applications éventuelles de ses découvertes. La responsabilité première de l'artiste c'est de suivre jusqu'au bout l'intuition qui l'a mu et d'obéir à sa propre exigence intérieure. Et cependant, je crois que la culture ne peut se développer pour elle-même, isolée dans le seul univers des formes.
- Face aux progrès de l'individualisme de masse que redoutait déjà Tocqueville, face à la montée des fanatismes, au repli sur les satisfactions matérielles, la culture aide à cerner quelques problèmes, ceux que nous pensons être les vrais, et peut offrir des réponses ou des esquisses de réponse à la solitude des hommes et à leurs désarrois. Nous n'avons pas l'illusion de croire que la culture met fin à la douleur humaine. Peut-être aide-t-elle à l'apaiser. Mais nous croyons qu'elle cimente les solidarités et qu'elle invente par là l'histoire, l'histoire de demain. En quelques générations nous avons vécu des changements qui atteignent ce qu'il y a de plus intime dans le coeur de tout être. Particulièrement en Occident, les croyances collectives se sont érodées, renvoyant les individus à eux-mêmes comme si c'était à chacun désormais de trouver un sens à sa vie, privé du secours des grands systèmes de symboles qui servaient autrefois de référence commune.
- Et c'est là précisément qu'apparaît la responsabilité des créateurs qui ont à dresser les phares dont parlait Baudelaire afin de jalonner la marche du temps. Ce sont ceux qui tracent les chemins par où retrouver les quelques valeurs permanentes qui autrement se perdraient dans l'effervescence des images et des mots, eux qui ordonnent le chaos des expériences.
- Pensons à l'exclamation de Rimbaud : "moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre". Qu'on m'entende bien, la culture n'a pas à s'inféoder aux combats politiques selon l'idée de l'engagement qui prévalut au milieu de ce siècle. Nous n'avons pas à vous demander des comptes mais conseil, ce beau mot qui suggère la délibération, la pensée partagée, un autre nom de la culture.\
Dans le bouleversement des grands équilibres économiques, démographiques, idéologiques comme c'est le cas aujourd'hui, je suis convaincu que les périls auxquels se trouvent confrontées nos sociétés ont une dimension culturelle plus profonde que jamais. Considérons, par exemple, l'idée de Nation que l'étymologie relie à la naissance et qui comme tout être vivant se transforme. Ne doit-elle pas être pensée à nouveau pour tenir compte de réalités comme les mouvements migratoires, les ruptures politiques ou la précarité des frontières ? A quelles conditions la rencontre sur un même sol de cultures différentes sera-t-elle source d'enrichissement et non d'affaissement, de paix et non de conflits ? Lorsqu'au lieu de se métisser, c'est-à-dire de s'imbriquer en s'ajoutant l'une l'autre, les cultures se combattent, leur affrontement s'achève le plus souvent par leur commune défaite. Alors c'est le vide, c'est la fuite vers des réconforts factices, ceux de la démagogie, les exaltations de la haine, c'est le triomphe de la tribu sur la nation. Quel pays peut dire aujourd'hui qu'il en sera préservé ?
- N'est-il pas frappant qu'au moment où les pays d'Europe de l'Ouest mettent l'accent sur leur communauté, la recomposition territoriale à l'Est réveille les critères archaiques de l'appartenance ethnique ou religieuse ? Nous apercevons là, deux mouvements qui vont en sens contraire. Que deviendra la Nation ? Eclatée ou absorbée ? Elargie ou rétrécie ? Ira t-on vers l'unité des continents ou vers leur dispersion ? On assistera sans doute aux deux phénomènes à la fois. La recherche s'appliquera donc à la synthèse possible entre des besoins qui aujourd'hui s'opposent et qui pourtant sont conciliables dans une vision audacieuse de l'Histoire où les grands ensembles, où les identités multiples et particulières sauront s'harmoniser.\
Autre question : notre esprit dépend de plus en plus de la puissance des réseaux capables de produire, de transmettre et d'interpréter l'information en tous points du globe. Les symboles collectifs ne sont plus l'expression d'une culture, domaine où se réalisent les valeurs suprêmes, mais le produit d'une industrie. Au lieu d'affermir notre conscience, la pauvreté des représentations offertes vide les faits de leur sens. L'intelligence des causes s'affaiblit, l'émotion se dévoye. Or le réel refuse de se laisser réduire aussi bien "aux grandes machines ontologiques" comme le disait Bataille, qu'aux "instantanés" de nos écrans cathodiques ou nous voyons l'image et l'expérience s'éloigner l'une de l'autre. Requalifier les mots et les images est un devoir des créateurs. Notre conscience et notre mémoire ne sont-elles pas façonnées par des oeuvres qui ont accompagné l'Histoire en accroissant ses dimensions ? Je songe, en disant cela, à Goya ou à Picasso face aux résistances espagnoles, à Voltaire, à Hugo, à Zola pour penser aux Français, à tant de grands écrivains d'Amérique ou d'Afrique dressés contre l'injustice et l'asservissement de leurs peuples. L'artiste n'est pas seulement un constructeur de formes, il est aussi un témoin. Il se demande si la loi du marché doit régner sans partage sur l'art et la pensée, si la loi du succès médiatique autorise à pervertir la morale ou la philosophie. Comment concilier la liberté d'entreprendre et la liberté de créer £ l'efficacité économique et le pluralisme des idées, des oeuvres et des publics ? Et quel rôle, dans cette difficile conjugaison, doivent jouer les Etats ?
- La responsabilité culturelle appelle un examen sans complaisance de ces questions. Il n'est pas jusqu'à la tragédie du chômage, à son cortège d'exclusion, qui ne revêtent une signification culturelle par-delà la dure réalité économique et sociale. Celles et ceux qui sont touchés jusque dans leur identité et leur dignité sont les victimes d'une mutation des sociétés développées qui modifie la place et les valeurs attachées au travail. Le nouveau partage de l'activité sociale, à peine ébauché mais sans lequel aucune réponse à terme n'est possible, suppose, outre un ajustement de l'économie, une évolution des esprits.
- Et puis, il y a la justice. Dans la plupart de nos pays, la loi pénale, pénétrée des principes de la déclaration des droits de l'Homme, proclame la présomption d'innocence. Nos lois imposent le secret de l'instruction, l'indépendance des tribunaux. Notre morale affirme le droit de chacun au respect de son honneur et de sa vie privée. Je vous le demande, qu'en est-il en vérité ? Nourrie par les médias et par les sondages, l'opinion publique exige et tranche. Le désir de châtiment l'emporte sur l'esprit d'équité. Alors n'est-il pas temps de réhabiliter dans nos cultures, l'idée d'éducation civique, cette noble passion qui habitait l'école républicaine, aujourd'hui négligée ? Respecter l'autre, c'est d'abord respecter le droit £ combattre l'inégalité, c'est d'abord se reconnaître dans les lois, ces lois qui depuis les Grecs sont l'expression de la souveraineté des citoyens.\
Et bien d'autres sujets, tout aussi graves pourraient requérir votre attention :
- Celui des rapports du Nord et du Sud £ n'est-ce pas dans l'insuffisante prise en compte des spécificités et des richesses culturelles que résident bien des échecs de l'aide au développement ?
- Celui des villes £ ne sont-elles pas la forme la plus achevée et la plus complexe des cultures et n'est-ce pas dans notre incapacité à les penser comme telles qu'il faut chercher la source de désordres et de laideurs, celles de nos cités d'aujourd'hui ?
- Celui de l'inégalité des femmes et des hommes sur tous les continents £ cette inégalité ne révèle-t-elle pas la défaillance de nos cultures à vaincre les oppressions primordiales ?
- Celui de la drogue £ que répond la culture au mal-être des jeunes, à leur soif inaltérée d'espoir et de projets ? Ne les laisse t-elle pas démunis au seuil de leur destin ?
- Toutes ces questions ont en commun de déplacer la limite entre les sphères publique et privée. Car elles nous atteignent dans une part essentielle de ce que nous sommes, je veux dire dans l'identité culturelle de chacun. N'est-ce pas au nom de l'identité culturelle que tentent de se justifier les pires nationalismes. N'est-ce pas l'identité culturelle que le racisme et la xénophobie opposent aux difficultés de l'intégration ? N'est-ce pas l'identité culturelle que proclame l'intégrisme religieux ? Rien n'est plus contraire à la recherche véritable d'une identité que ces réflexes identitaires qui sont des réflexes de repli. Et rien n'est plus opposé à la découverte et à la construction de soi que le rejet de l'autre. Car au-delà des menaces que je viens d'évoquer, c'est bien cette question de l'autre qui est obstinément posée.
- Alors toujours des questions ! Par quel moyen apaiser la peur, par nature irrationnelle, que suscite l'autre ? Par quels moyens prévenir la rumeur qui calomnie l'inconnu ? Par quel moyen convaincre ceux qui diabolisent l'étranger sans les diaboliser eux-mêmes ? L'intolérance, on le sait, est fille de l'ignorance. C'est donc par les armes de l'esprit et du savoir qu'il faut lutter.\
Le désir d'universel des philosophes de la Grèce antique, des artistes de la Renaissance, des penseurs des révolutions modernes à partir de la Révolution française, ces inspirations essentiellement libérales n'étaient pas un désir de conquête mais de libération et d'ouverture. Votre assemblée qui témoigne par la représentation très large et diverse des grandes cultures du monde est, je le pense et je l'espère, en mesure de ranimer cette tradition, d'en assurer la continuité ou le réveil. Cette tradition la plus haute, me semble-t-il, dans l'histoire de l'esprit. La société n'a pas besoin de bons sentiments. Elle a besoin de ce conseil dont j'ai parlé, d'une délibération sereine, patiente, attentive aux appels qui lui sont lancés. Elle a besoin de lieux de résistance, d'une parole de sens et de lumière.
- Cher Elie Wiesel, nous attendons de cette assemblée des propositions et des actes. Vous venez de l'annoncer : vous vous êtes fixé un plan de travail ambitieux et concret. Vous décernerez chaque année un prix prestigieux qui consacrera la contribution d'un homme ou d'une femme de culture aux progrès de l'éthique. Vous susciterez des recherches sur des thèmes précis. Vous organiserez sur ces thèmes la confrontation publique des idées et des expériences. Vous animerez des réseaux d'échanges internationaux de savants et d'artistes. Vous utiliserez, vous l'avez souligné, les moyens modernes de transmission des savoirs au service de l'esprit civique. Vous entreprendrez enfin des "travaux singuliers" comme ce "dictionnaire des cultures".
- C'est pourquoi, je me réjouis de la naissance de votre Académie dont le nom seul proclame qu'elle veut faire entendre la voix de toutes les cultures, non pour les confondre mais pour qu'elles dialoguent. Je me réjouis aussi que la France soit l'hôte de cette institution, Paul Valéry disait, je le cite : "notre particularité, parfois notre ridicule à nous Français est de nous sentir hommes de l'univers, d'avoir pour spécialité l'universel". L'accueil d'une telle académie honore notre pays. Elle est, je le crois, sans exemple, même si l'idée, dpeuis longtemps, chemine dans les esprits des artisans de la culture les plus conscients de leurs reponsabilités.
- Permettez-moi de citer l'un d'eux, Franz Werfel, qui conçut le projet d'une "Académie mondiale des écrivains et des penseurs". "Existe-t-il, demandait-il, une possibilité que l'esprit gagne en pouvoir et en autorité au sein même des puissances et des autorités actuelles" ? Et il concluait : "pouvoir ? Tout homme raisonnable répondra non ! Autorité ? A cette question je réponds : peut-être". C'était en 1937. En ce début d'année 1993 je répondrai pour ma part : "sûrement". Cette espérance, mesdames et messieurs, je vous en prie, incarnez-là.\
- mesdemoiselles et messieurs,
- C'est donc au coeur du Louvre, parmi certaines des oeuvres les plus hautes que l'esprit ait opposé depuis 4000 ans au temps et à la mort, dans ce musée, inventé par les hommes de la Révolution française, installé dans le Palais des Rois pour offrir aux citoyens de France et du monde les grands témoignages des civilisations, c'est donc ici que se dérouleront les travaux de l'Académie des Cultures. Je vous remercie d'y prendre part.
- Vous marquez ainsi votre volonté de mettre les moyens de l'intelligence et de l'imagination au service d'une éthique fondée sur la rencontre des cultures et j'espère que cette rencontre contribuera à leur mutuel enrichissement, c'est-à-dire à la reconnaissance de l'autre. Cette volonté est d'autant plus nécessaire qu'on voit les espoirs nés de la dislocation des empires totalitaires en Europe se charger d'anxiété devant la montée de l'intolérance, des haines, des peurs, des nationalismes dévoyés. Et je vous interroge : les cultures offrent-elles aux hommes et aux sociétés d'aujourd'hui des repères pour le temps présent et pour les temps à venir ? Les savants, les artistes sont-ils en mesure d'exercer pleinement le rôle que leur impose l'état du monde à l'orée du XXIème siècle ? Ou bien existe-t-il une responsabilité culturelle comme il existe une responsabilité morale et civique ? Au sein d'une société dont les devoirs à l'égard de la culture dont elle hérite sont évidents, les créateurs ont-ils une responsabilité singulière ?
- Dans les pays de tradition démocratique, l'époque est révolue où les pouvoirs religieux ou politiques censuraient les créateurs et prétendaient dicter leur choix. Les sciences ont pris leur essor en s'affranchissant des tutelles qu'ont exercé les dogmes. Les arts ont conquis leur autonomie contre l'âpre résistance des ordres établis.\
On peut discuter à l'infini sur le point de savoir si chercheurs et créateurs ont a répondre - et devant quel juge ? - de l'utilité sociale de leur tâche. La responsabilité première du savant c'est de traquer les secrets de la matière sans idée préconçue de ce que seront les applications éventuelles de ses découvertes. La responsabilité première de l'artiste c'est de suivre jusqu'au bout l'intuition qui l'a mu et d'obéir à sa propre exigence intérieure. Et cependant, je crois que la culture ne peut se développer pour elle-même, isolée dans le seul univers des formes.
- Face aux progrès de l'individualisme de masse que redoutait déjà Tocqueville, face à la montée des fanatismes, au repli sur les satisfactions matérielles, la culture aide à cerner quelques problèmes, ceux que nous pensons être les vrais, et peut offrir des réponses ou des esquisses de réponse à la solitude des hommes et à leurs désarrois. Nous n'avons pas l'illusion de croire que la culture met fin à la douleur humaine. Peut-être aide-t-elle à l'apaiser. Mais nous croyons qu'elle cimente les solidarités et qu'elle invente par là l'histoire, l'histoire de demain. En quelques générations nous avons vécu des changements qui atteignent ce qu'il y a de plus intime dans le coeur de tout être. Particulièrement en Occident, les croyances collectives se sont érodées, renvoyant les individus à eux-mêmes comme si c'était à chacun désormais de trouver un sens à sa vie, privé du secours des grands systèmes de symboles qui servaient autrefois de référence commune.
- Et c'est là précisément qu'apparaît la responsabilité des créateurs qui ont à dresser les phares dont parlait Baudelaire afin de jalonner la marche du temps. Ce sont ceux qui tracent les chemins par où retrouver les quelques valeurs permanentes qui autrement se perdraient dans l'effervescence des images et des mots, eux qui ordonnent le chaos des expériences.
- Pensons à l'exclamation de Rimbaud : "moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre". Qu'on m'entende bien, la culture n'a pas à s'inféoder aux combats politiques selon l'idée de l'engagement qui prévalut au milieu de ce siècle. Nous n'avons pas à vous demander des comptes mais conseil, ce beau mot qui suggère la délibération, la pensée partagée, un autre nom de la culture.\
Dans le bouleversement des grands équilibres économiques, démographiques, idéologiques comme c'est le cas aujourd'hui, je suis convaincu que les périls auxquels se trouvent confrontées nos sociétés ont une dimension culturelle plus profonde que jamais. Considérons, par exemple, l'idée de Nation que l'étymologie relie à la naissance et qui comme tout être vivant se transforme. Ne doit-elle pas être pensée à nouveau pour tenir compte de réalités comme les mouvements migratoires, les ruptures politiques ou la précarité des frontières ? A quelles conditions la rencontre sur un même sol de cultures différentes sera-t-elle source d'enrichissement et non d'affaissement, de paix et non de conflits ? Lorsqu'au lieu de se métisser, c'est-à-dire de s'imbriquer en s'ajoutant l'une l'autre, les cultures se combattent, leur affrontement s'achève le plus souvent par leur commune défaite. Alors c'est le vide, c'est la fuite vers des réconforts factices, ceux de la démagogie, les exaltations de la haine, c'est le triomphe de la tribu sur la nation. Quel pays peut dire aujourd'hui qu'il en sera préservé ?
- N'est-il pas frappant qu'au moment où les pays d'Europe de l'Ouest mettent l'accent sur leur communauté, la recomposition territoriale à l'Est réveille les critères archaiques de l'appartenance ethnique ou religieuse ? Nous apercevons là, deux mouvements qui vont en sens contraire. Que deviendra la Nation ? Eclatée ou absorbée ? Elargie ou rétrécie ? Ira t-on vers l'unité des continents ou vers leur dispersion ? On assistera sans doute aux deux phénomènes à la fois. La recherche s'appliquera donc à la synthèse possible entre des besoins qui aujourd'hui s'opposent et qui pourtant sont conciliables dans une vision audacieuse de l'Histoire où les grands ensembles, où les identités multiples et particulières sauront s'harmoniser.\
Autre question : notre esprit dépend de plus en plus de la puissance des réseaux capables de produire, de transmettre et d'interpréter l'information en tous points du globe. Les symboles collectifs ne sont plus l'expression d'une culture, domaine où se réalisent les valeurs suprêmes, mais le produit d'une industrie. Au lieu d'affermir notre conscience, la pauvreté des représentations offertes vide les faits de leur sens. L'intelligence des causes s'affaiblit, l'émotion se dévoye. Or le réel refuse de se laisser réduire aussi bien "aux grandes machines ontologiques" comme le disait Bataille, qu'aux "instantanés" de nos écrans cathodiques ou nous voyons l'image et l'expérience s'éloigner l'une de l'autre. Requalifier les mots et les images est un devoir des créateurs. Notre conscience et notre mémoire ne sont-elles pas façonnées par des oeuvres qui ont accompagné l'Histoire en accroissant ses dimensions ? Je songe, en disant cela, à Goya ou à Picasso face aux résistances espagnoles, à Voltaire, à Hugo, à Zola pour penser aux Français, à tant de grands écrivains d'Amérique ou d'Afrique dressés contre l'injustice et l'asservissement de leurs peuples. L'artiste n'est pas seulement un constructeur de formes, il est aussi un témoin. Il se demande si la loi du marché doit régner sans partage sur l'art et la pensée, si la loi du succès médiatique autorise à pervertir la morale ou la philosophie. Comment concilier la liberté d'entreprendre et la liberté de créer £ l'efficacité économique et le pluralisme des idées, des oeuvres et des publics ? Et quel rôle, dans cette difficile conjugaison, doivent jouer les Etats ?
- La responsabilité culturelle appelle un examen sans complaisance de ces questions. Il n'est pas jusqu'à la tragédie du chômage, à son cortège d'exclusion, qui ne revêtent une signification culturelle par-delà la dure réalité économique et sociale. Celles et ceux qui sont touchés jusque dans leur identité et leur dignité sont les victimes d'une mutation des sociétés développées qui modifie la place et les valeurs attachées au travail. Le nouveau partage de l'activité sociale, à peine ébauché mais sans lequel aucune réponse à terme n'est possible, suppose, outre un ajustement de l'économie, une évolution des esprits.
- Et puis, il y a la justice. Dans la plupart de nos pays, la loi pénale, pénétrée des principes de la déclaration des droits de l'Homme, proclame la présomption d'innocence. Nos lois imposent le secret de l'instruction, l'indépendance des tribunaux. Notre morale affirme le droit de chacun au respect de son honneur et de sa vie privée. Je vous le demande, qu'en est-il en vérité ? Nourrie par les médias et par les sondages, l'opinion publique exige et tranche. Le désir de châtiment l'emporte sur l'esprit d'équité. Alors n'est-il pas temps de réhabiliter dans nos cultures, l'idée d'éducation civique, cette noble passion qui habitait l'école républicaine, aujourd'hui négligée ? Respecter l'autre, c'est d'abord respecter le droit £ combattre l'inégalité, c'est d'abord se reconnaître dans les lois, ces lois qui depuis les Grecs sont l'expression de la souveraineté des citoyens.\
Et bien d'autres sujets, tout aussi graves pourraient requérir votre attention :
- Celui des rapports du Nord et du Sud £ n'est-ce pas dans l'insuffisante prise en compte des spécificités et des richesses culturelles que résident bien des échecs de l'aide au développement ?
- Celui des villes £ ne sont-elles pas la forme la plus achevée et la plus complexe des cultures et n'est-ce pas dans notre incapacité à les penser comme telles qu'il faut chercher la source de désordres et de laideurs, celles de nos cités d'aujourd'hui ?
- Celui de l'inégalité des femmes et des hommes sur tous les continents £ cette inégalité ne révèle-t-elle pas la défaillance de nos cultures à vaincre les oppressions primordiales ?
- Celui de la drogue £ que répond la culture au mal-être des jeunes, à leur soif inaltérée d'espoir et de projets ? Ne les laisse t-elle pas démunis au seuil de leur destin ?
- Toutes ces questions ont en commun de déplacer la limite entre les sphères publique et privée. Car elles nous atteignent dans une part essentielle de ce que nous sommes, je veux dire dans l'identité culturelle de chacun. N'est-ce pas au nom de l'identité culturelle que tentent de se justifier les pires nationalismes. N'est-ce pas l'identité culturelle que le racisme et la xénophobie opposent aux difficultés de l'intégration ? N'est-ce pas l'identité culturelle que proclame l'intégrisme religieux ? Rien n'est plus contraire à la recherche véritable d'une identité que ces réflexes identitaires qui sont des réflexes de repli. Et rien n'est plus opposé à la découverte et à la construction de soi que le rejet de l'autre. Car au-delà des menaces que je viens d'évoquer, c'est bien cette question de l'autre qui est obstinément posée.
- Alors toujours des questions ! Par quel moyen apaiser la peur, par nature irrationnelle, que suscite l'autre ? Par quels moyens prévenir la rumeur qui calomnie l'inconnu ? Par quel moyen convaincre ceux qui diabolisent l'étranger sans les diaboliser eux-mêmes ? L'intolérance, on le sait, est fille de l'ignorance. C'est donc par les armes de l'esprit et du savoir qu'il faut lutter.\
Le désir d'universel des philosophes de la Grèce antique, des artistes de la Renaissance, des penseurs des révolutions modernes à partir de la Révolution française, ces inspirations essentiellement libérales n'étaient pas un désir de conquête mais de libération et d'ouverture. Votre assemblée qui témoigne par la représentation très large et diverse des grandes cultures du monde est, je le pense et je l'espère, en mesure de ranimer cette tradition, d'en assurer la continuité ou le réveil. Cette tradition la plus haute, me semble-t-il, dans l'histoire de l'esprit. La société n'a pas besoin de bons sentiments. Elle a besoin de ce conseil dont j'ai parlé, d'une délibération sereine, patiente, attentive aux appels qui lui sont lancés. Elle a besoin de lieux de résistance, d'une parole de sens et de lumière.
- Cher Elie Wiesel, nous attendons de cette assemblée des propositions et des actes. Vous venez de l'annoncer : vous vous êtes fixé un plan de travail ambitieux et concret. Vous décernerez chaque année un prix prestigieux qui consacrera la contribution d'un homme ou d'une femme de culture aux progrès de l'éthique. Vous susciterez des recherches sur des thèmes précis. Vous organiserez sur ces thèmes la confrontation publique des idées et des expériences. Vous animerez des réseaux d'échanges internationaux de savants et d'artistes. Vous utiliserez, vous l'avez souligné, les moyens modernes de transmission des savoirs au service de l'esprit civique. Vous entreprendrez enfin des "travaux singuliers" comme ce "dictionnaire des cultures".
- C'est pourquoi, je me réjouis de la naissance de votre Académie dont le nom seul proclame qu'elle veut faire entendre la voix de toutes les cultures, non pour les confondre mais pour qu'elles dialoguent. Je me réjouis aussi que la France soit l'hôte de cette institution, Paul Valéry disait, je le cite : "notre particularité, parfois notre ridicule à nous Français est de nous sentir hommes de l'univers, d'avoir pour spécialité l'universel". L'accueil d'une telle académie honore notre pays. Elle est, je le crois, sans exemple, même si l'idée, dpeuis longtemps, chemine dans les esprits des artisans de la culture les plus conscients de leurs reponsabilités.
- Permettez-moi de citer l'un d'eux, Franz Werfel, qui conçut le projet d'une "Académie mondiale des écrivains et des penseurs". "Existe-t-il, demandait-il, une possibilité que l'esprit gagne en pouvoir et en autorité au sein même des puissances et des autorités actuelles" ? Et il concluait : "pouvoir ? Tout homme raisonnable répondra non ! Autorité ? A cette question je réponds : peut-être". C'était en 1937. En ce début d'année 1993 je répondrai pour ma part : "sûrement". Cette espérance, mesdames et messieurs, je vous en prie, incarnez-là.\