9 décembre 1992 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au "Financial Times", sur le conseil européen d'Edimbourg, les répercussions du rejet danois du traité de l'Union européenne, le financement et l'élargissement de la CEE et sur le conflit en Yougoslavie, le 9 décembre 1992.
QUESTION.- Le processus d'intégration européenne paraît en panne pour le moment. Monsieur le Président, est-ce que vous avez le sentiment qu'avec tous ces problèmes de turbulence monétaire, de désaccord au GATT et aussi ces lenteurs britannique et danoise pour la ratification du traité, le travail de votre vie politique est en train de vous échapper ?
- LE PRESIDENT.- N'exagérons rien ! l'Europe n'est pas en panne.
- Dix pays sur douze ont ratifié. L'un s'est prononcé contre. Le Danemark doit tenir compte de l'avis de son peuple. Il essaye de trouver une solution aussi positive que possible et l'on s'efforce de lui faciliter la tâche mais il est maître de ses décisions. Quant à la Grande-Bretagne, elle n'a pas terminé son processus. Elle prendra du retard. Il ne faudrait pas que ce retard soit trop important, mais moi je ne désespère pas du tout de voir la Grande-Bretagne adhérer au traité que le chef de son gouvernement a signé. Non, l'Europe n'est pas en panne.
- QUESTION.- Qu'entendez-vous par "la Grande-Bretagne ne devrait pas prendre un retard important" ?
- LE PRESIDENT.- Normalement, il aurait fallu que le traité fût ratifié avant le 1er janvier prochain. Cela ne sera pas le cas. Ce n'est pas à moi de fixer un délai, mais je pense qu'un trimestre de plus ne serait pas catastrophique. Quant aux turbulences monétaires actuelles, elles prouvent plutôt qu'une monnaie unique serait un facteur de stabilité puisqu'il ne serait plus possible de spéculer sur la différence entre les monnaies européennes.
- Le GATT, c'est tout à fait différent. Le traité de Maastricht est signé, le traité du GATT est en négociation. On bute surtout sur les questions agricoles dans l'affaire du GATT alors que le traité de Maastricht n'y fait même pas allusion. Bien entendu, sur un plan plus général, il peut y avoir certaines répercussions d'un traité sur l'autre mais il n'y a pas de rapport direct entre eux.
- QUESTION.- Pour revenir à la question de l'Union européenne, est-ce que vous ne pensez pas que cela a été un peu trop ambitieux de fixer un délai comme le traité de Maastricht le fait ?
- LE PRESIDENT.- Le délai s'imposait de lui-même. C'est en décembre 1985 que nous avons décidé, à Luxembourg, qu'à partir du 1er janvier 1993 s'ouvrirait un marché unique entre les Douze. Ce marché unique avait besoin d'être accompagné par des règles. Le traité de Maastricht a précisémment pour objet de fixer ces règles, pour que ce marché libre ne soit pas simplement l'anarchie. La date du 1er janvier s'imposait et je ne crois pas que nous ayons été exagérément optimistes. Deux pays ont des difficultés, c'est ainsi. Nous traiterons les problèmes l'un après l'autre.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a des choses que vous auriez faites différemment ?
- LE PRESIDENT.- Je ne crois pas, non. Le 1er janvier 1993 était la date butoir. Sept ans, c'était raisonnable. Plus on l'aurait retardée, moins cela aurait marché. Il fallait qu'il y eût une convention assez rigoureuse entre nous et je vous répète que dix pays sur douze se sont imposé cette discipline.
- QUESTION.- Vous dites "sans l'union monétaire, le marché unique aurait échoué" ?
- LE PRESIDENT.- Non, pas seulement en raison de l'union monétaire. Examinez l'ensemble des dispositions du traité de Maastricht : elles sont considérables, y compris sur le plan de la sécurité publique. Le traité de Luxembourg ne répondait à aucune des questions qu'on se pose et auxquelles on essaye de répondre, par exemple au travers des accords de Schengen. C'était une sorte d'Europe ouverte à tous vents.\
QUESTION.- Sur la ratification de la France, n'était-ce pas une erreur tactique d'avoir provoqué un référendum ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi une erreur ? Cela a marché.
- QUESTION.- C'était un grand pari, cela a marché tout juste.
- LE PRESIDENT.- Cela n'était pas une erreur, cela a marché. "Tout juste", qu'est-ce que cela veut dire ?
- QUESTION.- Le "petit oui" français...
- LE PRESIDENT.- Pourquoi l'appelez-vous un "petit oui" ? Il y a eu une différence de voix plus importante que celle par laquelle M. Kennedy a battu M. Nixon. Pourtant c'est bien M. Kennedy qui a été président des Etats-Unis à ce moment-là. C'était également par une marge plus importante que le non danois. Alors, c'est un "gros non" danois et un "petit oui" français ?
- QUESTION.- Mais quand même, cela a créé un forte surprise pour vous comme pour beaucoup d'autres ?
- LE PRESIDENT.- Non. Mes collaborateurs savent que je ne n'ai jamais attendu plus de 52 %. Le résultat a été de 51,04 %. Au Parlement, c'est vrai, j'aurais disposé des 4/5èmes des suffrages des parlementaires. Mais il est beaucoup plus important que ce soit le peuple qui ait adopté le traité.
- QUESTION.- Oui, mais la campagne a déclenché la première des crises monétaires depuis...
- LE PRESIDENT.- Nous ne parlons pas de la même chose, excusez-moi ! Le vote par référendum est sans relation avec cette crise. Non, c'était une très bonne, une très belle campagne et 70 % des Français ont participé à ce scrutin, c'est-à-dire que nous sommes revenus à des pourcentages comme on n'en connaissait plus depuis longtemps. Je crois que cela a été très salutaire.\
QUESTION.- Quant au sommet d'Edimbourg, quelles sont vos attentes ? Qu'attendez-vous de ce sommet pour qu'il ne soit pas décrit comme un échec ?
- LE PRESIDENT.- C'est à vous de me le dire ! J'espère qu'on n'attend pas, par exemple, du sommet d'Edimbourg qu'il permette l'accord du GATT parce que ce n'est pas du tout son objet. Le GATT est en dehors de l'ordre du jour. Ce n'est pas prévu en tout cas et il est normal que ce ne le soit pas puisque le GATT, c'est une négociation avec les Américains et de très nombreux autres pays tandis qu'Edimbourg c'est une négociation entre les douze pays de la Communauté. C'est tout à fait différent.
- QUESTION.- Et vous allez rencontrer M. Major avant ?
- LE PRESIDENT.- Il m'a invité à venir passer la soirée avec lui, jeudi prochain, la veille du Conseil, j'y serai.
- QUESTION.- Le problème danois n'est-il pas le plus difficile ?
- LE PRESIDENT.- Nous sommes nombreux à ne pas accepter l'ouverture d'une nouvelle négociation. En revanche, sur beaucoup de questions, nous serons souples. Mais pas sur certains points : on ne peut pas appliquer le traité moins la monnaie commune, moins la banque centrale, moins la politique étrangère commune. Ce n'est pas possible.
- QUESTION.- Pensez-vous que les propositions britanniques à ce sujet soient la base d'un accord ?
- LE PRESIDENT.- Je répète que je souhaite moi aussi que les Danois nous rejoignent mais sans nouvelle négociation du traité.
- QUESTION.- Et sur le budget ?
- LE PRESIDENT.- Il y a une discussion sur les crédits qui seront affectés au budget dit de cohésion, destinés à aider les pays et les régions qui souffrent d'un retard économique. Certains pays demandent beaucoup, d'autres proposent beaucoup moins. On arrivera à un accord.
- QUESTION.- Il y a eu des critiques assez vives de la Présidence britannique : un de vos ministres `Dominique Strauss-Kahn`...
- LE PRESIDENT.- Il s'en est excusé, il a eu tort d'aller si loin. On peut discuter la façon de faire de tel ou tel. Mais de là à porter un jugement péjoratif sur la Présidence de M. Major, il y a une distance qu'il serait injuste de franchir.
- QUESTION.- Vous l'avez critiqué d'être un peu trop prudent car il a traité sa victoire de la Chambre des Communes presque comme une défaite.
- LE PRESIDENT.- Non, je n'ai pas dit cela. J'ai dit simplement qu'il ne fallait pas que la politique britannique se mette à la remorque de la politique danoise. Quand j'ai vu le Royaume-Uni dire ou sembler dire qu'il ne se déterminera qu'après une deuxième réponse danoise, cela m'a surpris. D'ailleurs, je ne vois pas très bien la Grande-Bretagne soumettre sa décision à celle d'un autre pays.\
QUESTION.- Vous avez dit que dix pays ont ratifié mais la possibilité reste que les deux autres ne ratifient pas ? LE PRESIDENT.- On verra à ce moment-là. Il y aura d'autres pays qui adhéreront.
- QUESTION.- Mais le traité doit être ratifié par les Douze sinon il n'existe pas.
- LE PRESIDENT.- Les ministres des affaires étrangères ont déjà débattu plusieurs fois de ce sujet et ont pensé qu'il serait possible juridiquement de s'adapter. Pour l'instant, la question n'est posée que par rapport au Danemark. Quant à la réponse anglaise, on ne la connait pas encore aujourd'hui.
- QUESTION.- On peut adapter le traité à un nombre de pays plus limité ?
- LE PRESIDENT.- Juridiquement, je pense que oui. Il faut certainement modifier un élément, non pas de fond, mais de forme. On ne peut pas s'opposer à la volonté d'un pays qui refuse le traité. Personne n'exclut le Danemark. On n'a pas le droit de l'exclure, c'est lui-même qui a dit non.
- QUESTION.- Alors, ce serait d'une certaine façon un nouveau traité ?
- LE PRESIDENT.- On peut discuter à perte de vue mais moi je ne prendrai pas cette expression à mon compte : ce ne sera pas un nouveau traité, ce sera le traité de Maastricht.
- QUESTION.- Mais si le Danemark a dit non à Maastricht, et que les autres ont dit oui, serait-il toujours membre ?
- LE PRESIDENT.- Dans l'état actuel des choses, oui. Il n'y a aucune raison de le chasser de l'endroit où il se trouve. Naturellement quand Maastricht sera mis en application, il y aura là une situation disparate qui nécessitera des aménagements.
- QUESTION.- Et s'il y a un échec danois et britannique ?
- LE PRESIDENT.- Tant que les Britanniques ne se seront pas prononcés, je ne raisonnerai pas sur leur refus. Je préfère raisonner sur leur acceptation. Le traité a été très longuement négocié. On a beaucoup discuté, on ne va pas refaire tout cela. On n'a pas besoin de deux traités pour un. Puisque ce traité existe, qu'il a été signé, pourquoi aller chercher ailleurs ? C'est le fruit d'un grand travail.\
QUESTION.- Est-il absolument nécessaire d'avoir cette perspective d'union monétaire ou bien est-ce que la France peut poursuivre une union plus limitée avec l'Allemagne et les pays du Bénélux ?
- LE PRESIDENT.- Nous nous sommes engagés sur le traité de Maastricht. Mais ce que je veux dire en réponse à votre question que je crois bien comprendre, c'est que le refus des pays en question n'arrêterait pas la construction européenne telle qu'elle a été conçue.
- QUESTION.- L'axe franco-allemand sera essentiel pour poursuivre la construction...
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas d'axe franco-allemand. Il y a une solidarité qui est partagée par d'autres pays. La vieille Europe des Six, plus l'Europe et le Portugal, se trouve tout à fait sur la même longueur d'onde.
- QUESTION.- Il y a eu encore des pressions sur le franc. Est-ce que vous croyez nécessaire, dans les mois ou semaines à venir, d'aller vers une bande de fluctuations plus étroite avec le mark pour restaurer la confiance ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons répété l'autre jour à Bonn que nous défendions en commun, Allemands et Français, la parité du mark et du franc. Nous n'avons pas l'intention d'en changer car la situation économique de la France est une bonne situation. Pourquoi y aurait-il nécessité de dévaluer par exemple ? Ce serait vraiment artificiel. Ce ne serait pas l'effet réel de la spéculation. Cela ne correspondrait pas au mouvement des affaires.
- QUESTION.- Les doutes reviennent.
- LE PRESIDENT.- Non, c'est la spéculation qui revient !
- QUESTION.- Elle exploite les doutes.
- LE PRESIDENT.- Non, elle les crée. Les indices sont connus. Les indices économiques français, il n'y a pas de doute sur eux : ce sont les meilleurs, à l'heure actuelle, dans l'Europe communautaire.
- QUESTION.- Il y a aussi des pressions qui viennent du chômage.
- LE PRESIDENT.- Cela, c'est un autre domaine, certes dramatique mais c'est un problème d'ordre social et qui est pratiquement posé dans la plupart des autres pays. L'Allemagne et l'Angleterre de ce point de vue ont des situations comparables à la France. La progression du chômage au cours de cette dernière année est plus forte dans ces pays qu'en France.
- QUESTION.- Ils n'ont pas des élections si proches.
- LE PRESIDENT.- C'est sûr. Et alors ? Ce gouvernement gardera exactement la même attitude économique que celle qui est la sienne depuis le début.
- QUESTION.- Il y a aussi l'industrie qui risque de perdre un peu la compétitivité. Les autres taux de change sont en baisse et le franc reste le même.
- LE PRESIDENT.- C'est vrai que les dévaluations de la livre et de la lire leur donnent des facilités mais la dévaluation n'a jamais été considérée comme une bonne politique. Cela peut apporter certains avantages à un moment donné mais au total ce n'est pas une bonne chose pour l'économie. Le choix français est finalement meilleur.
- QUESTION.- Vous ne voyez pas de besoin de bandes plus étroites, par exemple.
- LE PRESIDENT.- On peut en discuter. Mais je n'en vois pas la nécessité.\
QUESTION.- Le non de la Suisse complique-t-il le problème de l'élargissement ?
- LE PRESIDENT.- Non. La Suisse vient de dire non à l'Espace économique européen, elle n'a pas dit non à l'adhésion à la Communauté. Elle le dirait sans doute. Les pays clairement demandeurs sont l'Autriche, la Suède, la Finlande et la Norvège. C'est à ces pays qu'il faut répondre. La réponse sera favorable. Quand on dit avancer l'élargissement, cela signifie qu'au lieu de le décider pour 94, on peut déjà l'examiner pour 93.
- QUESTION.- Alors on peut amorcer le processus ?
- LE PRESIDENT.- C'est toujours un peu lent, un processus diplomatique. Je pense que l'année 93 devrait suffire pour mettre les instruments diplomatiques en ordre.
- QUESTION.- On a l'impression que vous êtes beaucoup plus disposé à l'élargissement que dans le passé ?
- LE PRESIDENT.- J'y suis très favorable. Mais la discussion s'était portée sur un autre élargissement, l'élargissement aux pays de l'Est. Il ne s'agit pas de leur fermer la porte mais ils ne sont pas en état d'entrer dans la Communauté, de supporter les disciplines de la Communauté. Cela se fera, je l'espère plus tard. Cela ne nous empêchera pas entre temps de négocier des accords d'association de plus en plus étroits et d'ouvrir le champ politique. En revanche, les quatre pays que j'ai cités Autriche, Suède, Finlande, Norvège, sont des pays dont le revenu moyen par tête d'habitant et les taux de production sont comparables à la plupart des pays de la Communauté. Ce n'est pas un changement de nature d'un pays à l'autre et leur situation est même meilleure que celle de certains membres de la Communauté.
- QUESTION.- Ils portent avec eux un problème, celui de la neutralité.
- LE PRESIDENT.- C'est un problème pour eux. S'ils estiment devoir faire, malgré ce problème réel pour eux, une demande d'adhésion, c'est leur affaire, pas la nôtre.
- QUESTION.- Est-ce que vous considérez l'élargissement comme inévitable ?
- LE PRESIDENT.- Comme souhaitable. D'ailleurs, le problème de la neutralité, l'Irlande l'a résolu en adhérant il y a déjà quelques années.
- QUESTION.- Mais avec les Danois cela devient un problème plus aigu dès le moment où l'on a une politique commune de défense dans le traité européen.
- LE PRESIDENT.- Je suis pour l'élargissement aux pays qui le demandent. Je ne suis pas pour l'élargissement aux pays qui ne le demandent pas.
- QUESTION.- Où seront les frontières physiques de l'Europe dans l'avenir ?
- LE PRESIDENT.- Idéalement aux frontières géographiques. Mais les frontières sont politiques aussi entre les pays démocratiques et ceux qui ne le sont pas. Les pays démocratiques de l'est et du centre de l'Europe, ont vocation à rejoindre l'Union européenne un jour.
- QUESTION.- Les pays baltes et balkaniques aussi ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi pas ? S'ils sont démocratiques et s'ils réussissent leur reconversion économique.
- QUESTION.- La Russie, non ?
- LE PRESIDENT.- Mais si, pourquoi pas ! Mais on n'en est pas là. C'est une perspective lointaine. Pour l'instant, les problèmes se posent pour chaque pays, ceux que j'ai cités. Sans oublier d'autres demandeurs comme la Turquie, Malte, Chypre...\
QUESTION.- Pour faire accepter les prévisions de Maastricht dans l'opinion publique, ne faudrait-il pas aussi une stimulation économique ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons parlé avec les Allemands d'une initiative de croissance pour développer les grands travaux, les infrastructures, les moyens de communication, tout ce qui permet de mettre des gens au travail pour des travaux d'utilité publique.
- QUESTION.- Comment concilier cela avec la rigueur budgétaire ?
- LE PRESIDENT.- C'est compatible. Il ne faut pas dépasser la ligne de flottaison et faire n'importe quoi. Mais avec une bonne politique économique, on peut quand même développer la croissance par des travaux d'intérêt public.
- QUESTION.- Par des dépenses additionnelles.
- LE PRESIDENT.- Des dépenses qui rapporteront. C'est utile d'avoir un peu plus vite un TGV, un canal, une autoroute, des équipements en somme ! Sans pour autant retomber dans l'inflation.
- QUESTION.- Acceptez-vous l'augmentation des fonds de cohésion ?
- LE PRESIDENT.- Je suis favorable à l'augmentation de ces fonds. J'y ai toujours été favorable. Bien sûr, il faut être raisonnable. La France contribue beaucoup à la Communauté. Nous ne pouvons pas accepter tout ce qui nous est demandé, mais nous sommes prêts à accepter beaucoup.
- QUESTION.- La meilleure recette pour relancer la croissance serait une réduction des taux d'intérêt en Allemagne, n'est-ce pas ?
- LE PRESIDENT.- Si vous voulez bien vous faire nos interprètes, je vous en serais reconnaissant.
- QUESTION.- Vous êtes, monsieur le Président, vraiment le mieux placé pour faire pression et expliquer les choses aux Allemands.
- LE PRESIDENT.- Je respecte leur politique parce que je sais qu'ils ont des obligations impérieuses extrêmement lourdes à porter. Mais je pense qu'une détente sur les taux d'intérêt de l'argent serait essentielle à la reprise économique.
- QUESTION.- Vous avez eu des assurances à cet égard ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas dire cela. C'est un sujet qui revient constamment dans nos conversations. Il appartient aux Allemands de se prononcer.\
QUESTION.- Sur le GATT est-ce que vous attendez une décision pour mars ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, nous ne sommes pas d'accord sur les propositions agricoles. Ensuite, tant qu'on n'aura pas discuté sérieusement de tous les autres secteurs, et ils sont nombreux, on ne pourra pas conclure.
- QUESTION.- Si les Américains et les autres font plus de concessions sur les services, les tarifs, la France pourrait-elle donner un accord global ?
- LE PRESIDENT.- Ce ne serait pas suffisant. Ce serait nécessaire mais cela ne serait pas suffisant. Il faudrait également des modifications aux propositions qui sont faites sur le plan agricole.
- QUESTION.- Et sans cela vous opposerez le veto ?
- LE PRESIDENT.- On n'en est pas là. On est en pleine négociation.
- QUESTION.- Mais on a beaucoup évoqué le veto lors du débat au Parlement ?
- LE PRESIDENT.- Certains ont demandé qu'on oppose le veto tout de suite. Ceux qui l'ont demandé sont les mêmes qui ont accepté les conditions américaines en 1962 et en 1967, sans poser de veto ni de conditions et qui nous ont mis dans cette situation d'aujourd'hui.
- QUESTION.- Monsieur Bérégovoy a dit qu'il y aura un veto dès le moment où il y aura un texte juridique sur la table.
- LE PRESIDENT.- Si on nous refuse toute concession, bien entendu, nous serons obligés d'agir avec une grande fermeté.
- QUESTION.- Sur l'importance du vote agricole en France, beaucoup de gens disent que c'est vraiment démesuré.
- LE PRESIDENT.- Oui, si c'était une simple question électorale, vous auriez raison. Mais c'est une question de justice, simplement, à l'égard de l'effort de production des agriculteurs français qui ont quand même réussi à bâtir la deuxième puissance agricole mondiale. Cela représente aussi un certain type de civilisation auquel nous tenons.
- QUESTION.- Il y a aussi les intérêts des exportateurs industriels.
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est sûr, il y a là une contradiction. La plupart des industriels souhaitent qu'il y ait un accord rapide.
- QUESTION.- Il n'ont pas le même poids politique en France ?
- LE PRESIDENT.- Si, ils ont beaucoup de poids politique. Mais, le problème c'est d'être juste. Nous n'avons pas de raison de sacrifier notre agriculture et d'aboutir à un accord qui ne serait pas raisonnable. On a déjà accepté la réforme de la politique agricole commune qui était difficile à faire admettre.
- QUESTION.- Les négociations sur le dossier de l'agriculture entre l'Europe et les Etats-Unis seront-elles reprises ?
- LE PRESIDENT.- C'est ce que nous demandons.\
QUESTION.- Une question sur la Yougoslavie. Je crois qu'on va en discuter à Edimbourg. Il y a des pressions croissantes pour une intervention plus directe...
- LE PRESIDENT.- A Lisbonne, j'ai proposé, comme l'avaient fait les Italiens, qu'il puisse y avoir une intervention militaire d'accompagnement de l'action humanitaire. On peut étudier cela.
- QUESTION.- Vous ne croyez pas que c'est nécessaire ? Comme en Somalie ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais en Somalie, nous agissons avec les Américains. En Bosnie, je n'ai pas entendu dire que les Américains étaient prêts à envoyer des troupes. En Europe, les Allemands sont empêchés de le faire par leur Constitution. Les Britanniques n'y tiennent pas. Il y aurait donc beaucoup de problèmes à résoudre.
- QUESTION.- Vous avez maintenant, je crois, 4000 soldats français en Yougoslavie...
- LE PRESIDENT.- Oui, on en a beaucoup, plus près de 5000 que de 4000. On en a aussi au Cambodge et dans beaucoup de pays d'Afrique.
- QUESTION.- Est-ce que vous êtes prêt à leur donner une tâche plus spécifique, plus active ?
- LE PRESIDENT.- Pour la protection et l'accompagnement des convois humanitaires, oui. Mais, naturellement, si les Nations unies le décident. Nous sommes à la disposition des Nations unies.
- QUESTION.- La France a demandé au Conseil de Sécurité d'avoir une action ferme.
- LE PRESIDENT.- Nous l'avons déjà demandé au Conseil européen de Lisbonne, c'était au mois de juin.
- QUESTION.- N'êtes-vous pas impatient devant les lenteurs de vos partenaires communautaires ?
- LE PRESIDENT.- Nous constatons, c'est tout.
- QUESTION.- Vous donnez l'impression d'être plus optimiste que d'autres sur la situation de l'Europe et l'avenir de l'Europe.
- LE PRESIDENT.- C'est difficile. L'optimisme, c'est un mot que je n'emploie pas. Ce n'est pas parce que je serai optimiste ou pessimiste que les choses changeront. Je les aborde autant que possible avec des yeux ouverts, et la volonté politique d'aboutir, de réussir, avec la passion de l'avenir.
- QUESTION.- Vous sentez-vous une responsabilité personnelle pour relancer le processus et vous sentez-vous en bonne santé pour le faire ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite, en effet, contribuer à la relance du processus. Est-ce que je me sens en bonne santé ? Oui, mais, naturellement, j'ai compris que j'étais mortel. Tant que je serai valide, pourquoi n'accomplirais-je pas ma tâche ?\
- LE PRESIDENT.- N'exagérons rien ! l'Europe n'est pas en panne.
- Dix pays sur douze ont ratifié. L'un s'est prononcé contre. Le Danemark doit tenir compte de l'avis de son peuple. Il essaye de trouver une solution aussi positive que possible et l'on s'efforce de lui faciliter la tâche mais il est maître de ses décisions. Quant à la Grande-Bretagne, elle n'a pas terminé son processus. Elle prendra du retard. Il ne faudrait pas que ce retard soit trop important, mais moi je ne désespère pas du tout de voir la Grande-Bretagne adhérer au traité que le chef de son gouvernement a signé. Non, l'Europe n'est pas en panne.
- QUESTION.- Qu'entendez-vous par "la Grande-Bretagne ne devrait pas prendre un retard important" ?
- LE PRESIDENT.- Normalement, il aurait fallu que le traité fût ratifié avant le 1er janvier prochain. Cela ne sera pas le cas. Ce n'est pas à moi de fixer un délai, mais je pense qu'un trimestre de plus ne serait pas catastrophique. Quant aux turbulences monétaires actuelles, elles prouvent plutôt qu'une monnaie unique serait un facteur de stabilité puisqu'il ne serait plus possible de spéculer sur la différence entre les monnaies européennes.
- Le GATT, c'est tout à fait différent. Le traité de Maastricht est signé, le traité du GATT est en négociation. On bute surtout sur les questions agricoles dans l'affaire du GATT alors que le traité de Maastricht n'y fait même pas allusion. Bien entendu, sur un plan plus général, il peut y avoir certaines répercussions d'un traité sur l'autre mais il n'y a pas de rapport direct entre eux.
- QUESTION.- Pour revenir à la question de l'Union européenne, est-ce que vous ne pensez pas que cela a été un peu trop ambitieux de fixer un délai comme le traité de Maastricht le fait ?
- LE PRESIDENT.- Le délai s'imposait de lui-même. C'est en décembre 1985 que nous avons décidé, à Luxembourg, qu'à partir du 1er janvier 1993 s'ouvrirait un marché unique entre les Douze. Ce marché unique avait besoin d'être accompagné par des règles. Le traité de Maastricht a précisémment pour objet de fixer ces règles, pour que ce marché libre ne soit pas simplement l'anarchie. La date du 1er janvier s'imposait et je ne crois pas que nous ayons été exagérément optimistes. Deux pays ont des difficultés, c'est ainsi. Nous traiterons les problèmes l'un après l'autre.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a des choses que vous auriez faites différemment ?
- LE PRESIDENT.- Je ne crois pas, non. Le 1er janvier 1993 était la date butoir. Sept ans, c'était raisonnable. Plus on l'aurait retardée, moins cela aurait marché. Il fallait qu'il y eût une convention assez rigoureuse entre nous et je vous répète que dix pays sur douze se sont imposé cette discipline.
- QUESTION.- Vous dites "sans l'union monétaire, le marché unique aurait échoué" ?
- LE PRESIDENT.- Non, pas seulement en raison de l'union monétaire. Examinez l'ensemble des dispositions du traité de Maastricht : elles sont considérables, y compris sur le plan de la sécurité publique. Le traité de Luxembourg ne répondait à aucune des questions qu'on se pose et auxquelles on essaye de répondre, par exemple au travers des accords de Schengen. C'était une sorte d'Europe ouverte à tous vents.\
QUESTION.- Sur la ratification de la France, n'était-ce pas une erreur tactique d'avoir provoqué un référendum ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi une erreur ? Cela a marché.
- QUESTION.- C'était un grand pari, cela a marché tout juste.
- LE PRESIDENT.- Cela n'était pas une erreur, cela a marché. "Tout juste", qu'est-ce que cela veut dire ?
- QUESTION.- Le "petit oui" français...
- LE PRESIDENT.- Pourquoi l'appelez-vous un "petit oui" ? Il y a eu une différence de voix plus importante que celle par laquelle M. Kennedy a battu M. Nixon. Pourtant c'est bien M. Kennedy qui a été président des Etats-Unis à ce moment-là. C'était également par une marge plus importante que le non danois. Alors, c'est un "gros non" danois et un "petit oui" français ?
- QUESTION.- Mais quand même, cela a créé un forte surprise pour vous comme pour beaucoup d'autres ?
- LE PRESIDENT.- Non. Mes collaborateurs savent que je ne n'ai jamais attendu plus de 52 %. Le résultat a été de 51,04 %. Au Parlement, c'est vrai, j'aurais disposé des 4/5èmes des suffrages des parlementaires. Mais il est beaucoup plus important que ce soit le peuple qui ait adopté le traité.
- QUESTION.- Oui, mais la campagne a déclenché la première des crises monétaires depuis...
- LE PRESIDENT.- Nous ne parlons pas de la même chose, excusez-moi ! Le vote par référendum est sans relation avec cette crise. Non, c'était une très bonne, une très belle campagne et 70 % des Français ont participé à ce scrutin, c'est-à-dire que nous sommes revenus à des pourcentages comme on n'en connaissait plus depuis longtemps. Je crois que cela a été très salutaire.\
QUESTION.- Quant au sommet d'Edimbourg, quelles sont vos attentes ? Qu'attendez-vous de ce sommet pour qu'il ne soit pas décrit comme un échec ?
- LE PRESIDENT.- C'est à vous de me le dire ! J'espère qu'on n'attend pas, par exemple, du sommet d'Edimbourg qu'il permette l'accord du GATT parce que ce n'est pas du tout son objet. Le GATT est en dehors de l'ordre du jour. Ce n'est pas prévu en tout cas et il est normal que ce ne le soit pas puisque le GATT, c'est une négociation avec les Américains et de très nombreux autres pays tandis qu'Edimbourg c'est une négociation entre les douze pays de la Communauté. C'est tout à fait différent.
- QUESTION.- Et vous allez rencontrer M. Major avant ?
- LE PRESIDENT.- Il m'a invité à venir passer la soirée avec lui, jeudi prochain, la veille du Conseil, j'y serai.
- QUESTION.- Le problème danois n'est-il pas le plus difficile ?
- LE PRESIDENT.- Nous sommes nombreux à ne pas accepter l'ouverture d'une nouvelle négociation. En revanche, sur beaucoup de questions, nous serons souples. Mais pas sur certains points : on ne peut pas appliquer le traité moins la monnaie commune, moins la banque centrale, moins la politique étrangère commune. Ce n'est pas possible.
- QUESTION.- Pensez-vous que les propositions britanniques à ce sujet soient la base d'un accord ?
- LE PRESIDENT.- Je répète que je souhaite moi aussi que les Danois nous rejoignent mais sans nouvelle négociation du traité.
- QUESTION.- Et sur le budget ?
- LE PRESIDENT.- Il y a une discussion sur les crédits qui seront affectés au budget dit de cohésion, destinés à aider les pays et les régions qui souffrent d'un retard économique. Certains pays demandent beaucoup, d'autres proposent beaucoup moins. On arrivera à un accord.
- QUESTION.- Il y a eu des critiques assez vives de la Présidence britannique : un de vos ministres `Dominique Strauss-Kahn`...
- LE PRESIDENT.- Il s'en est excusé, il a eu tort d'aller si loin. On peut discuter la façon de faire de tel ou tel. Mais de là à porter un jugement péjoratif sur la Présidence de M. Major, il y a une distance qu'il serait injuste de franchir.
- QUESTION.- Vous l'avez critiqué d'être un peu trop prudent car il a traité sa victoire de la Chambre des Communes presque comme une défaite.
- LE PRESIDENT.- Non, je n'ai pas dit cela. J'ai dit simplement qu'il ne fallait pas que la politique britannique se mette à la remorque de la politique danoise. Quand j'ai vu le Royaume-Uni dire ou sembler dire qu'il ne se déterminera qu'après une deuxième réponse danoise, cela m'a surpris. D'ailleurs, je ne vois pas très bien la Grande-Bretagne soumettre sa décision à celle d'un autre pays.\
QUESTION.- Vous avez dit que dix pays ont ratifié mais la possibilité reste que les deux autres ne ratifient pas ? LE PRESIDENT.- On verra à ce moment-là. Il y aura d'autres pays qui adhéreront.
- QUESTION.- Mais le traité doit être ratifié par les Douze sinon il n'existe pas.
- LE PRESIDENT.- Les ministres des affaires étrangères ont déjà débattu plusieurs fois de ce sujet et ont pensé qu'il serait possible juridiquement de s'adapter. Pour l'instant, la question n'est posée que par rapport au Danemark. Quant à la réponse anglaise, on ne la connait pas encore aujourd'hui.
- QUESTION.- On peut adapter le traité à un nombre de pays plus limité ?
- LE PRESIDENT.- Juridiquement, je pense que oui. Il faut certainement modifier un élément, non pas de fond, mais de forme. On ne peut pas s'opposer à la volonté d'un pays qui refuse le traité. Personne n'exclut le Danemark. On n'a pas le droit de l'exclure, c'est lui-même qui a dit non.
- QUESTION.- Alors, ce serait d'une certaine façon un nouveau traité ?
- LE PRESIDENT.- On peut discuter à perte de vue mais moi je ne prendrai pas cette expression à mon compte : ce ne sera pas un nouveau traité, ce sera le traité de Maastricht.
- QUESTION.- Mais si le Danemark a dit non à Maastricht, et que les autres ont dit oui, serait-il toujours membre ?
- LE PRESIDENT.- Dans l'état actuel des choses, oui. Il n'y a aucune raison de le chasser de l'endroit où il se trouve. Naturellement quand Maastricht sera mis en application, il y aura là une situation disparate qui nécessitera des aménagements.
- QUESTION.- Et s'il y a un échec danois et britannique ?
- LE PRESIDENT.- Tant que les Britanniques ne se seront pas prononcés, je ne raisonnerai pas sur leur refus. Je préfère raisonner sur leur acceptation. Le traité a été très longuement négocié. On a beaucoup discuté, on ne va pas refaire tout cela. On n'a pas besoin de deux traités pour un. Puisque ce traité existe, qu'il a été signé, pourquoi aller chercher ailleurs ? C'est le fruit d'un grand travail.\
QUESTION.- Est-il absolument nécessaire d'avoir cette perspective d'union monétaire ou bien est-ce que la France peut poursuivre une union plus limitée avec l'Allemagne et les pays du Bénélux ?
- LE PRESIDENT.- Nous nous sommes engagés sur le traité de Maastricht. Mais ce que je veux dire en réponse à votre question que je crois bien comprendre, c'est que le refus des pays en question n'arrêterait pas la construction européenne telle qu'elle a été conçue.
- QUESTION.- L'axe franco-allemand sera essentiel pour poursuivre la construction...
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas d'axe franco-allemand. Il y a une solidarité qui est partagée par d'autres pays. La vieille Europe des Six, plus l'Europe et le Portugal, se trouve tout à fait sur la même longueur d'onde.
- QUESTION.- Il y a eu encore des pressions sur le franc. Est-ce que vous croyez nécessaire, dans les mois ou semaines à venir, d'aller vers une bande de fluctuations plus étroite avec le mark pour restaurer la confiance ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons répété l'autre jour à Bonn que nous défendions en commun, Allemands et Français, la parité du mark et du franc. Nous n'avons pas l'intention d'en changer car la situation économique de la France est une bonne situation. Pourquoi y aurait-il nécessité de dévaluer par exemple ? Ce serait vraiment artificiel. Ce ne serait pas l'effet réel de la spéculation. Cela ne correspondrait pas au mouvement des affaires.
- QUESTION.- Les doutes reviennent.
- LE PRESIDENT.- Non, c'est la spéculation qui revient !
- QUESTION.- Elle exploite les doutes.
- LE PRESIDENT.- Non, elle les crée. Les indices sont connus. Les indices économiques français, il n'y a pas de doute sur eux : ce sont les meilleurs, à l'heure actuelle, dans l'Europe communautaire.
- QUESTION.- Il y a aussi des pressions qui viennent du chômage.
- LE PRESIDENT.- Cela, c'est un autre domaine, certes dramatique mais c'est un problème d'ordre social et qui est pratiquement posé dans la plupart des autres pays. L'Allemagne et l'Angleterre de ce point de vue ont des situations comparables à la France. La progression du chômage au cours de cette dernière année est plus forte dans ces pays qu'en France.
- QUESTION.- Ils n'ont pas des élections si proches.
- LE PRESIDENT.- C'est sûr. Et alors ? Ce gouvernement gardera exactement la même attitude économique que celle qui est la sienne depuis le début.
- QUESTION.- Il y a aussi l'industrie qui risque de perdre un peu la compétitivité. Les autres taux de change sont en baisse et le franc reste le même.
- LE PRESIDENT.- C'est vrai que les dévaluations de la livre et de la lire leur donnent des facilités mais la dévaluation n'a jamais été considérée comme une bonne politique. Cela peut apporter certains avantages à un moment donné mais au total ce n'est pas une bonne chose pour l'économie. Le choix français est finalement meilleur.
- QUESTION.- Vous ne voyez pas de besoin de bandes plus étroites, par exemple.
- LE PRESIDENT.- On peut en discuter. Mais je n'en vois pas la nécessité.\
QUESTION.- Le non de la Suisse complique-t-il le problème de l'élargissement ?
- LE PRESIDENT.- Non. La Suisse vient de dire non à l'Espace économique européen, elle n'a pas dit non à l'adhésion à la Communauté. Elle le dirait sans doute. Les pays clairement demandeurs sont l'Autriche, la Suède, la Finlande et la Norvège. C'est à ces pays qu'il faut répondre. La réponse sera favorable. Quand on dit avancer l'élargissement, cela signifie qu'au lieu de le décider pour 94, on peut déjà l'examiner pour 93.
- QUESTION.- Alors on peut amorcer le processus ?
- LE PRESIDENT.- C'est toujours un peu lent, un processus diplomatique. Je pense que l'année 93 devrait suffire pour mettre les instruments diplomatiques en ordre.
- QUESTION.- On a l'impression que vous êtes beaucoup plus disposé à l'élargissement que dans le passé ?
- LE PRESIDENT.- J'y suis très favorable. Mais la discussion s'était portée sur un autre élargissement, l'élargissement aux pays de l'Est. Il ne s'agit pas de leur fermer la porte mais ils ne sont pas en état d'entrer dans la Communauté, de supporter les disciplines de la Communauté. Cela se fera, je l'espère plus tard. Cela ne nous empêchera pas entre temps de négocier des accords d'association de plus en plus étroits et d'ouvrir le champ politique. En revanche, les quatre pays que j'ai cités Autriche, Suède, Finlande, Norvège, sont des pays dont le revenu moyen par tête d'habitant et les taux de production sont comparables à la plupart des pays de la Communauté. Ce n'est pas un changement de nature d'un pays à l'autre et leur situation est même meilleure que celle de certains membres de la Communauté.
- QUESTION.- Ils portent avec eux un problème, celui de la neutralité.
- LE PRESIDENT.- C'est un problème pour eux. S'ils estiment devoir faire, malgré ce problème réel pour eux, une demande d'adhésion, c'est leur affaire, pas la nôtre.
- QUESTION.- Est-ce que vous considérez l'élargissement comme inévitable ?
- LE PRESIDENT.- Comme souhaitable. D'ailleurs, le problème de la neutralité, l'Irlande l'a résolu en adhérant il y a déjà quelques années.
- QUESTION.- Mais avec les Danois cela devient un problème plus aigu dès le moment où l'on a une politique commune de défense dans le traité européen.
- LE PRESIDENT.- Je suis pour l'élargissement aux pays qui le demandent. Je ne suis pas pour l'élargissement aux pays qui ne le demandent pas.
- QUESTION.- Où seront les frontières physiques de l'Europe dans l'avenir ?
- LE PRESIDENT.- Idéalement aux frontières géographiques. Mais les frontières sont politiques aussi entre les pays démocratiques et ceux qui ne le sont pas. Les pays démocratiques de l'est et du centre de l'Europe, ont vocation à rejoindre l'Union européenne un jour.
- QUESTION.- Les pays baltes et balkaniques aussi ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi pas ? S'ils sont démocratiques et s'ils réussissent leur reconversion économique.
- QUESTION.- La Russie, non ?
- LE PRESIDENT.- Mais si, pourquoi pas ! Mais on n'en est pas là. C'est une perspective lointaine. Pour l'instant, les problèmes se posent pour chaque pays, ceux que j'ai cités. Sans oublier d'autres demandeurs comme la Turquie, Malte, Chypre...\
QUESTION.- Pour faire accepter les prévisions de Maastricht dans l'opinion publique, ne faudrait-il pas aussi une stimulation économique ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons parlé avec les Allemands d'une initiative de croissance pour développer les grands travaux, les infrastructures, les moyens de communication, tout ce qui permet de mettre des gens au travail pour des travaux d'utilité publique.
- QUESTION.- Comment concilier cela avec la rigueur budgétaire ?
- LE PRESIDENT.- C'est compatible. Il ne faut pas dépasser la ligne de flottaison et faire n'importe quoi. Mais avec une bonne politique économique, on peut quand même développer la croissance par des travaux d'intérêt public.
- QUESTION.- Par des dépenses additionnelles.
- LE PRESIDENT.- Des dépenses qui rapporteront. C'est utile d'avoir un peu plus vite un TGV, un canal, une autoroute, des équipements en somme ! Sans pour autant retomber dans l'inflation.
- QUESTION.- Acceptez-vous l'augmentation des fonds de cohésion ?
- LE PRESIDENT.- Je suis favorable à l'augmentation de ces fonds. J'y ai toujours été favorable. Bien sûr, il faut être raisonnable. La France contribue beaucoup à la Communauté. Nous ne pouvons pas accepter tout ce qui nous est demandé, mais nous sommes prêts à accepter beaucoup.
- QUESTION.- La meilleure recette pour relancer la croissance serait une réduction des taux d'intérêt en Allemagne, n'est-ce pas ?
- LE PRESIDENT.- Si vous voulez bien vous faire nos interprètes, je vous en serais reconnaissant.
- QUESTION.- Vous êtes, monsieur le Président, vraiment le mieux placé pour faire pression et expliquer les choses aux Allemands.
- LE PRESIDENT.- Je respecte leur politique parce que je sais qu'ils ont des obligations impérieuses extrêmement lourdes à porter. Mais je pense qu'une détente sur les taux d'intérêt de l'argent serait essentielle à la reprise économique.
- QUESTION.- Vous avez eu des assurances à cet égard ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas dire cela. C'est un sujet qui revient constamment dans nos conversations. Il appartient aux Allemands de se prononcer.\
QUESTION.- Sur le GATT est-ce que vous attendez une décision pour mars ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, nous ne sommes pas d'accord sur les propositions agricoles. Ensuite, tant qu'on n'aura pas discuté sérieusement de tous les autres secteurs, et ils sont nombreux, on ne pourra pas conclure.
- QUESTION.- Si les Américains et les autres font plus de concessions sur les services, les tarifs, la France pourrait-elle donner un accord global ?
- LE PRESIDENT.- Ce ne serait pas suffisant. Ce serait nécessaire mais cela ne serait pas suffisant. Il faudrait également des modifications aux propositions qui sont faites sur le plan agricole.
- QUESTION.- Et sans cela vous opposerez le veto ?
- LE PRESIDENT.- On n'en est pas là. On est en pleine négociation.
- QUESTION.- Mais on a beaucoup évoqué le veto lors du débat au Parlement ?
- LE PRESIDENT.- Certains ont demandé qu'on oppose le veto tout de suite. Ceux qui l'ont demandé sont les mêmes qui ont accepté les conditions américaines en 1962 et en 1967, sans poser de veto ni de conditions et qui nous ont mis dans cette situation d'aujourd'hui.
- QUESTION.- Monsieur Bérégovoy a dit qu'il y aura un veto dès le moment où il y aura un texte juridique sur la table.
- LE PRESIDENT.- Si on nous refuse toute concession, bien entendu, nous serons obligés d'agir avec une grande fermeté.
- QUESTION.- Sur l'importance du vote agricole en France, beaucoup de gens disent que c'est vraiment démesuré.
- LE PRESIDENT.- Oui, si c'était une simple question électorale, vous auriez raison. Mais c'est une question de justice, simplement, à l'égard de l'effort de production des agriculteurs français qui ont quand même réussi à bâtir la deuxième puissance agricole mondiale. Cela représente aussi un certain type de civilisation auquel nous tenons.
- QUESTION.- Il y a aussi les intérêts des exportateurs industriels.
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est sûr, il y a là une contradiction. La plupart des industriels souhaitent qu'il y ait un accord rapide.
- QUESTION.- Il n'ont pas le même poids politique en France ?
- LE PRESIDENT.- Si, ils ont beaucoup de poids politique. Mais, le problème c'est d'être juste. Nous n'avons pas de raison de sacrifier notre agriculture et d'aboutir à un accord qui ne serait pas raisonnable. On a déjà accepté la réforme de la politique agricole commune qui était difficile à faire admettre.
- QUESTION.- Les négociations sur le dossier de l'agriculture entre l'Europe et les Etats-Unis seront-elles reprises ?
- LE PRESIDENT.- C'est ce que nous demandons.\
QUESTION.- Une question sur la Yougoslavie. Je crois qu'on va en discuter à Edimbourg. Il y a des pressions croissantes pour une intervention plus directe...
- LE PRESIDENT.- A Lisbonne, j'ai proposé, comme l'avaient fait les Italiens, qu'il puisse y avoir une intervention militaire d'accompagnement de l'action humanitaire. On peut étudier cela.
- QUESTION.- Vous ne croyez pas que c'est nécessaire ? Comme en Somalie ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais en Somalie, nous agissons avec les Américains. En Bosnie, je n'ai pas entendu dire que les Américains étaient prêts à envoyer des troupes. En Europe, les Allemands sont empêchés de le faire par leur Constitution. Les Britanniques n'y tiennent pas. Il y aurait donc beaucoup de problèmes à résoudre.
- QUESTION.- Vous avez maintenant, je crois, 4000 soldats français en Yougoslavie...
- LE PRESIDENT.- Oui, on en a beaucoup, plus près de 5000 que de 4000. On en a aussi au Cambodge et dans beaucoup de pays d'Afrique.
- QUESTION.- Est-ce que vous êtes prêt à leur donner une tâche plus spécifique, plus active ?
- LE PRESIDENT.- Pour la protection et l'accompagnement des convois humanitaires, oui. Mais, naturellement, si les Nations unies le décident. Nous sommes à la disposition des Nations unies.
- QUESTION.- La France a demandé au Conseil de Sécurité d'avoir une action ferme.
- LE PRESIDENT.- Nous l'avons déjà demandé au Conseil européen de Lisbonne, c'était au mois de juin.
- QUESTION.- N'êtes-vous pas impatient devant les lenteurs de vos partenaires communautaires ?
- LE PRESIDENT.- Nous constatons, c'est tout.
- QUESTION.- Vous donnez l'impression d'être plus optimiste que d'autres sur la situation de l'Europe et l'avenir de l'Europe.
- LE PRESIDENT.- C'est difficile. L'optimisme, c'est un mot que je n'emploie pas. Ce n'est pas parce que je serai optimiste ou pessimiste que les choses changeront. Je les aborde autant que possible avec des yeux ouverts, et la volonté politique d'aboutir, de réussir, avec la passion de l'avenir.
- QUESTION.- Vous sentez-vous une responsabilité personnelle pour relancer le processus et vous sentez-vous en bonne santé pour le faire ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite, en effet, contribuer à la relance du processus. Est-ce que je me sens en bonne santé ? Oui, mais, naturellement, j'ai compris que j'étais mortel. Tant que je serai valide, pourquoi n'accomplirais-je pas ma tâche ?\