30 septembre 1992 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la chaine de télévision ZDF le 30 septembre 1992, sur la réunification allemande, la construction européenne et ses relations personnelles avec le chancelier Kohl.
QUESTION.- Monsieur le Président, les années 80 ont été marquées par la relance de l'intégration européenne avec pourrait-on dire une évidente complicité entre Paris et Bonn, un partage des rôles comme peut-être deux footballeurs qui se donneraient des passes. Quels sont les motifs profonds de cet engagement européen de vous-même et également du Chancelier Kohl ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, c'est l'histoire qui parle toute seule. Helmut Kohl et moi-même, nous nous sommes trouvés comme des chaînons de cette histoire-là qui a commencé avant nous et qui continuera après nous. Une certaine nécessité contemporaine s'est imposée aux esprits de tous ceux qui réfléchissent au sort de notre continent et qui savent bien qu'il a été mis en péril, qu'il a même été au bord de l'abîme, par ces guerres intestines - les deux guerres mondiales - qui ont mis l'Europe à genoux. Donc cette nécessité historique est le premier élément qui a soudé notre action.
- QUESTION.- Et le vécu personnel aussi ?
- LE PRESIDENT.- Voilà, c'est ce que j'allais vous dire.
- Le deuxième élément, c'est le type d'expérience personnelle vécue et pratiquée aussi bien par Helmut Kohl que par moi-même dans des conditions différentes. Notre âge n'est pas non plus le même mais cependant nous relevons de la même époque et notre jeunesse - pour lui son enfance - a été accompagnée par le fracas épouvantable de la deuxième guerre mondiale. Je suis né pendant la première guerre et j'ai fait la deuxième. J'ai vu ce que cela était. J'ai vu deux grands peuples vaillants, courageux, riches de culture et d'histoire se détruire.
- Dès 1948, j'ai ressenti comme une évidence la nécessité de réconcilier ces deux peuples. J'ai participé au premier congrés européen de l'histoire à La Haye. J'étais à l'époque un jeune député £ j'avais 31 ans et depuis cette époque je n'ai jamais cessé de continuer de croire que c'était véritablement la route à suivre.
- Helmut Kohl, lui-même, plus jeune a quand même pu éprouver dans son esprit et dans sa chair tout ce qu'avait représenté la guerre, ses deuils, ses désastres et en raison de sa grande connaissance de l'histoire de l'Europe et de ses relations avec la France, relation affective donc...
- QUESTION.- De frontalier en plus...
- LE PRESIDENT.- Oui, de frontalier qui a connu des misères et des affrontements, même quelquefois les plus durs de l'histoire de ces trois derniers siècles, mais en même temps les accompagnant, les fraternités, les amitiés £ il était plus apte que beaucoup d'autres à comprendre ce qu'il convenait de faire. Et nous l'avons fait. Donc l'histoire d'un côté, et une relation personnelle appuyée sur une expérience vécue a fait que nous avons pu travailler ensemble £ je dois dire dans des conditions de travail et d'amitié exceptionnelles.\
QUESTION.- L'image émotion de ces dix dernières années, monsieur le Président, reste en Allemagne aujourd'hui encore, la scène de votre main dans la main avec Helmut Kohl. D'où une interrogation qui subsiste. Que s'est-il passé à ce moment-là ?
- LE PRESIDENT.- Oui, c'était aussi une force émotive qui nous a traversés l'un et l'autre sans que nous l'ayons en quoi que ce soit prévue. Nous étions à Verdun. Nous voyagions déjà depuis quelques heures dans un environnement de douleur et de mort, de sacrifice et de souffrance. Moi-même je remettais les pas dans les pays de mon adolescence puisque j'avais été blessé assez sérieusement au mois de juin 1940 sur l'un des champs de bataille de Verdun, c'est-à-dire sur la côte 304. Nous étions allés visiter cet endroit et revenant près de ce monument, sachant qu'encore aujourd'hui lorsqu'un paysan creuse la terre, il trouve des ossements, des armes, des munitions. Vraiment c'est une terre labourée par la mort. Nous n'en avions pas parlé le moins du monde, mais nous trouvant debout devant les cercueils symboliques qui représentaient nos soldats morts sur le champ d'honneur, instinctivement, je me souviens, je me suis tourné vers lui, je lui ai tendu la main, sa main est venue en même temps, nous avons scellé la réconciliation franco-allemande de cette façon visible, sensible et croyez-moi profondément ressentie.\
QUESTION.- Monsieur le Président, autre moment clé de cette décennie, la chute du mur de Berlin, et le processus de réunification allemande. Fin délicate où l'on a pu craindre les divergences entre Français et Allemands partant de la précipitation de l'événement avec le recul. Qu'en a-t-il été ?
- LE PRESIDENT.- Mais il n'en a rien été. Je crois que c'est M. Bush et moi-même qui avons été les deux premiers responsables de grands Etats à avoir indiqué plusieurs mois avant la chute du mur de Berlin que la réunification de l'Allemagne s'imposait. Moi-même, j'en ai parlé dans une interview à cinq grands journaux européens au mois de juillet 1989. Interrogé par des journalistes allemands le 3 novembre de la même année, à la fin d'un Conseil franco-allemand qui se tenait à Bonn, la question m'a été posée "Avez-vous peur de l'unité allemande ?", j'ai répondu : "non je n'en ai pas peur, elle est légitime. Elle doit se faire, ai-je ajouté, pacifiquement et démocratiquement". Ce sont ces deux adverbes qui ont exprimé l'action que j'ai menée dans les mois suivants. Je ne sais pourquoi, aussi bien en Allemagne qu'en France, il y a eu une théorie selon laquelle la France faisait obstacle à cette situation. Cela ne repose sur rien. Mais un acte politique d'une telle importance ne se fait pas comme cela, simplement par les sentiments. Il faut parler de choses sérieuses. Plusieurs pays qui étaient beaucoup plus réticents que nous, c'est le moins que l'on puisse dire, à l'égard de l'unification, je pense à la Grande-Bretagne ou à l'Union soviétique, posaient des conditions d'ailleurs raisonnables, les Etats-Unis eux-mêmes souhaitaient englober la réunification dans des accords militaires qui permettraient à l'OTAN de ne pas se trouver en situation difficile à cause de cet événement très important.
- Moi, j'avais une autre idée maîtresse. J'ai dit à Helmut Kohl, dès le point de départ : "vous ne pourrez pas aboutir à l'unité allemande avec un véritable consentement de vos partenaires tant que vous n'aurez pas officiellement reconnu les frontières en général et particulièrement les frontières de l'Est". On peut dire que c'est un problème difficile et des conditions douloureuses pour les Allemands, parce que lorsqu'on dit frontières de l'Est, cela veut dire considérer comme acquis les partages, les traités ou les absences de traités sur le terrain de 1945 avec des provinces anciennement allemandes qui ont été la Silésie, la Poméranie, la Prusse orientale, tout cela pose des problèmes dont je comprenais tout à fait la gravité. Mais il n'était pas possible d'inaugurer cette nouvelle période en laissant une sorte de suspicion sur l'état d'esprit de ceux qui avaient à traiter le nouvel état de l'Europe d'après l'unification. J'ai donc mis l'accent sur ce point et c'est sans doute à cause de cela que s'est répandue une sorte de rumeur disant que j'étais réticent à l'égard de l'unité allemande. Non, j'estimais que l'unité allemande était nécessaire, qu'elle était légitime mais que l'Allemagne devait apporter des garanties, quelques-unes et d'abord celle-là, tandis que George Bush, estimait qu'ils devaient d'abord donner la garantie sur l'Alliance que d'autres pays estimaient autre chose, peu importe. C'est là le seul objet.\
`Suite sur la réunification allemande`
- Mais comme à cette époque, peu après, fin décembre, je me suis rendu en Allemagne de l'Est, répondant à une invitation qui m'avait été faite par les trois chefs d'Etat successifs de l'Allemagne de l'Est et après que j'ai eu consulté Helmut Kohl. Je l'avais tenu informé lorsque j'avais reçu l'invitation de M. Honecker, et lui avais demandé si le fait de m'y rendre ne gênerait pas nos relations. Il m'avait dit "mais non, vous faites bien d'y aller". Auparavant, j'étais allé à Kiev. Mais je suis allé à Kiev pour rencontrer M. Gorbatchev et c'est bien la moindre des choses. Ce n'est pas parce que l'Allemagne se réunifiait que la France cessait d'avoir une politique étrangère en relation avec la Russie ! C'est vrai que M. Gorbatchev et l'Union soviétique étaient très en arrière de l'Allemagne par rapport à l'unité allemande. J'ai tenu à rencontrer M. Gorbatchev pour deux raisons à l'époque : cela m'avait été demandé par tout le monde car je présidais à cette époque la Communauté européenne et il devait y avoir la rencontre Gorbatchev - Bush près de Malte et mes partenaires m'avaient dit : "il faut absolument que vous disiez quelle est l'opinion de la Communauté européenne en face de cette conférence à deux qui risque de tenter de remettre dans les mains de deux grandes superpuissances notre sort, ce qui ne nous convient pas". C'était la première raison de notre rendez-vous. La deuxième c'est que cela permit en effet de parler de l'unification allemande et vous avez bien vu que par la suite les choses se sont bien passées. Je pense que c'était un peu malveillant de la part de ceux qui ont émis ces critiques au moment où mon métier, mon rôle de Président de la République française était tout de même d'aborder cette phase nouvelle avec des garanties qui ont été données. On me disait : "oui, mais il faut d'abord que l'Allemagne soit réunifiée, nous ne pouvons pas nous engager pour les autres". J'ai répondu : "Chaque Parlement n'a qu'à décider pour lui-même précédant ainsi le moment où l'Allemagne en tant que telle confirmera cette grande décision". Ce qui a été fait.
- QUESTION.- C'était le cheminement.
- LE PRESIDENT.- Il s'est trouvé que les autorités allemandes se sont fort bien comportées dans l'affaire.\
QUESTION.- En Allemagne, on le dit ouvertement : l'avancée de Maastricht est une réponse à l'unité allemande, à la réapparition et là je cite le Chancelier Helmut Kohl, "à la réapparition d'un bloc allemand qu'il faut rendre digeste pour les voisins par abandon de la souveraineté dans le cadre européen". Comment voyez-vous cela ?
- LE PRESIDENT.- C'est tout à fait excessif comme définition à mon avis. Nous avons commencé à parler de ce qui est devenu le Traité de Maastricht avec Helmut Kohl et Jacques Delors dès 1986. C'est-à-dire trois ans avant l'unification allemande lorsque nous avons conclu l'accord sur l'Acte Unique. L'Acte Unique est une chose très importante. Cela consiste à dire : plus de barrières, plus de frontières à l'intérieur des Douze. C'était très bien mais ce n'était pas suffisant. A ce moment-là, l'Europe sans frontières à l'intérieur, n'en avait pas moins une frontière à l'extérieur, il fallait l'organiser et puis il ne fallait pas que ce soit l'Europe passoire comme le disent les adversaires de l'Europe, il fallait qu'elle puisse assurer sa propre sécurité extérieure et intérieure. Bref l'Acte Unique sans Maastricht présentait de grands dangers. Il faut donc qu'il y ait l'Acte Unique qui rentre en vigueur le 1er janvier 1993 puis Maastricht. C'est Maastricht qui apporte la sécurité, qui protège l'Europe contre les dangers contenus dans l'Acte Unique, si l'Acte Unique en restait là. C'est parce que nous avons signé l'Acte Unique que nous avons décidé d'engager la négociation sur l'Europe politique et l'union économique et monétaire. C'est antérieur à l'unité. Helmut Kohl a été le premier à dire : "Oui l'unité allemande c'est non seulement un grand rêve, c'est un grand acte politique mais il faut qu'il soit accompagné par des pas en avant dans l'unité européenne". Il avait raison. La France y a contribué.
- QUESTION.- C'est-à-dire ce processus d'unification accompagne en quelque sorte une unité allemande...
- LE PRESIDENT.- Il n'est pas fait pour cela...
- QUESTION.- Il n'est pas fait pour cela mais...
- LE PRESIDENT.- Dans l'esprit des dirigeants allemands et spécialement d'Helmut Kohl certainement. Dans le mien, beaucoup moins. Je répète que c'est à partir de l'Acte Unique que j'ai été obsédé par l'idée qu'il fallait un nouveau traité qui donne un contenu politique, économique et monétaire, et de sécurité à l'Europe. C'est ce que nous faisons pour l'instant.\
QUESTION.- Mais dans le cadre allemand précisément, on a l'impression que par rapport à Maastricht, au processus d'intégration européenne, il y a un sentiment d'urgence comme pour vouloir rendre irréversible l'ancrage allemand dans l'Europe pour éviter le retour éventuel du passé.
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas inquiet sur le retour au passé. J'avoue que j'ai été choqué, comme si j'avais été un Allemand, par les arguments des partisans du non, et de certains partisans du oui en France, disant que cela permettrait d'éviter le danger allemand. Le danger de tout peuple fort et actif existe, c'est une réalité. La vie est perpétuellement une dialectique. Il ne faut pas s'inventer une histoire qui n'existe pas. Mais de là à imaginer, parce que l'Allemagne a connu l'époque hitlérienne, qu'elle a des démons spécifiques, comme des sortes d'anges gardiens noirs qui marqueraient son peuple à elle (pas les autres !), c'est vraiment un tableau excessif, injuste et offensant pour le peuple allemand. Moi, je n'ai pas voulu participer à cela et j'ai tenu à le dire notamment lorsque j'ai parlé avec Helmut Kohl dans une émission de télévision récente.\
QUESTION.- Quels sont pour vous-même et Helmut Kohl, les défis et les priorités des prochaines années ?
- LE PRESIDENT.- Il s'agit de parfaire Maastricht, de le réussir. Les accords de Maastricht ont ceci de bien qu'ils sont tout à fait évolutifs. On n'a pas décidé en 1992 de trancher tous les problèmes. On a dit on se reverra en 1994 pour le droit de citoyenneté des Européens à l'intérieur des douze pays. On se reverra en 1996, on se reverra en 1997, 1998, 1999 pour les problèmes propres à l'union économique et monétaire, la monnaie unique, la banque centrale et sur beaucoup d'autres points, on a fixé des dates intermédiaires. C'est-à-dire que nous avons étalé sur sept ans de 1992 à 1999 la mise en place de cette Europe. C'est du travail. Il faut s'y mettre. Avant de savoir ce qu'il se passera en l'an 2000, règlons le problème qui se posera en 1999 !\
QUESTION.- Question posée à tous les interlocuteurs pour cette émission, monsieur le Président, ces dix années de M. Helmut Kohl sont aussi les vôtres. Vous l'avez rencontré 115 fois, nous avons fait le calcul. Du jamais vu. Qui est Helmut Kohl ? Qualités et défauts éventuellement !
- LE PRESIDENT.- A priori, je ne mêle pas les problèmes de politique extérieure aux problèmes de politique intérieure et aux problèmes humains. Bien entendu, ce serait une vue trop simpliste des choses mais enfin mes amis politiques, c'était et c'est d'ailleurs toujours des sociaux démocrates allemands avec lesquels j'avais des relations personnelles nombreuses. J'entretiens des relations anciennes et excellentes avec Willy Brandt. J'ai beaucoup travaillé avec Helmut Schmidt et la plupart des grands dirigeants sociaux démocrates allemands font partie de mes familiers.
- Mais en Helmut Kohl que je ne connaissais pas, j'ai découvert un homme - cela paraît presque banal de le dire - très solide, très réfléchi, habité par un idéal. Il se situe dans la lignée d'Adenauer et je pense que c'est l'homme qui aura fait le plus avec Adenauer pour l'unité allemande. Il a un bon sens très aigu en réalité, une disponibilité, une foi, une croyance dans un certain destin de l'Allemagne, dans un certain destin de l'Europe. Il y met toute sa foi, il y croit et il ajoute aux qualités d'homme d'Etat des qualités comme la sagesse, le bon sens, la finesse que je reconnais assez bien dans beaucoup de mes compatriotes de la province paysanne française. Helmut Kohl est un Allemand qui vient d'une région qui se trouve au coeur de l'Europe, au fond il connaît bien la France. Dans sa famille aussi, on parle le français, on s'intéresse à la France. Au-delà justement de nos divergences d'appréciation politique sur la manière de conduire nos pays à l'intérieur, il s'est créé une véritable amitié. Je lui suis reconnaissant de tout ce qu'il a fait pour la paix, pour l'Europe et pour mon propre pays.\
- LE PRESIDENT.- D'abord, c'est l'histoire qui parle toute seule. Helmut Kohl et moi-même, nous nous sommes trouvés comme des chaînons de cette histoire-là qui a commencé avant nous et qui continuera après nous. Une certaine nécessité contemporaine s'est imposée aux esprits de tous ceux qui réfléchissent au sort de notre continent et qui savent bien qu'il a été mis en péril, qu'il a même été au bord de l'abîme, par ces guerres intestines - les deux guerres mondiales - qui ont mis l'Europe à genoux. Donc cette nécessité historique est le premier élément qui a soudé notre action.
- QUESTION.- Et le vécu personnel aussi ?
- LE PRESIDENT.- Voilà, c'est ce que j'allais vous dire.
- Le deuxième élément, c'est le type d'expérience personnelle vécue et pratiquée aussi bien par Helmut Kohl que par moi-même dans des conditions différentes. Notre âge n'est pas non plus le même mais cependant nous relevons de la même époque et notre jeunesse - pour lui son enfance - a été accompagnée par le fracas épouvantable de la deuxième guerre mondiale. Je suis né pendant la première guerre et j'ai fait la deuxième. J'ai vu ce que cela était. J'ai vu deux grands peuples vaillants, courageux, riches de culture et d'histoire se détruire.
- Dès 1948, j'ai ressenti comme une évidence la nécessité de réconcilier ces deux peuples. J'ai participé au premier congrés européen de l'histoire à La Haye. J'étais à l'époque un jeune député £ j'avais 31 ans et depuis cette époque je n'ai jamais cessé de continuer de croire que c'était véritablement la route à suivre.
- Helmut Kohl, lui-même, plus jeune a quand même pu éprouver dans son esprit et dans sa chair tout ce qu'avait représenté la guerre, ses deuils, ses désastres et en raison de sa grande connaissance de l'histoire de l'Europe et de ses relations avec la France, relation affective donc...
- QUESTION.- De frontalier en plus...
- LE PRESIDENT.- Oui, de frontalier qui a connu des misères et des affrontements, même quelquefois les plus durs de l'histoire de ces trois derniers siècles, mais en même temps les accompagnant, les fraternités, les amitiés £ il était plus apte que beaucoup d'autres à comprendre ce qu'il convenait de faire. Et nous l'avons fait. Donc l'histoire d'un côté, et une relation personnelle appuyée sur une expérience vécue a fait que nous avons pu travailler ensemble £ je dois dire dans des conditions de travail et d'amitié exceptionnelles.\
QUESTION.- L'image émotion de ces dix dernières années, monsieur le Président, reste en Allemagne aujourd'hui encore, la scène de votre main dans la main avec Helmut Kohl. D'où une interrogation qui subsiste. Que s'est-il passé à ce moment-là ?
- LE PRESIDENT.- Oui, c'était aussi une force émotive qui nous a traversés l'un et l'autre sans que nous l'ayons en quoi que ce soit prévue. Nous étions à Verdun. Nous voyagions déjà depuis quelques heures dans un environnement de douleur et de mort, de sacrifice et de souffrance. Moi-même je remettais les pas dans les pays de mon adolescence puisque j'avais été blessé assez sérieusement au mois de juin 1940 sur l'un des champs de bataille de Verdun, c'est-à-dire sur la côte 304. Nous étions allés visiter cet endroit et revenant près de ce monument, sachant qu'encore aujourd'hui lorsqu'un paysan creuse la terre, il trouve des ossements, des armes, des munitions. Vraiment c'est une terre labourée par la mort. Nous n'en avions pas parlé le moins du monde, mais nous trouvant debout devant les cercueils symboliques qui représentaient nos soldats morts sur le champ d'honneur, instinctivement, je me souviens, je me suis tourné vers lui, je lui ai tendu la main, sa main est venue en même temps, nous avons scellé la réconciliation franco-allemande de cette façon visible, sensible et croyez-moi profondément ressentie.\
QUESTION.- Monsieur le Président, autre moment clé de cette décennie, la chute du mur de Berlin, et le processus de réunification allemande. Fin délicate où l'on a pu craindre les divergences entre Français et Allemands partant de la précipitation de l'événement avec le recul. Qu'en a-t-il été ?
- LE PRESIDENT.- Mais il n'en a rien été. Je crois que c'est M. Bush et moi-même qui avons été les deux premiers responsables de grands Etats à avoir indiqué plusieurs mois avant la chute du mur de Berlin que la réunification de l'Allemagne s'imposait. Moi-même, j'en ai parlé dans une interview à cinq grands journaux européens au mois de juillet 1989. Interrogé par des journalistes allemands le 3 novembre de la même année, à la fin d'un Conseil franco-allemand qui se tenait à Bonn, la question m'a été posée "Avez-vous peur de l'unité allemande ?", j'ai répondu : "non je n'en ai pas peur, elle est légitime. Elle doit se faire, ai-je ajouté, pacifiquement et démocratiquement". Ce sont ces deux adverbes qui ont exprimé l'action que j'ai menée dans les mois suivants. Je ne sais pourquoi, aussi bien en Allemagne qu'en France, il y a eu une théorie selon laquelle la France faisait obstacle à cette situation. Cela ne repose sur rien. Mais un acte politique d'une telle importance ne se fait pas comme cela, simplement par les sentiments. Il faut parler de choses sérieuses. Plusieurs pays qui étaient beaucoup plus réticents que nous, c'est le moins que l'on puisse dire, à l'égard de l'unification, je pense à la Grande-Bretagne ou à l'Union soviétique, posaient des conditions d'ailleurs raisonnables, les Etats-Unis eux-mêmes souhaitaient englober la réunification dans des accords militaires qui permettraient à l'OTAN de ne pas se trouver en situation difficile à cause de cet événement très important.
- Moi, j'avais une autre idée maîtresse. J'ai dit à Helmut Kohl, dès le point de départ : "vous ne pourrez pas aboutir à l'unité allemande avec un véritable consentement de vos partenaires tant que vous n'aurez pas officiellement reconnu les frontières en général et particulièrement les frontières de l'Est". On peut dire que c'est un problème difficile et des conditions douloureuses pour les Allemands, parce que lorsqu'on dit frontières de l'Est, cela veut dire considérer comme acquis les partages, les traités ou les absences de traités sur le terrain de 1945 avec des provinces anciennement allemandes qui ont été la Silésie, la Poméranie, la Prusse orientale, tout cela pose des problèmes dont je comprenais tout à fait la gravité. Mais il n'était pas possible d'inaugurer cette nouvelle période en laissant une sorte de suspicion sur l'état d'esprit de ceux qui avaient à traiter le nouvel état de l'Europe d'après l'unification. J'ai donc mis l'accent sur ce point et c'est sans doute à cause de cela que s'est répandue une sorte de rumeur disant que j'étais réticent à l'égard de l'unité allemande. Non, j'estimais que l'unité allemande était nécessaire, qu'elle était légitime mais que l'Allemagne devait apporter des garanties, quelques-unes et d'abord celle-là, tandis que George Bush, estimait qu'ils devaient d'abord donner la garantie sur l'Alliance que d'autres pays estimaient autre chose, peu importe. C'est là le seul objet.\
`Suite sur la réunification allemande`
- Mais comme à cette époque, peu après, fin décembre, je me suis rendu en Allemagne de l'Est, répondant à une invitation qui m'avait été faite par les trois chefs d'Etat successifs de l'Allemagne de l'Est et après que j'ai eu consulté Helmut Kohl. Je l'avais tenu informé lorsque j'avais reçu l'invitation de M. Honecker, et lui avais demandé si le fait de m'y rendre ne gênerait pas nos relations. Il m'avait dit "mais non, vous faites bien d'y aller". Auparavant, j'étais allé à Kiev. Mais je suis allé à Kiev pour rencontrer M. Gorbatchev et c'est bien la moindre des choses. Ce n'est pas parce que l'Allemagne se réunifiait que la France cessait d'avoir une politique étrangère en relation avec la Russie ! C'est vrai que M. Gorbatchev et l'Union soviétique étaient très en arrière de l'Allemagne par rapport à l'unité allemande. J'ai tenu à rencontrer M. Gorbatchev pour deux raisons à l'époque : cela m'avait été demandé par tout le monde car je présidais à cette époque la Communauté européenne et il devait y avoir la rencontre Gorbatchev - Bush près de Malte et mes partenaires m'avaient dit : "il faut absolument que vous disiez quelle est l'opinion de la Communauté européenne en face de cette conférence à deux qui risque de tenter de remettre dans les mains de deux grandes superpuissances notre sort, ce qui ne nous convient pas". C'était la première raison de notre rendez-vous. La deuxième c'est que cela permit en effet de parler de l'unification allemande et vous avez bien vu que par la suite les choses se sont bien passées. Je pense que c'était un peu malveillant de la part de ceux qui ont émis ces critiques au moment où mon métier, mon rôle de Président de la République française était tout de même d'aborder cette phase nouvelle avec des garanties qui ont été données. On me disait : "oui, mais il faut d'abord que l'Allemagne soit réunifiée, nous ne pouvons pas nous engager pour les autres". J'ai répondu : "Chaque Parlement n'a qu'à décider pour lui-même précédant ainsi le moment où l'Allemagne en tant que telle confirmera cette grande décision". Ce qui a été fait.
- QUESTION.- C'était le cheminement.
- LE PRESIDENT.- Il s'est trouvé que les autorités allemandes se sont fort bien comportées dans l'affaire.\
QUESTION.- En Allemagne, on le dit ouvertement : l'avancée de Maastricht est une réponse à l'unité allemande, à la réapparition et là je cite le Chancelier Helmut Kohl, "à la réapparition d'un bloc allemand qu'il faut rendre digeste pour les voisins par abandon de la souveraineté dans le cadre européen". Comment voyez-vous cela ?
- LE PRESIDENT.- C'est tout à fait excessif comme définition à mon avis. Nous avons commencé à parler de ce qui est devenu le Traité de Maastricht avec Helmut Kohl et Jacques Delors dès 1986. C'est-à-dire trois ans avant l'unification allemande lorsque nous avons conclu l'accord sur l'Acte Unique. L'Acte Unique est une chose très importante. Cela consiste à dire : plus de barrières, plus de frontières à l'intérieur des Douze. C'était très bien mais ce n'était pas suffisant. A ce moment-là, l'Europe sans frontières à l'intérieur, n'en avait pas moins une frontière à l'extérieur, il fallait l'organiser et puis il ne fallait pas que ce soit l'Europe passoire comme le disent les adversaires de l'Europe, il fallait qu'elle puisse assurer sa propre sécurité extérieure et intérieure. Bref l'Acte Unique sans Maastricht présentait de grands dangers. Il faut donc qu'il y ait l'Acte Unique qui rentre en vigueur le 1er janvier 1993 puis Maastricht. C'est Maastricht qui apporte la sécurité, qui protège l'Europe contre les dangers contenus dans l'Acte Unique, si l'Acte Unique en restait là. C'est parce que nous avons signé l'Acte Unique que nous avons décidé d'engager la négociation sur l'Europe politique et l'union économique et monétaire. C'est antérieur à l'unité. Helmut Kohl a été le premier à dire : "Oui l'unité allemande c'est non seulement un grand rêve, c'est un grand acte politique mais il faut qu'il soit accompagné par des pas en avant dans l'unité européenne". Il avait raison. La France y a contribué.
- QUESTION.- C'est-à-dire ce processus d'unification accompagne en quelque sorte une unité allemande...
- LE PRESIDENT.- Il n'est pas fait pour cela...
- QUESTION.- Il n'est pas fait pour cela mais...
- LE PRESIDENT.- Dans l'esprit des dirigeants allemands et spécialement d'Helmut Kohl certainement. Dans le mien, beaucoup moins. Je répète que c'est à partir de l'Acte Unique que j'ai été obsédé par l'idée qu'il fallait un nouveau traité qui donne un contenu politique, économique et monétaire, et de sécurité à l'Europe. C'est ce que nous faisons pour l'instant.\
QUESTION.- Mais dans le cadre allemand précisément, on a l'impression que par rapport à Maastricht, au processus d'intégration européenne, il y a un sentiment d'urgence comme pour vouloir rendre irréversible l'ancrage allemand dans l'Europe pour éviter le retour éventuel du passé.
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas inquiet sur le retour au passé. J'avoue que j'ai été choqué, comme si j'avais été un Allemand, par les arguments des partisans du non, et de certains partisans du oui en France, disant que cela permettrait d'éviter le danger allemand. Le danger de tout peuple fort et actif existe, c'est une réalité. La vie est perpétuellement une dialectique. Il ne faut pas s'inventer une histoire qui n'existe pas. Mais de là à imaginer, parce que l'Allemagne a connu l'époque hitlérienne, qu'elle a des démons spécifiques, comme des sortes d'anges gardiens noirs qui marqueraient son peuple à elle (pas les autres !), c'est vraiment un tableau excessif, injuste et offensant pour le peuple allemand. Moi, je n'ai pas voulu participer à cela et j'ai tenu à le dire notamment lorsque j'ai parlé avec Helmut Kohl dans une émission de télévision récente.\
QUESTION.- Quels sont pour vous-même et Helmut Kohl, les défis et les priorités des prochaines années ?
- LE PRESIDENT.- Il s'agit de parfaire Maastricht, de le réussir. Les accords de Maastricht ont ceci de bien qu'ils sont tout à fait évolutifs. On n'a pas décidé en 1992 de trancher tous les problèmes. On a dit on se reverra en 1994 pour le droit de citoyenneté des Européens à l'intérieur des douze pays. On se reverra en 1996, on se reverra en 1997, 1998, 1999 pour les problèmes propres à l'union économique et monétaire, la monnaie unique, la banque centrale et sur beaucoup d'autres points, on a fixé des dates intermédiaires. C'est-à-dire que nous avons étalé sur sept ans de 1992 à 1999 la mise en place de cette Europe. C'est du travail. Il faut s'y mettre. Avant de savoir ce qu'il se passera en l'an 2000, règlons le problème qui se posera en 1999 !\
QUESTION.- Question posée à tous les interlocuteurs pour cette émission, monsieur le Président, ces dix années de M. Helmut Kohl sont aussi les vôtres. Vous l'avez rencontré 115 fois, nous avons fait le calcul. Du jamais vu. Qui est Helmut Kohl ? Qualités et défauts éventuellement !
- LE PRESIDENT.- A priori, je ne mêle pas les problèmes de politique extérieure aux problèmes de politique intérieure et aux problèmes humains. Bien entendu, ce serait une vue trop simpliste des choses mais enfin mes amis politiques, c'était et c'est d'ailleurs toujours des sociaux démocrates allemands avec lesquels j'avais des relations personnelles nombreuses. J'entretiens des relations anciennes et excellentes avec Willy Brandt. J'ai beaucoup travaillé avec Helmut Schmidt et la plupart des grands dirigeants sociaux démocrates allemands font partie de mes familiers.
- Mais en Helmut Kohl que je ne connaissais pas, j'ai découvert un homme - cela paraît presque banal de le dire - très solide, très réfléchi, habité par un idéal. Il se situe dans la lignée d'Adenauer et je pense que c'est l'homme qui aura fait le plus avec Adenauer pour l'unité allemande. Il a un bon sens très aigu en réalité, une disponibilité, une foi, une croyance dans un certain destin de l'Allemagne, dans un certain destin de l'Europe. Il y met toute sa foi, il y croit et il ajoute aux qualités d'homme d'Etat des qualités comme la sagesse, le bon sens, la finesse que je reconnais assez bien dans beaucoup de mes compatriotes de la province paysanne française. Helmut Kohl est un Allemand qui vient d'une région qui se trouve au coeur de l'Europe, au fond il connaît bien la France. Dans sa famille aussi, on parle le français, on s'intéresse à la France. Au-delà justement de nos divergences d'appréciation politique sur la manière de conduire nos pays à l'intérieur, il s'est créé une véritable amitié. Je lui suis reconnaissant de tout ce qu'il a fait pour la paix, pour l'Europe et pour mon propre pays.\