19 janvier 1993 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée le 19 janvier 1993 à la chaîne de télévision allemande ARD à l'occasion de la commémoration du Traité de l'Élysée.
QUESTION.- Nous avons vécu avec vous, monsieur le Président, en 1981 les grands changements. Quels sont les deux ou trois changements les plus importants, depuis que vous êtes arrivé au pouvoir ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que, entre 1981 et 1983, c'est-à-dire dès le point de départ, les réformes sociales ont été très importantes, pour la durée du temps de travail qu'il s'agisse de l'âge de la retraite, ou de la durée du travail hebdomadaire. Il y a eu aussi des réformes portant sur les conditions de travail et bien d'autres choses encore que je n'ai pas le temps d'énumérer.
- Par la suite les réformes accordant à toute personne qui serait dans la difficulté, dans le besoin, un revenu minimum ont complété ce système. Ces mesures sociales ont été les plus importantes depuis la libération du pays, pas mal d'années plus tôt et depuis le Front populaire en 1936.\
LE PRESIDENT.- `Suite sur les changements depuis 1981` D'autre part, la loi sur la décentralisation est la plus profonde réforme des structures de l'Etat depuis Napoléon Bonaparte, c'est-à-dire depuis le début du XIXème siècle. La tendance historique de la France a été constamment la centralisation autour du pouvoir et autour de Paris et de son administration centrale. Cette fois-ci, cela a été vraiment à l'inverse. Des contre-pouvoirs ont été accordés aux régions, aux élus, afin de pouvoir vivifier, à la base, le corps social et politique de la France. D'autre part, je pense que jamais dans notre histoire les libertés publiques n'ont été aussi affirmées : la liberté d'expression, la liberté de la presse est intégralement respectée, il n'y a plus aucune intervention du pouvoir exécutif et ce phénomène de liberté a été complété dans tous les domaines où nous avons pu légiférer. Donc, pour m'en tenir à cela, sur le plan intérieur, je citerai ces exemples.
- Sur le plan extérieur, je pense, qu'indépendamment de quelques autres problèmes majeurs, c'est quand même la construction de l'Europe qui a abouti à la fois au Marché unique que nous avons inauguré au début de cette année 1993, mais qui a été décidé en 1985 et le Traité de Maastricht qui ont été les points culminants d'une politique extérieure dont les résultats, je crois, sont sensibles.\
QUESTION.- J'aimerais vous demander, si à votre avis, dans notre monde qui a changé depuis 1981, le socialisme a toujours un avenir ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement, pourquoi est-ce qu'il n'en aurait pas ? Le socialisme c'est une forme de combat propre à la société industrielle pour permettre aux masses dites prolétariennes (qui aujourd'hui ont un contenu différent, mais qui ne sont pas moins la grande majorité des hommes et des femmes), le moyen d'atteindre un statut de liberté et d'égalité de droits qui leur a jusqu'ici été contesté. Il y a des phénomènes d'opposition de groupes de pression, de groupes sociaux-professionnels, même parfois de classes sociales qui dureront autant que l'humanité, et il faut bien qu'il y ait des idéologies et des tendances politiques qui défendent le droit du plus grand nombre et du plus modeste contre ceux qui détenant les privilèges ont tendance naturellement à les conserver.
- Donc, le socialisme, c'est la réponse moderne à cette question à laquelle, à travers les temps, bien des philosophies et bien des religions ont cherché à répondre.\
QUESTION.- Depuis maintenant trente ans, et surtout depuis quelques années, on parle beaucoup du couple franco-allemand. Quel est le rôle de chacun ?
- LE PRESIDENT.- C'est le même rôle. Un couple par définition se forme à deux et si l'un des deux ne respecte pas la nécessité de ce couple, le couple ne marche pas, or il marche. C'est donc bien que l'apport de l'Allemagne et l'apport de la France, qui ne sont peut-être pas identiques, sont de valeur égale. Chacune des deux nations apporte son tempérament et son histoire. Cette histoire a été très contrastée, nous avons joué les uns et les autres un rôle très important en Europe, mais le plus souvent en nous combattant, ou bien dans la paix, par une concurrence sévère ou bien par la guerre. Mais chacun avec son tempérament, je ne veux pas décrire le tempérament allemand par rapport au tempérament français ou le contraire, ce n'est pas le moment, mais nos peuples sont très complémentaires. Ils ne se ressemblent pas beaucoup, bien qu'ils aient de nombreuses origines communes. Nous nous sommes retrouvés en diverses circonstances, mais le tempérament allemand et le tempérament français si complémentaires représentent, dans le monde, une force de civilisation considérable où chacun apporte ce qu'il a.\
QUESTION.- Quelque fois, il me semble que quelques Français ont peur d'une Allemagne réunifiée. Pourquoi cette peur, ou cette méfiance ?
- LE PRESIDENT.- C'est une peur qui a été naturellement partagée par beaucoup de Français. Après tout la réconciliation entre l'Allemagne et la France ne date que d'un demi-siècle. Il y a donc beaucoup de souvenirs qui pèsent sur la mémoire collective, puis l'Allemagne est un grand pays qui a, dans certaines époques de son histoire, disposé d'une force redoutable. La France, plus ramassée et souvent plus petite que les différentes moutures de cet empire romain-germanique, les différents empires allemands, s'est toujours sentie en état de défense, bien que, aussi bien avec Louis XIV qu'avec Napoléon Ier, ce soit le contraire qui se soit produit, c'est la France qui est devenue agressive et conquérante. Mais tout cela figure quelque part, au lointain dans la mémoire de chacun.
- Alors, dans l'Europe actuelle, l'Allemagne passant à près de 80 millions d'habitants avec sa force économique à l'ouest, ses remarquables qualités d'organisation, ça peut paraître en effet un voisin trop puissant, ce n'est pas mon sentiment, ce n'est d'ailleurs pas le sentiment de la majorité des Français. C'est quand même assez extraordinaire de penser que si peu de temps après un deuxième conflit mondial et une occupation de la France par l'Allemagne, quand on interroge les Français sur leur ordre de préférence à l'égard des autres peuples, l'Allemagne et les Allemands viennent généralement en tête. Ce qui prouve donc que ceux dont vous me parlez ne sont pas la majorité, mais ça existe, naturellement, je pense qu'il doit bien y avoir des Allemands qui n'éprouvent pas pour la France une très grande sympathie.\
QUESTION.- Force redoutable, la Bundesbank est devenue la cible privilégiée des médias et de quelques hommes politiques français. Qu'est-ce que vous attendez de la Bundesbank ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne crois pas que ce soit juste de dire cela. Simplement la Bundesbank incarne à l'heure actuelle une politique monétaire qui apparait comme trop restrictive par rapport aux besoins de l'économie européenne et mondiale. L'économie française est très saine, elle souffre de taux d'intérêt de l'argent trop élevés qui freinent le développement des affaires. Comme c'est la doctrine actuelle de la Bundesbank qui, au nom de l'Allemagne, a en effet de grands soucis, et de grands problèmes à régler quand ce ne serait que le développement des Länder de l'Est, ceci fait que les journalistes économiques spécialisés désignent toujours la Bundesbank comme celle qui freine la reprise, la croissance, cela ne veut pas dire que ce soit une cible. Ce sont des observations qui sont faites et comme vous le savez, nous avons décidé de fonder ensemble une banque centrale européenne. Nous savons bien le rôle qu'y jouera l'Allemagne et cependant nous l'acceptons, parce que nous faisons confiance à nos partenaires. Ce n'est pas la méfiance qui prime, mais on ne peut pas empêcher, en effet, qu'il y ait ici et là des questions qui se posent.\
QUESTION.- Si quelques autres pays de la Communauté ne veulent pas ou ne peuvent pas réaliser Maastricht, est-ce que la France et l'Allemagne devraient progresser à deux ?
- LE PRESIDENT.- A deux, non. La question n'est pas posée comme cela. De toutes façons, nous avançons à deux dans bien des domaines, mais lorsque nous étions à Edimbourg la question a été posée par le Chancelier Kohl et par moi-même à nos dix autres partenaires devant le refus danois et la réticence britannique - provisoire je l'espère - et on a dit : "Si jamais certains d'entre nous refusaient de continuer la route, celle de Maastricht, que ferions-nous ?" Et dix sur douze ont dit nous continuerons ensemble. Donc, ce n'est pas deux, c'est dix. Bien entendu, j'espère que ce sera douze. D'autant plus que les douze deviendront très vite quinze, seize et dix-sept avec les demandes qui sont actuellement faites à la Communauté, comme celles de l'Autriche, de la Suède, de la Norvège, de la Finlande, etc...\
QUESTION.- Autre thème de l'actualité, est-ce que les réactions allemandes contre des actions xénophobes et racistes en Allemagne, - réactions des politiques mais aussi des médias et du peuple - ont convaincu les Français et vous-même ?
- LE PRESIDENT.- C'est très impressionnant. Cette mobilisation des femmes et des hommes épris de liberté, ennemis du racisme, est très impressionnante. Ces grandes manifestations avaient une certaine beauté formelle et une foi et une ferveur qui m'ont beaucoup impressionné. Alors, je peux dire que cette réaction et des responsables politiques et des masses est extrêmement prometteuse pour le développement de la démocratie en Europe.\
QUESTION.- Existe-t-il une recette contre la montée de la droite, de la droite extrême en Allemagne, en France ou en Europe ?
- LE PRESIDENT.- C'est un fait. Cette montée est surtout impressionnante par son caractère de violence, mais n'a pas encore dépassé des pourcentages certes trop élevés mais encore raisonnables de l'ordre de 12 à 15 % dans certain cas. La seule façon d'y répondre, c'est d'être très exigeant sur le respect des règles de la démocratie et sur la nécessité du progrès. Face à la misère, la faim, l'angoisse, on rencontre ce genre de réactions. Les masses souffrantes se donnent à qui parle le plus fort. Et il faut donc que nous soyons très vigilants sur le développement harmonieux et aussi égalitaire que possible de nos pays.\
QUESTION.- Est-ce que l'amitié franco-allemande, trente ans après le Traité de l'Elysée est profonde, durable et capable de surmonter des difficultés si elles arrivent un jour ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas prophète. Ce que je sais c'est que la question que vous me posez, je l'ai entendue il y a trente, vingt, dix, cinq ans, l'année dernière encore, et pourtant l'amitié franco-allemande a duré, elle a surmonté les obstacles et s'affirme comme une force considérable dans le monde.
- Aujourd'hui, nous avons même uni certaines de nos forces militaires, au-delà même des alliances dans lesquelles nous sommes engagées. Non, je suis de ce point de vue quand même optimiste. Ce qui a été fait a marqué les esprits, a marqué l'Histoire, il n'y a aucune raison que cela ne dure pas. Pour que les responsables de nos pays aient conscience de l'importance des décisions qui ont été prises lors du Traité de l'Elysée, par le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer, puis par nous-mêmes, notamment le Chancelier Kohl et moi, nous avons, pour le 25ème anniversaire, célébré non seulement ce grand souvenir mais également complété le dispositif prévu à l'époque mais qui n'avait pas été appliqué, notamment sur le plan militaire.\
QUESTION.- Vous êtes maintenant, depuis près de douze ans, ici même à l'Elysée. Est-ce que le pouvoir vous plaît ?
- LE PRESIDENT.- Surtout ce qu'on y fait, oui. Si cela ne me plaisait pas je n'y serais pas. J'ai été élu pur cela, à deux reprises. Les années ont passé, bien entendu, j'approche maintenant du terme. Oui, je suis très intéressé par ce que je fais, très passionné même, je n'en éprouve pas de lassitude.
- QUESTION.- Et le poids de la responsabilité tous les jours ?
- LE PRESIDENT.- C'est souvent très lourd, oui, mais je crois que les responsabilités, il y a des hommes qui les aiment et qui en acceptent les périls et, parfois, la souffrance. C'est ainsi. Moi, je ne me plains pas, je n'ai pas de raison de me plaindre et je suis au contraire très reconnaissant aux Français de m'avoir permis d'exercer, pendant presque ces douze années, le pouvoir présidentiel en France, pouvoir de la Présidence de la République, qui est un pouvoir qui s'inscrit en France dans un régime parlementaire.
- QUESTION.- Un Président se sent quelquefois seul devant une décision...
- LE PRESIDENT.- Les grandes décisions ne peuvent se prendre que seul mais il faut qu'elles soient validées par la majorité, ce qui veut dire par des millions de citoyens.\
QUESTION.- La Charente, la famille, Jarnac : quels sont les souvenirs les plus importants de votre jeunesse ?
- LE PRESIDENT.- Ah ! c'est trop difficile à dire... vous me prenez là de court ! Jarnac, parce que j'y suis né, parce que ma famille maternelle y habite dans la même maison depuis un siècle et demi, ce qui signifie des liens très profonds avec la province qui s'appelle la Saintonge et le département la Charente. C'est une petite ville de maisons blanches, sur le bord d'un fleuve qui coule lentement, qui a sa beauté, et qui se jette dans l'Atlantique. Nous ne sommes pas très loin de l'Océan, on en a donc les effluves, l'air marin vient jusque-là , c'est une chaleur un peu lourde en été, les hivers sont beaux : on s'y attache. Ce n'est pas un pays de grand pittoresque, les touristes qui traversent peuvent aller un peu vite sur les routes sans penser qu'on pourrait s'y arrêter durablement. Nous on s'y arrête, déjà depuis plus de 150 ans dans la même maison, et, depuis quelques siècles, dans la même région.
- Ce sont donc des souvenirs très forts. J'ai vécu également dans un autre endroit de Charente, là où vivaient mes grands-parents, en pleine campagne, c'est dire ma connaissance de la nature : le premier village à trois kilomètres de distance, à l'époque pas d'électricité et pas d'eau courante. Il y avait de la lumière mais c'était des mancherons à gaz. L'eau, il fallait aller la chercher à la rivière ou creuser des puits. C'était une idée de la France plus proche, naturellement, du XVIIIème siècle que du XXIème mais où on retrouvait les valeurs permanentes d'un pays un peu immobile. Bien entendu, il fallait aussi aller vers le monde où l'on bouge, où les choses changent, mais c'est une bonne leçon de permanence dont je suis très reconnaissant à mon pays natal. J'y ai vécu une enfance extrêmement heureuse dans une famille nombreuse, où l'on s'entendait bien. Ces choses-là ne se remplacent pas.
- QUESTION.- Vous retournez toujours dans ces pays : Latché, l'océan ?
- LE PRESIDENT.- Latché, c'est différent, c'est dans une région plus au Sud, dans le Golfe de Gascogne, mais ce n'est pas tout à fait indifférent, j'ai choisi cet endroit où se trouve ma maison parce qu'il était pratiquement sur le même itinéraire que la Charente. Quand je vais dans les Landes, je peux toujours - ce que je ne manque pas de faire - m'arrêter en Charente où je retrouve alors beaucoup de mes amis, beaucoup de mes souvenirs, ceux des morts, ceux des vivants, enfin tous ceux qui entourent chacun d'entre nous...\
QUESTION.- Je connais très bien votre amour pour la nature. Est-ce que le Président de la République sait toujours greffer un arbre ?
- LE PRESIDENT.- Je sais bien m'occuper de mes arbres, j'en plante toujours et je veille sur leur santé. Vous savez, un arbre est agressé à tout moment : il y a les oiseaux, les étés trops secs, les étés trop pluvieux, le gel, les insectes, beaucoup d'éléments qui interviennent et puis les tempêtes, qui cassent ou qui arrachent les arbres. C'est comme le reste, c'est une bataille permanente. Il faut veiller. Moi, quand j'arrive, par exemple, là où j'ai fait planter quelques deux cents chênes, il ne me faut pas beaucoup de minutes pour que je sache exactement celui qui est malade. Alors, je m'occupe de lui.\
Je vous remercie de m'avoir invité pour célébrer, à votre façon, le 30ème anniversaire du Traité de l'Elysée. J'en profite pour remercier les responsables politiques et, particulièrement, votre Président, M. von Weizsäcker, et le Chancelier Kohl d'avoir apporté une telle contribution aux travaux que nous avons menés à bien et le peuple allemand que j'ai toujours plaisir à rencontrer.\
- LE PRESIDENT.- Je crois que, entre 1981 et 1983, c'est-à-dire dès le point de départ, les réformes sociales ont été très importantes, pour la durée du temps de travail qu'il s'agisse de l'âge de la retraite, ou de la durée du travail hebdomadaire. Il y a eu aussi des réformes portant sur les conditions de travail et bien d'autres choses encore que je n'ai pas le temps d'énumérer.
- Par la suite les réformes accordant à toute personne qui serait dans la difficulté, dans le besoin, un revenu minimum ont complété ce système. Ces mesures sociales ont été les plus importantes depuis la libération du pays, pas mal d'années plus tôt et depuis le Front populaire en 1936.\
LE PRESIDENT.- `Suite sur les changements depuis 1981` D'autre part, la loi sur la décentralisation est la plus profonde réforme des structures de l'Etat depuis Napoléon Bonaparte, c'est-à-dire depuis le début du XIXème siècle. La tendance historique de la France a été constamment la centralisation autour du pouvoir et autour de Paris et de son administration centrale. Cette fois-ci, cela a été vraiment à l'inverse. Des contre-pouvoirs ont été accordés aux régions, aux élus, afin de pouvoir vivifier, à la base, le corps social et politique de la France. D'autre part, je pense que jamais dans notre histoire les libertés publiques n'ont été aussi affirmées : la liberté d'expression, la liberté de la presse est intégralement respectée, il n'y a plus aucune intervention du pouvoir exécutif et ce phénomène de liberté a été complété dans tous les domaines où nous avons pu légiférer. Donc, pour m'en tenir à cela, sur le plan intérieur, je citerai ces exemples.
- Sur le plan extérieur, je pense, qu'indépendamment de quelques autres problèmes majeurs, c'est quand même la construction de l'Europe qui a abouti à la fois au Marché unique que nous avons inauguré au début de cette année 1993, mais qui a été décidé en 1985 et le Traité de Maastricht qui ont été les points culminants d'une politique extérieure dont les résultats, je crois, sont sensibles.\
QUESTION.- J'aimerais vous demander, si à votre avis, dans notre monde qui a changé depuis 1981, le socialisme a toujours un avenir ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement, pourquoi est-ce qu'il n'en aurait pas ? Le socialisme c'est une forme de combat propre à la société industrielle pour permettre aux masses dites prolétariennes (qui aujourd'hui ont un contenu différent, mais qui ne sont pas moins la grande majorité des hommes et des femmes), le moyen d'atteindre un statut de liberté et d'égalité de droits qui leur a jusqu'ici été contesté. Il y a des phénomènes d'opposition de groupes de pression, de groupes sociaux-professionnels, même parfois de classes sociales qui dureront autant que l'humanité, et il faut bien qu'il y ait des idéologies et des tendances politiques qui défendent le droit du plus grand nombre et du plus modeste contre ceux qui détenant les privilèges ont tendance naturellement à les conserver.
- Donc, le socialisme, c'est la réponse moderne à cette question à laquelle, à travers les temps, bien des philosophies et bien des religions ont cherché à répondre.\
QUESTION.- Depuis maintenant trente ans, et surtout depuis quelques années, on parle beaucoup du couple franco-allemand. Quel est le rôle de chacun ?
- LE PRESIDENT.- C'est le même rôle. Un couple par définition se forme à deux et si l'un des deux ne respecte pas la nécessité de ce couple, le couple ne marche pas, or il marche. C'est donc bien que l'apport de l'Allemagne et l'apport de la France, qui ne sont peut-être pas identiques, sont de valeur égale. Chacune des deux nations apporte son tempérament et son histoire. Cette histoire a été très contrastée, nous avons joué les uns et les autres un rôle très important en Europe, mais le plus souvent en nous combattant, ou bien dans la paix, par une concurrence sévère ou bien par la guerre. Mais chacun avec son tempérament, je ne veux pas décrire le tempérament allemand par rapport au tempérament français ou le contraire, ce n'est pas le moment, mais nos peuples sont très complémentaires. Ils ne se ressemblent pas beaucoup, bien qu'ils aient de nombreuses origines communes. Nous nous sommes retrouvés en diverses circonstances, mais le tempérament allemand et le tempérament français si complémentaires représentent, dans le monde, une force de civilisation considérable où chacun apporte ce qu'il a.\
QUESTION.- Quelque fois, il me semble que quelques Français ont peur d'une Allemagne réunifiée. Pourquoi cette peur, ou cette méfiance ?
- LE PRESIDENT.- C'est une peur qui a été naturellement partagée par beaucoup de Français. Après tout la réconciliation entre l'Allemagne et la France ne date que d'un demi-siècle. Il y a donc beaucoup de souvenirs qui pèsent sur la mémoire collective, puis l'Allemagne est un grand pays qui a, dans certaines époques de son histoire, disposé d'une force redoutable. La France, plus ramassée et souvent plus petite que les différentes moutures de cet empire romain-germanique, les différents empires allemands, s'est toujours sentie en état de défense, bien que, aussi bien avec Louis XIV qu'avec Napoléon Ier, ce soit le contraire qui se soit produit, c'est la France qui est devenue agressive et conquérante. Mais tout cela figure quelque part, au lointain dans la mémoire de chacun.
- Alors, dans l'Europe actuelle, l'Allemagne passant à près de 80 millions d'habitants avec sa force économique à l'ouest, ses remarquables qualités d'organisation, ça peut paraître en effet un voisin trop puissant, ce n'est pas mon sentiment, ce n'est d'ailleurs pas le sentiment de la majorité des Français. C'est quand même assez extraordinaire de penser que si peu de temps après un deuxième conflit mondial et une occupation de la France par l'Allemagne, quand on interroge les Français sur leur ordre de préférence à l'égard des autres peuples, l'Allemagne et les Allemands viennent généralement en tête. Ce qui prouve donc que ceux dont vous me parlez ne sont pas la majorité, mais ça existe, naturellement, je pense qu'il doit bien y avoir des Allemands qui n'éprouvent pas pour la France une très grande sympathie.\
QUESTION.- Force redoutable, la Bundesbank est devenue la cible privilégiée des médias et de quelques hommes politiques français. Qu'est-ce que vous attendez de la Bundesbank ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne crois pas que ce soit juste de dire cela. Simplement la Bundesbank incarne à l'heure actuelle une politique monétaire qui apparait comme trop restrictive par rapport aux besoins de l'économie européenne et mondiale. L'économie française est très saine, elle souffre de taux d'intérêt de l'argent trop élevés qui freinent le développement des affaires. Comme c'est la doctrine actuelle de la Bundesbank qui, au nom de l'Allemagne, a en effet de grands soucis, et de grands problèmes à régler quand ce ne serait que le développement des Länder de l'Est, ceci fait que les journalistes économiques spécialisés désignent toujours la Bundesbank comme celle qui freine la reprise, la croissance, cela ne veut pas dire que ce soit une cible. Ce sont des observations qui sont faites et comme vous le savez, nous avons décidé de fonder ensemble une banque centrale européenne. Nous savons bien le rôle qu'y jouera l'Allemagne et cependant nous l'acceptons, parce que nous faisons confiance à nos partenaires. Ce n'est pas la méfiance qui prime, mais on ne peut pas empêcher, en effet, qu'il y ait ici et là des questions qui se posent.\
QUESTION.- Si quelques autres pays de la Communauté ne veulent pas ou ne peuvent pas réaliser Maastricht, est-ce que la France et l'Allemagne devraient progresser à deux ?
- LE PRESIDENT.- A deux, non. La question n'est pas posée comme cela. De toutes façons, nous avançons à deux dans bien des domaines, mais lorsque nous étions à Edimbourg la question a été posée par le Chancelier Kohl et par moi-même à nos dix autres partenaires devant le refus danois et la réticence britannique - provisoire je l'espère - et on a dit : "Si jamais certains d'entre nous refusaient de continuer la route, celle de Maastricht, que ferions-nous ?" Et dix sur douze ont dit nous continuerons ensemble. Donc, ce n'est pas deux, c'est dix. Bien entendu, j'espère que ce sera douze. D'autant plus que les douze deviendront très vite quinze, seize et dix-sept avec les demandes qui sont actuellement faites à la Communauté, comme celles de l'Autriche, de la Suède, de la Norvège, de la Finlande, etc...\
QUESTION.- Autre thème de l'actualité, est-ce que les réactions allemandes contre des actions xénophobes et racistes en Allemagne, - réactions des politiques mais aussi des médias et du peuple - ont convaincu les Français et vous-même ?
- LE PRESIDENT.- C'est très impressionnant. Cette mobilisation des femmes et des hommes épris de liberté, ennemis du racisme, est très impressionnante. Ces grandes manifestations avaient une certaine beauté formelle et une foi et une ferveur qui m'ont beaucoup impressionné. Alors, je peux dire que cette réaction et des responsables politiques et des masses est extrêmement prometteuse pour le développement de la démocratie en Europe.\
QUESTION.- Existe-t-il une recette contre la montée de la droite, de la droite extrême en Allemagne, en France ou en Europe ?
- LE PRESIDENT.- C'est un fait. Cette montée est surtout impressionnante par son caractère de violence, mais n'a pas encore dépassé des pourcentages certes trop élevés mais encore raisonnables de l'ordre de 12 à 15 % dans certain cas. La seule façon d'y répondre, c'est d'être très exigeant sur le respect des règles de la démocratie et sur la nécessité du progrès. Face à la misère, la faim, l'angoisse, on rencontre ce genre de réactions. Les masses souffrantes se donnent à qui parle le plus fort. Et il faut donc que nous soyons très vigilants sur le développement harmonieux et aussi égalitaire que possible de nos pays.\
QUESTION.- Est-ce que l'amitié franco-allemande, trente ans après le Traité de l'Elysée est profonde, durable et capable de surmonter des difficultés si elles arrivent un jour ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas prophète. Ce que je sais c'est que la question que vous me posez, je l'ai entendue il y a trente, vingt, dix, cinq ans, l'année dernière encore, et pourtant l'amitié franco-allemande a duré, elle a surmonté les obstacles et s'affirme comme une force considérable dans le monde.
- Aujourd'hui, nous avons même uni certaines de nos forces militaires, au-delà même des alliances dans lesquelles nous sommes engagées. Non, je suis de ce point de vue quand même optimiste. Ce qui a été fait a marqué les esprits, a marqué l'Histoire, il n'y a aucune raison que cela ne dure pas. Pour que les responsables de nos pays aient conscience de l'importance des décisions qui ont été prises lors du Traité de l'Elysée, par le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer, puis par nous-mêmes, notamment le Chancelier Kohl et moi, nous avons, pour le 25ème anniversaire, célébré non seulement ce grand souvenir mais également complété le dispositif prévu à l'époque mais qui n'avait pas été appliqué, notamment sur le plan militaire.\
QUESTION.- Vous êtes maintenant, depuis près de douze ans, ici même à l'Elysée. Est-ce que le pouvoir vous plaît ?
- LE PRESIDENT.- Surtout ce qu'on y fait, oui. Si cela ne me plaisait pas je n'y serais pas. J'ai été élu pur cela, à deux reprises. Les années ont passé, bien entendu, j'approche maintenant du terme. Oui, je suis très intéressé par ce que je fais, très passionné même, je n'en éprouve pas de lassitude.
- QUESTION.- Et le poids de la responsabilité tous les jours ?
- LE PRESIDENT.- C'est souvent très lourd, oui, mais je crois que les responsabilités, il y a des hommes qui les aiment et qui en acceptent les périls et, parfois, la souffrance. C'est ainsi. Moi, je ne me plains pas, je n'ai pas de raison de me plaindre et je suis au contraire très reconnaissant aux Français de m'avoir permis d'exercer, pendant presque ces douze années, le pouvoir présidentiel en France, pouvoir de la Présidence de la République, qui est un pouvoir qui s'inscrit en France dans un régime parlementaire.
- QUESTION.- Un Président se sent quelquefois seul devant une décision...
- LE PRESIDENT.- Les grandes décisions ne peuvent se prendre que seul mais il faut qu'elles soient validées par la majorité, ce qui veut dire par des millions de citoyens.\
QUESTION.- La Charente, la famille, Jarnac : quels sont les souvenirs les plus importants de votre jeunesse ?
- LE PRESIDENT.- Ah ! c'est trop difficile à dire... vous me prenez là de court ! Jarnac, parce que j'y suis né, parce que ma famille maternelle y habite dans la même maison depuis un siècle et demi, ce qui signifie des liens très profonds avec la province qui s'appelle la Saintonge et le département la Charente. C'est une petite ville de maisons blanches, sur le bord d'un fleuve qui coule lentement, qui a sa beauté, et qui se jette dans l'Atlantique. Nous ne sommes pas très loin de l'Océan, on en a donc les effluves, l'air marin vient jusque-là , c'est une chaleur un peu lourde en été, les hivers sont beaux : on s'y attache. Ce n'est pas un pays de grand pittoresque, les touristes qui traversent peuvent aller un peu vite sur les routes sans penser qu'on pourrait s'y arrêter durablement. Nous on s'y arrête, déjà depuis plus de 150 ans dans la même maison, et, depuis quelques siècles, dans la même région.
- Ce sont donc des souvenirs très forts. J'ai vécu également dans un autre endroit de Charente, là où vivaient mes grands-parents, en pleine campagne, c'est dire ma connaissance de la nature : le premier village à trois kilomètres de distance, à l'époque pas d'électricité et pas d'eau courante. Il y avait de la lumière mais c'était des mancherons à gaz. L'eau, il fallait aller la chercher à la rivière ou creuser des puits. C'était une idée de la France plus proche, naturellement, du XVIIIème siècle que du XXIème mais où on retrouvait les valeurs permanentes d'un pays un peu immobile. Bien entendu, il fallait aussi aller vers le monde où l'on bouge, où les choses changent, mais c'est une bonne leçon de permanence dont je suis très reconnaissant à mon pays natal. J'y ai vécu une enfance extrêmement heureuse dans une famille nombreuse, où l'on s'entendait bien. Ces choses-là ne se remplacent pas.
- QUESTION.- Vous retournez toujours dans ces pays : Latché, l'océan ?
- LE PRESIDENT.- Latché, c'est différent, c'est dans une région plus au Sud, dans le Golfe de Gascogne, mais ce n'est pas tout à fait indifférent, j'ai choisi cet endroit où se trouve ma maison parce qu'il était pratiquement sur le même itinéraire que la Charente. Quand je vais dans les Landes, je peux toujours - ce que je ne manque pas de faire - m'arrêter en Charente où je retrouve alors beaucoup de mes amis, beaucoup de mes souvenirs, ceux des morts, ceux des vivants, enfin tous ceux qui entourent chacun d'entre nous...\
QUESTION.- Je connais très bien votre amour pour la nature. Est-ce que le Président de la République sait toujours greffer un arbre ?
- LE PRESIDENT.- Je sais bien m'occuper de mes arbres, j'en plante toujours et je veille sur leur santé. Vous savez, un arbre est agressé à tout moment : il y a les oiseaux, les étés trops secs, les étés trop pluvieux, le gel, les insectes, beaucoup d'éléments qui interviennent et puis les tempêtes, qui cassent ou qui arrachent les arbres. C'est comme le reste, c'est une bataille permanente. Il faut veiller. Moi, quand j'arrive, par exemple, là où j'ai fait planter quelques deux cents chênes, il ne me faut pas beaucoup de minutes pour que je sache exactement celui qui est malade. Alors, je m'occupe de lui.\
Je vous remercie de m'avoir invité pour célébrer, à votre façon, le 30ème anniversaire du Traité de l'Elysée. J'en profite pour remercier les responsables politiques et, particulièrement, votre Président, M. von Weizsäcker, et le Chancelier Kohl d'avoir apporté une telle contribution aux travaux que nous avons menés à bien et le peuple allemand que j'ai toujours plaisir à rencontrer.\