21 novembre 1992 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la télévision israélienne et publiée dans le magazine "Roim-Olam" le 21 novembre 1992, sur la place de la France dans le règlement du conflit israélo-palestinien, la position française lors de la guerre du Golfe et la polémique sur le dépôt d'une gerbe sur la tombe du Maréchal Pétain.
QUESTION.- J'essaie de me placer dans la perspective de votre grand chantier du septennat, c'est-à-dire la nouvelle Europe, la construction européenne, alors permettez-moi de vous demander : Israël appartient à l'Europe à cause de l'histoire ou est-ce que c'est plutôt la périphérie de l'Europe, comment est votre dessein géophilosophique à cet égard ?
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant, j'essaie d'organiser ma conception de l'Europe autour de deux réalités : la première, c'est de donner à la Communauté des Douze - qui peuvent devenir très vite, treize, quatorze ou quinze, qui sont surtout des pays d'Europe occidentale - des structures plus fortes, d'où l'idée partagée avec le Chancelier de la République fédérale d'Allemagne, d'union européenne qui a donné lieu au Traité de Maastricht, actuellement en discussion dans plusieurs pays d'Europe, les autres l'ayant d'ailleurs déjà accepté.
- Deuxièmement, l'effondrement de l'empire communiste qui a libéré des peuples et d'anciennes nations qui avaient été privées de liberté, ou d'autres qui n'avaient jusqu'ici jamais vu le jour sous la domination qu'elles étaient au cours des siècles des empires qui se sont succédés en Europe.
- Donc, le problème d'Israël, c'est-à-dire d'un pays situé par la géographie classique, traditionnelle, au dehors du continent européen, ne s'est pas posé pour moi. Nous avons déjà, au sein de la Communauté, des accords passés avec un certain nombre de pays de la périphérie, notamment Israël, d'ailleurs. Il y en a d'autres avec des pays du Maghreb. Il pourrait y en avoir d'autres encore, mais l'idée d'insérer Israël dans une construction européenne parait évidemment assez ésotérique. Mais c'est vrai aussi que par la culture, par l'influence, par les origines de toutes sortes, spirituelles, intellectuelles, par l'échange des langues, c'est vrai qu'Israël a une situation tout à fait particulière en Europe où on reconnait cet Etat comme un Etat très proche, très semblable, vivant sur un système démocratique qui nous est propre à nous aussi.
- QUESTION.- ... mais c'est la géographie qui prime pour l'instant dans ces considérations ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que la géographie doit remplir sa mission. On enjambe les continents s'il le faut, il ne faut pas avoir la religion de la géographie. Mais c'est elle qui pour l'instant dicte son premier chemin à l'histoire.\
QUESTION.- C'est votre deuxième visite d'Etat en Israël, vous arrivez en plein processus de paix. Quelle est votre opinion sur ce processus-là et de quelle façon croyez-vous que la France peut ou doit être utile, comme vous l'avez dit, à l'époque ?
- LE PRESIDENT.- Les choses sont maintenant enclenchées sur un certain système de négociations que j'ai approuvé dès la Conférence de Madrid. Le processus pouvait paraître difficile mais il est engagé, c'est donc un immense progrès par rapport à une situation qui était restée pratiquement démunie de dialogue et de capacité d'approche pacifique. Donc il faut faire réussir ce qui existe.
- Est-ce que la France peut y prendre part ? L'Europe s'y trouve déjà, un peu associée, pas trop. C'est la Russie (l'importance de la Russie n'est pas négligeable) et elle seule qui se trouve véritablement avec les Etats-Unis d'Amérique parrainer les conversations en cours. Il ne faut pas y mettre, comment dirais-je, de sentiments quelconque d'amertume. Ce qu'il faut, c'est que ça réussisse parce que la paix dans votre région est une condition très importante de la paix dans le monde, et qu'en même temps, les peuples qui sont là, dans votre région, ont bien droit de bénéficier enfin des bienfaits de la paix, de la joie de la paix et d'en finir avec cette guerre active ou larvée qui depuis le début continue de présider aux relations internationales dans cette région.
- Donc, nous sommes à la disposition des uns et des autres. Ce que nous possédons d'influence, nous sommes prêts à la mettre au service de la paix. Si nous pouvons contribuer à la facilité des conversations en raison des relations qui sont les nôtres avec les uns et les autres, nous le ferons. Puisque le processus est engagé, puisque c'est cette voie qui a été choisie, autant la poursuivre jusqu'au succès.\
QUESTION.- Je vous poserai la question différemment si vous permettez : est-ce que le fait qu'il s'agisse finalement d'un seul interlocuteur qui tienne les véritables cartes, je veux dire les Etats-Unis d'Amérique, est-ce que c'est un fait qui vous agace ou qui vous inquiète ?
- LE PRESIDENT.- Cela ne me regarde pas. Les Etats-Unis d'Amérique ne tiennent pas toutes les cartes. A Camp David déjà ils avaient abouti à un accord qui avait réussi pour ce qui touchait à la paix entre l'Egypte et Israël et qui n'a pas réussi en ce qui concerne les Palestiniens. Tant qu'il n'y aura pas d'autres éléments, c'est-à-dire la volonté des belligérants, si on peut les appeler comme cela, et notamment un essai de réconciliation entre Israéliens et Palestiniens, cela ne réussira pas davantage.
- Donc, je n'ai pas à exprimer des sentiments de rivalité à l'égard des Etats-Unis dans une démarche qui, jusqu'ici n'a pas abouti. Au demeurant, si les Etats-Unis d'Amérique peuvent rendre service à la paix là-bas, tant mieux pour tout le monde.
- QUESTION.- Justement, en ce qui concerne la position française...
- LE PRESIDENT.- J'avais oublié de vous dire que j'avais été le seul responsable politique à l'époque de Camp David à approuver ce premier traité.
- QUESTION.- Oui, et pourtant en Israël, on soupçonne, parfois on accuse même la France d'être la seule grande puissance occidentale qui tienne des rapports si proches avec, par exemple, le "leadership de l'OLP".
- LE PRESIDENT.- Si on fait cette accusation, on se trompe parce que moi, par exemple, j'ai reçu M. Yasser Arafat longtemps après la plupart des autres dirigeants européens. On aurait pu me reprocher d'avoir été si lent à le faire. Donc je ne vois pas très bien ce que veut dire cette accusation. Il était allé à Rome, il était allé à Madrid, il était allé dans bien d'autres endroits.
- QUESTION.- La France était la première puissance membre permanent du Conseil de Sécurité.
- LE PRESIDENT.- Ah vous avez parlé de membre permanent ! J'ai été distrait lorsque vous l'avez dit. Alors, cela concerne aussi l'Union soviétique.. Peut-être préférait-on l'Union soviétique à la France ? Je ne sais pas moi ! Mais cela m'étonnerait quand même, de la part de la diplomatie israélienne. Je dis cela uniquement par ironie.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a une évolution dans la position française en ce qui concerne la solution concernant la détresse palestinienne ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas de solution toute faite. Je dis simplement que tant qu'il ne leur sera pas reconnu l'existence sur une terre à définir, en tout cas sur laquelle ils vivent, il n'y aura, vraisemblablement pas, de paix réelle entre deux peuples, en réalité, faits pour s'entendre et qui devraient le faire.
- QUESTION.- La proposition en cours £ l'autonomie, une période intermédiaire de cinq ans..
- LE PRESIDENT.- C'est un gros progrès, et je ne sais pas comment comprendre le mot "intermédiaire" ? Mais enfin, en tout cas, une période transitoire devant déboucher sur autre chose un jour, c'est un progrès. C'est une preuve de bonne volonté de la part de ce gouvernement.\
QUESTION.- Je voudrais revenir un petit peu, avec votre permission, sur tant de malentendus, parfois des soupçons, parfois des accusations qui ont accompagné la période de la guerre du Golfe en ce qui concerne les rapports entre la France et Israël. Comme vous le savez, la France a été accusée, parfois violemment par des hommes politiques en Israël, de jouer une sorte de double jeu, y compris dans les moments les plus dramatiques de l'avant-guerre et de la guerre.
- LE PRESIDENT.- Quel double jeu, s'il vous plaît ?
- QUESTION.- Par exemple pendant les toutes dernières négociations de minuit moins cinq, les toutes dernières minutes avant le déclenchement des hostilités ?
- LE PRESIDENT.- Israël n'était pas mêlé à ces négociations ! Pas du tout.
- QUESTION.- Non, mais en Israël on préparait, à l'époque les masques à gaz..
- LE PRESIDENT.- J'ai parfaitement dit à la tribune des Nations unies quelle était la diplomatie de la France. Elle consistait à rechercher des voies honorables pour la paix, et si la paix, qui passait nécessairement par l'évacuation du Koweit par l'Irak, si cette paix n'était pas possible, c'était la guerre. Et nous avons fait la guerre. Nous avons été un des rares pays occidentaux à faire effectivement la guerre, dont, indiscutablement, après la défaite de l'Irak, la sécurité d'Israël a quand même profité. Alors, où est le double jeu, je ne comprends pas ? Cela n'est pas un double jeu que de préférer la paix à la guerre, et de dire que si la paix échoue on fera la guerre, c'est logique au contraire.
- QUESTION.- L'impression, à quelques jours de l'éclatement des hostilités en Israël, était que l'esprit des compromis...
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas ce que pense Israël, mais je pense qu'un ultimatum avait été fixé. Et que, jusqu'à la fin de l'ultimatum, les chances de la paix devaient être tentées.
- QUESTION.- Vous croyez que les critiques qui ont été portées à l'égard de la France étaient injustes ?
- LE PRESIDENT.- Très injustes, très partiales, très sectaires, très entretenues par une propagande véritablement inamicale. On y a même mêlé des accusations sur la fourniture d'armes. On a dit que les Scuds avaient été améliorés, si l'on peut dire, quant à leur portée, par la technique française, par des Français. Toutes ces accusations, qui se sont révélées totalement infondées, ont quand même créé de l'émotion parmi nos amis israéliens. Cela aussi c'était injuste, et cela m'avait profondément blessé.
- J'ai refusé, pendant tout le temps de ma présidence, tout moyen nucléaire à Saddam Hussein. Le gouvernement français précédent lui, y avait consenti. Je n'ai jamais accepté la reconstitution de quelque force nucléaire ou centrale nucléaire que ce soit, y compris par des méthodes dites civiles. Et c'est ce qui a fait qu'entre Saddam Hussein et moi-même il n'y a jamais eu de contact. C'est le seul responsable de cette région et l'un des rares responsables du monde que je n'ai jamais rencontré.
- QUESTION.- Vous êtes un peu frustré, par exemple comme le Président Bush, quand vous voyez qu'il est toujours au pouvoir à Bagdad ?
- LE PRESIDENT.- Il est certain que je suis très fâché de le voir en mesure de poursuivre une politique brutale à l'égard de larges fractions du peuple irakien, et le cas échéant de pouvoir exercer des menaces pour la paix et l'équilibre de cette région du monde.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous qui avez repéré, et confirmé parmi les premiers, la véritable volonté de réformes de la part de M. Gorbatchev, à l'époque, est-ce que vus n'êtes pas un peu inquiet en voyant comment se développe cette nouvelle Europe de l'Est ?
- LE PRESIDENT.- Inquiet ? Vous savez tout est préférable au système ancien. C'était la perte de la liberté, c'était une dictature extrêmement sévère. C'était, en même temps, une ségrégation très rude à l'égard de nombreux citoyens soviétiques.
- Donc tout était préférable, et il faut bien savoir, l'histoire nous l'apprend, que lorsque s'écroule un régime dur, tous ceux qui ont longtemps aspiré à la liberté, qui voulaient respirer, ouvrir les portes et les fenêtres, ont tendance à les ouvrir toutes à la fois. Ce ne sont pas des courants d'air, ce sont des bourrasques qui traversent la scène du monde.
- C'était inévitable et c'est encore inévitable. Mais tout est préférable à l'état antérieur. Les difficultés que connaissent les peuples anciennement communiste, sont des difficultés angoissantes, mais elles marquent une rupture et cette rupture était souhaitable. Il faut simplement, maintenant, les aider à se tirer d'affaire.
- QUESTION.- Au prix d'un nationalisme parfois étroit...
- LE PRESIDENT.- Non, pas du tout...
- QUESTION.- ... éliminateur, exclusif ?
- LE PRESIDENT.- Pas du tout. Ce nationalisme est tout à fait regrettable.
- QUESTION.- Xénophobie aux dimensions de plus en plus inquiétantes ? C'est-à-dire pas uniquement à l'Est de l'Europe.
- LE PRESIDENT.- Il faut que ces peuples prennent garde à éviter un excessif émiettement une sorte d'encouragement à la rupture brutale, parfois violente, entre des ethnies voisines. Il faut apprendre à se supporter quand on veut vivre. Mais malgré tout, je le répète, toutes ces années de communisme marxiste-léniniste, avaient emprisonné toute une série de réalités qu'on avait parfois fini par oublier, et qui montrent à quel point, après 70 ans, l'âme de ces peuples est restée intacte. Et chacun veut s'affirmer. D'où la difficulté présente. Mais comme cela s'accompagne d'une grande misère économique, - bien entendu, des peuples angoissés par la famine, par le dénuement montrent une sorte de véhémence à s'opposer aussi bien à leur propre gouvernement qu'aux peuples voisins - cela excite les passions. Il faut aider ces peuples.\
QUESTION.- Et en France, monsieur le Président, quand vous voyez 15 % de soutien populaire donné à une famille politique, si j'ose dire, qui prône directement ou indirectement l'exclusion ou la xénophobie, vous croyez que c'est un phénomène passager, vous croyez que la France est sur la bonne voie ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que ça peut être un phénomène passager. La situation de la France est comme celle des pays qui subissent les effets de la crise. Ce n'est pas une crise mondiale, mais c'est une crise qui frappe la plupart des grands pays occidentaux, et qui connaissent des moments d'incertitude. Ce sont les difficultés qui naissent du passage à la phase nouvelle qui s'annonce maintenant. De cela profitent, indiscutablement, les partis ou les formations politiques dont vous parlez. Mais je ne crois pas à leur avenir. La France est un pays fondamentalement équilibré et homogène. J'ai connu, moi-même, dans ma jeunesse, une période qui pouvait être comparée à celle de l'évolution de la France, mais à l'époque cette crise morale, psychologique et politique qui avait amené la création de ligues fascistes était soutenue, tout à côté, par des voisins allemands, espagnols et italiens qui eux-mêmes connaissaient des règimes d'autorité fondés sur des doctrines de ce type. Cela n'existe plus aujourd'hui. Et le facteur européen est un facteur qui apporte un apaisement supplémentaire. On ne peut pas développer la France en dehors de la démocratie, c'est sûr, les gens s'en rendent compte.\
QUESTION.- Et vous pensez un peu à cela dans le contexte de la polémique actuelle autour de la mémoire, la mémoire de Vichy, l'affaire de la gerbe ?
- LE PRESIDENT.- C'est une affaire déjà très ancienne puisqu'elle remonte au temps du Général de Gaulle.
- QUESTION.- Mais vous avez annoncé, il y a quelques jours que vous allez gérer différemment et autrement ?
- LE PRESIDENT.- Oui parce que je vois que l'émotion, dans un certain nombre de milieux, est grande et que d'autre part toutes les révélations qui sont parvenues à notre connaissance, d'une façon historiquement beaucoup plus sûre, ferme, et claire sur l'horreur des arrestations dont le symbole est représenté par l'affaire du Vel' d'Hiv ont ravivé une sensibilité que je comprends, que je partage et qui rend évidemment de plus en plus insupportable cette confrontation de deux périodes de notre histoire. Je veux dire la période de la première guerre mondiale qui a valu à Philippe Pétain de conduire une bataille qui a assuré la liberté de la France, qui a symbolisé toute l'action combattante, et qui a été un grand moment. Et puis, ce qui a suivi, 25 ans plus tard, qui s'identifie à un moment de détresse morale, de destruction physique, de haine raciale, et tout cela sous les regards de l'occupant ennemi, lui-même engagé de la triste aventure nazie.
- QUESTION.- Mais c'était aussi la France ! Vichy était aussi la France !
- LE PRESIDENT.- Vous voulez reprendre cette discussion, qui a lieu tous les jours en France, au nom d'Israël ?
- QUESTION.- Non, je vous pose la question, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Mais cela s'est un problème interne, pas un problème extérieur. J'entends bien que la responsabilité de la France ne soit pas engagée dans cette abominable aventure.
- La République française n'est pas coupable des faits qui se sont produits à une époque où elle avait été, elle-même, abattue. Et abattue comme je vous le disais, il y a un instant, pour donner naissance à un régime qui s'est développé pendant quatre ans sous le contrôle et sous l'autorité d'une puissance ennemie.
- Il n'empêche que les autorités de cette époque ont gravement compromis la réputation de la France. Et cela peut être dit et doit être dit.\
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant, j'essaie d'organiser ma conception de l'Europe autour de deux réalités : la première, c'est de donner à la Communauté des Douze - qui peuvent devenir très vite, treize, quatorze ou quinze, qui sont surtout des pays d'Europe occidentale - des structures plus fortes, d'où l'idée partagée avec le Chancelier de la République fédérale d'Allemagne, d'union européenne qui a donné lieu au Traité de Maastricht, actuellement en discussion dans plusieurs pays d'Europe, les autres l'ayant d'ailleurs déjà accepté.
- Deuxièmement, l'effondrement de l'empire communiste qui a libéré des peuples et d'anciennes nations qui avaient été privées de liberté, ou d'autres qui n'avaient jusqu'ici jamais vu le jour sous la domination qu'elles étaient au cours des siècles des empires qui se sont succédés en Europe.
- Donc, le problème d'Israël, c'est-à-dire d'un pays situé par la géographie classique, traditionnelle, au dehors du continent européen, ne s'est pas posé pour moi. Nous avons déjà, au sein de la Communauté, des accords passés avec un certain nombre de pays de la périphérie, notamment Israël, d'ailleurs. Il y en a d'autres avec des pays du Maghreb. Il pourrait y en avoir d'autres encore, mais l'idée d'insérer Israël dans une construction européenne parait évidemment assez ésotérique. Mais c'est vrai aussi que par la culture, par l'influence, par les origines de toutes sortes, spirituelles, intellectuelles, par l'échange des langues, c'est vrai qu'Israël a une situation tout à fait particulière en Europe où on reconnait cet Etat comme un Etat très proche, très semblable, vivant sur un système démocratique qui nous est propre à nous aussi.
- QUESTION.- ... mais c'est la géographie qui prime pour l'instant dans ces considérations ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que la géographie doit remplir sa mission. On enjambe les continents s'il le faut, il ne faut pas avoir la religion de la géographie. Mais c'est elle qui pour l'instant dicte son premier chemin à l'histoire.\
QUESTION.- C'est votre deuxième visite d'Etat en Israël, vous arrivez en plein processus de paix. Quelle est votre opinion sur ce processus-là et de quelle façon croyez-vous que la France peut ou doit être utile, comme vous l'avez dit, à l'époque ?
- LE PRESIDENT.- Les choses sont maintenant enclenchées sur un certain système de négociations que j'ai approuvé dès la Conférence de Madrid. Le processus pouvait paraître difficile mais il est engagé, c'est donc un immense progrès par rapport à une situation qui était restée pratiquement démunie de dialogue et de capacité d'approche pacifique. Donc il faut faire réussir ce qui existe.
- Est-ce que la France peut y prendre part ? L'Europe s'y trouve déjà, un peu associée, pas trop. C'est la Russie (l'importance de la Russie n'est pas négligeable) et elle seule qui se trouve véritablement avec les Etats-Unis d'Amérique parrainer les conversations en cours. Il ne faut pas y mettre, comment dirais-je, de sentiments quelconque d'amertume. Ce qu'il faut, c'est que ça réussisse parce que la paix dans votre région est une condition très importante de la paix dans le monde, et qu'en même temps, les peuples qui sont là, dans votre région, ont bien droit de bénéficier enfin des bienfaits de la paix, de la joie de la paix et d'en finir avec cette guerre active ou larvée qui depuis le début continue de présider aux relations internationales dans cette région.
- Donc, nous sommes à la disposition des uns et des autres. Ce que nous possédons d'influence, nous sommes prêts à la mettre au service de la paix. Si nous pouvons contribuer à la facilité des conversations en raison des relations qui sont les nôtres avec les uns et les autres, nous le ferons. Puisque le processus est engagé, puisque c'est cette voie qui a été choisie, autant la poursuivre jusqu'au succès.\
QUESTION.- Je vous poserai la question différemment si vous permettez : est-ce que le fait qu'il s'agisse finalement d'un seul interlocuteur qui tienne les véritables cartes, je veux dire les Etats-Unis d'Amérique, est-ce que c'est un fait qui vous agace ou qui vous inquiète ?
- LE PRESIDENT.- Cela ne me regarde pas. Les Etats-Unis d'Amérique ne tiennent pas toutes les cartes. A Camp David déjà ils avaient abouti à un accord qui avait réussi pour ce qui touchait à la paix entre l'Egypte et Israël et qui n'a pas réussi en ce qui concerne les Palestiniens. Tant qu'il n'y aura pas d'autres éléments, c'est-à-dire la volonté des belligérants, si on peut les appeler comme cela, et notamment un essai de réconciliation entre Israéliens et Palestiniens, cela ne réussira pas davantage.
- Donc, je n'ai pas à exprimer des sentiments de rivalité à l'égard des Etats-Unis dans une démarche qui, jusqu'ici n'a pas abouti. Au demeurant, si les Etats-Unis d'Amérique peuvent rendre service à la paix là-bas, tant mieux pour tout le monde.
- QUESTION.- Justement, en ce qui concerne la position française...
- LE PRESIDENT.- J'avais oublié de vous dire que j'avais été le seul responsable politique à l'époque de Camp David à approuver ce premier traité.
- QUESTION.- Oui, et pourtant en Israël, on soupçonne, parfois on accuse même la France d'être la seule grande puissance occidentale qui tienne des rapports si proches avec, par exemple, le "leadership de l'OLP".
- LE PRESIDENT.- Si on fait cette accusation, on se trompe parce que moi, par exemple, j'ai reçu M. Yasser Arafat longtemps après la plupart des autres dirigeants européens. On aurait pu me reprocher d'avoir été si lent à le faire. Donc je ne vois pas très bien ce que veut dire cette accusation. Il était allé à Rome, il était allé à Madrid, il était allé dans bien d'autres endroits.
- QUESTION.- La France était la première puissance membre permanent du Conseil de Sécurité.
- LE PRESIDENT.- Ah vous avez parlé de membre permanent ! J'ai été distrait lorsque vous l'avez dit. Alors, cela concerne aussi l'Union soviétique.. Peut-être préférait-on l'Union soviétique à la France ? Je ne sais pas moi ! Mais cela m'étonnerait quand même, de la part de la diplomatie israélienne. Je dis cela uniquement par ironie.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a une évolution dans la position française en ce qui concerne la solution concernant la détresse palestinienne ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas de solution toute faite. Je dis simplement que tant qu'il ne leur sera pas reconnu l'existence sur une terre à définir, en tout cas sur laquelle ils vivent, il n'y aura, vraisemblablement pas, de paix réelle entre deux peuples, en réalité, faits pour s'entendre et qui devraient le faire.
- QUESTION.- La proposition en cours £ l'autonomie, une période intermédiaire de cinq ans..
- LE PRESIDENT.- C'est un gros progrès, et je ne sais pas comment comprendre le mot "intermédiaire" ? Mais enfin, en tout cas, une période transitoire devant déboucher sur autre chose un jour, c'est un progrès. C'est une preuve de bonne volonté de la part de ce gouvernement.\
QUESTION.- Je voudrais revenir un petit peu, avec votre permission, sur tant de malentendus, parfois des soupçons, parfois des accusations qui ont accompagné la période de la guerre du Golfe en ce qui concerne les rapports entre la France et Israël. Comme vous le savez, la France a été accusée, parfois violemment par des hommes politiques en Israël, de jouer une sorte de double jeu, y compris dans les moments les plus dramatiques de l'avant-guerre et de la guerre.
- LE PRESIDENT.- Quel double jeu, s'il vous plaît ?
- QUESTION.- Par exemple pendant les toutes dernières négociations de minuit moins cinq, les toutes dernières minutes avant le déclenchement des hostilités ?
- LE PRESIDENT.- Israël n'était pas mêlé à ces négociations ! Pas du tout.
- QUESTION.- Non, mais en Israël on préparait, à l'époque les masques à gaz..
- LE PRESIDENT.- J'ai parfaitement dit à la tribune des Nations unies quelle était la diplomatie de la France. Elle consistait à rechercher des voies honorables pour la paix, et si la paix, qui passait nécessairement par l'évacuation du Koweit par l'Irak, si cette paix n'était pas possible, c'était la guerre. Et nous avons fait la guerre. Nous avons été un des rares pays occidentaux à faire effectivement la guerre, dont, indiscutablement, après la défaite de l'Irak, la sécurité d'Israël a quand même profité. Alors, où est le double jeu, je ne comprends pas ? Cela n'est pas un double jeu que de préférer la paix à la guerre, et de dire que si la paix échoue on fera la guerre, c'est logique au contraire.
- QUESTION.- L'impression, à quelques jours de l'éclatement des hostilités en Israël, était que l'esprit des compromis...
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas ce que pense Israël, mais je pense qu'un ultimatum avait été fixé. Et que, jusqu'à la fin de l'ultimatum, les chances de la paix devaient être tentées.
- QUESTION.- Vous croyez que les critiques qui ont été portées à l'égard de la France étaient injustes ?
- LE PRESIDENT.- Très injustes, très partiales, très sectaires, très entretenues par une propagande véritablement inamicale. On y a même mêlé des accusations sur la fourniture d'armes. On a dit que les Scuds avaient été améliorés, si l'on peut dire, quant à leur portée, par la technique française, par des Français. Toutes ces accusations, qui se sont révélées totalement infondées, ont quand même créé de l'émotion parmi nos amis israéliens. Cela aussi c'était injuste, et cela m'avait profondément blessé.
- J'ai refusé, pendant tout le temps de ma présidence, tout moyen nucléaire à Saddam Hussein. Le gouvernement français précédent lui, y avait consenti. Je n'ai jamais accepté la reconstitution de quelque force nucléaire ou centrale nucléaire que ce soit, y compris par des méthodes dites civiles. Et c'est ce qui a fait qu'entre Saddam Hussein et moi-même il n'y a jamais eu de contact. C'est le seul responsable de cette région et l'un des rares responsables du monde que je n'ai jamais rencontré.
- QUESTION.- Vous êtes un peu frustré, par exemple comme le Président Bush, quand vous voyez qu'il est toujours au pouvoir à Bagdad ?
- LE PRESIDENT.- Il est certain que je suis très fâché de le voir en mesure de poursuivre une politique brutale à l'égard de larges fractions du peuple irakien, et le cas échéant de pouvoir exercer des menaces pour la paix et l'équilibre de cette région du monde.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous qui avez repéré, et confirmé parmi les premiers, la véritable volonté de réformes de la part de M. Gorbatchev, à l'époque, est-ce que vus n'êtes pas un peu inquiet en voyant comment se développe cette nouvelle Europe de l'Est ?
- LE PRESIDENT.- Inquiet ? Vous savez tout est préférable au système ancien. C'était la perte de la liberté, c'était une dictature extrêmement sévère. C'était, en même temps, une ségrégation très rude à l'égard de nombreux citoyens soviétiques.
- Donc tout était préférable, et il faut bien savoir, l'histoire nous l'apprend, que lorsque s'écroule un régime dur, tous ceux qui ont longtemps aspiré à la liberté, qui voulaient respirer, ouvrir les portes et les fenêtres, ont tendance à les ouvrir toutes à la fois. Ce ne sont pas des courants d'air, ce sont des bourrasques qui traversent la scène du monde.
- C'était inévitable et c'est encore inévitable. Mais tout est préférable à l'état antérieur. Les difficultés que connaissent les peuples anciennement communiste, sont des difficultés angoissantes, mais elles marquent une rupture et cette rupture était souhaitable. Il faut simplement, maintenant, les aider à se tirer d'affaire.
- QUESTION.- Au prix d'un nationalisme parfois étroit...
- LE PRESIDENT.- Non, pas du tout...
- QUESTION.- ... éliminateur, exclusif ?
- LE PRESIDENT.- Pas du tout. Ce nationalisme est tout à fait regrettable.
- QUESTION.- Xénophobie aux dimensions de plus en plus inquiétantes ? C'est-à-dire pas uniquement à l'Est de l'Europe.
- LE PRESIDENT.- Il faut que ces peuples prennent garde à éviter un excessif émiettement une sorte d'encouragement à la rupture brutale, parfois violente, entre des ethnies voisines. Il faut apprendre à se supporter quand on veut vivre. Mais malgré tout, je le répète, toutes ces années de communisme marxiste-léniniste, avaient emprisonné toute une série de réalités qu'on avait parfois fini par oublier, et qui montrent à quel point, après 70 ans, l'âme de ces peuples est restée intacte. Et chacun veut s'affirmer. D'où la difficulté présente. Mais comme cela s'accompagne d'une grande misère économique, - bien entendu, des peuples angoissés par la famine, par le dénuement montrent une sorte de véhémence à s'opposer aussi bien à leur propre gouvernement qu'aux peuples voisins - cela excite les passions. Il faut aider ces peuples.\
QUESTION.- Et en France, monsieur le Président, quand vous voyez 15 % de soutien populaire donné à une famille politique, si j'ose dire, qui prône directement ou indirectement l'exclusion ou la xénophobie, vous croyez que c'est un phénomène passager, vous croyez que la France est sur la bonne voie ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que ça peut être un phénomène passager. La situation de la France est comme celle des pays qui subissent les effets de la crise. Ce n'est pas une crise mondiale, mais c'est une crise qui frappe la plupart des grands pays occidentaux, et qui connaissent des moments d'incertitude. Ce sont les difficultés qui naissent du passage à la phase nouvelle qui s'annonce maintenant. De cela profitent, indiscutablement, les partis ou les formations politiques dont vous parlez. Mais je ne crois pas à leur avenir. La France est un pays fondamentalement équilibré et homogène. J'ai connu, moi-même, dans ma jeunesse, une période qui pouvait être comparée à celle de l'évolution de la France, mais à l'époque cette crise morale, psychologique et politique qui avait amené la création de ligues fascistes était soutenue, tout à côté, par des voisins allemands, espagnols et italiens qui eux-mêmes connaissaient des règimes d'autorité fondés sur des doctrines de ce type. Cela n'existe plus aujourd'hui. Et le facteur européen est un facteur qui apporte un apaisement supplémentaire. On ne peut pas développer la France en dehors de la démocratie, c'est sûr, les gens s'en rendent compte.\
QUESTION.- Et vous pensez un peu à cela dans le contexte de la polémique actuelle autour de la mémoire, la mémoire de Vichy, l'affaire de la gerbe ?
- LE PRESIDENT.- C'est une affaire déjà très ancienne puisqu'elle remonte au temps du Général de Gaulle.
- QUESTION.- Mais vous avez annoncé, il y a quelques jours que vous allez gérer différemment et autrement ?
- LE PRESIDENT.- Oui parce que je vois que l'émotion, dans un certain nombre de milieux, est grande et que d'autre part toutes les révélations qui sont parvenues à notre connaissance, d'une façon historiquement beaucoup plus sûre, ferme, et claire sur l'horreur des arrestations dont le symbole est représenté par l'affaire du Vel' d'Hiv ont ravivé une sensibilité que je comprends, que je partage et qui rend évidemment de plus en plus insupportable cette confrontation de deux périodes de notre histoire. Je veux dire la période de la première guerre mondiale qui a valu à Philippe Pétain de conduire une bataille qui a assuré la liberté de la France, qui a symbolisé toute l'action combattante, et qui a été un grand moment. Et puis, ce qui a suivi, 25 ans plus tard, qui s'identifie à un moment de détresse morale, de destruction physique, de haine raciale, et tout cela sous les regards de l'occupant ennemi, lui-même engagé de la triste aventure nazie.
- QUESTION.- Mais c'était aussi la France ! Vichy était aussi la France !
- LE PRESIDENT.- Vous voulez reprendre cette discussion, qui a lieu tous les jours en France, au nom d'Israël ?
- QUESTION.- Non, je vous pose la question, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Mais cela s'est un problème interne, pas un problème extérieur. J'entends bien que la responsabilité de la France ne soit pas engagée dans cette abominable aventure.
- La République française n'est pas coupable des faits qui se sont produits à une époque où elle avait été, elle-même, abattue. Et abattue comme je vous le disais, il y a un instant, pour donner naissance à un régime qui s'est développé pendant quatre ans sous le contrôle et sous l'autorité d'une puissance ennemie.
- Il n'empêche que les autorités de cette époque ont gravement compromis la réputation de la France. Et cela peut être dit et doit être dit.\