27 juin 1992 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, président de la République accordée à l'hebdomadaire portugais "L'Expresso", sur l'élargissement de l'Europe et ses préalables, adoption du "paquet Delors 2" et ratification du traité de Maastricht par les onze, après le refus danois, sur l'avenir de la confédération et la défense européenne, Paris le 27 juin 1992.

QUESTION.- Comment envisagez-vous les prochains pas pour renforcer l'unité de la CEE après les résultats du référendum danois ?
- LE PRESIDENT.- La position de la Communauté est unanime sur ce point : les ministres des affaires étrangères des douze Etats membres - je dis biens les Douze, car le ministre danois était présent - se sont réunis à Oslo deux jours après l'annonce des résultats du référendum danois. Ils ont décidé, en plein accord avec le Danemark qui ne s'y est nullement opposé, de continuer dans leurs pays respectifs les procédures de ratification du traité sur l'Union européenne sans en changer un mot. Depuis lors, l'Irlande a massivement approuvé le traité, et la France a voté, le 23 juin, la révision constitutionnelle, qui était chez nous, comme vous le savez, un préalable à la ratification du traité£ Alors, je n'ai qu'une réponse simple à vous faire : nous continuons. Et si le Danemark ne veut pas rejoindre les autres, ce que je regretterais beaucoup, il faudra qu'il nous dise ce qu'il veut faire. C'est un problème qui se pose au Danemark avant de se poser aux onze autres.\
QUESTION.- La France et l'Allemagne ont décidé de créer l'Eurocorps présenté comme l'embryon de la future défense européenne. Est-ce que ça veut dire que l'OTAN est dépassée et à terme condamnée ?
- LE PRESIDENT.- Evidemment pas. Dans la période d'incertitudes que nous traversons, l'Alliance atlantique et la présence militaire américaine restent indispensables à la sécurité de notre continent. Mais l'Alliance doit se renouveler pour tenir compte de la dissolution du Pacte de Varsovie et de l'affirmation de l'identité européenne.
- A Maastricht, nous avons mis en route l'Union européenne et décidé de la doter d'une politique de sécurité et, à terme, de défense communes. L'Union de l'Europe Occidentale (UEO) en sera le levier. Sans attendre, nous avons crée le corps franco-allemand, ouvert à tous les membres de l'Union qui souhaitent s'y joindre. Ses missions le conduiront à agir aussi bien dans le cadre de l'OTAN que sous l'égide de l'Union. Je ne vois rien là qui puisse faire de l'ombre à l'Alliance atlantique. Bien au contraire. Nos alliés américains devraient se réjouir de voir les Européens prendre une part croissante à leur sécurité. C'est ce qu'ils réclament depuis toujours. Tel est notre objectif : contribuer à renforcer la sécurité commune et à revitaliser l'Alliance en créant un vrai partenariat entre les deux rives de l'Atlantique.\
QUESTION.- La présidence portugaise désire voir approuver dans le prochain Conseil européen une déclaration politique favorable à L'approfondissement de la cohésion européenne, le "Plan Delors II". Quelle est votre position à ce sujet ? Pour vous, la priorité est, en ce moment, l'élargissement ou l'approfondissement de la CEE ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas d'opposition entre l'approfondissement de la Communauté et son élargissement. Les deux vont ensemble. Croyez-vous que les pays qui frappent à notre porte souhaitent entrer dans une communauté affaiblie, délitée, incapable de décider ? Je puis vous dire que ce n'est pas du tout ce qu'ils veulent. Même les pays de l'Est, et il y a eu sur ce point dans la presse française un article remarquable du ministre polonais des affaires étrangères, ne cessant de nous répéter qu'ils ont besoin d'une Europe forte et efficace.
- L'élargissement doit être un épanouissement et non un affaiblissement de la Communauté. Il nous appartiendra de trouver le bon rythme et le bon équilibre. Mais je ne suis pas inquiet : ce n'est pas quand elle avance que l'Europe s'affaiblit, c'est quand elle fait du "sur place". Nous règlerons ces problèmes plus vite que vous ne le pensez, et personne n'y perdra.
- Quant au "Plan Delors II", la question budgétaire n'est qu'un aspect des choses. Il nous faut trouver un équilibre entre les pays les moins développés, et les pays dits "riches" mais qui sont eux aussi soumis à une forte contrainte budgétaire. Nous trouverons un compromis. Ces questions ne peuvent pas paralyser la Communauté : nous avancerons, comme nous l'avons fait en 1988 au Conseil Européen de Bruxelles.\
QUESTION.- Fédération, Confédération... Dans quel sens va l'Europe ? Quel est, selon vous, le modèle idéal pour l'Europe de demain ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai rien contre la théologie, ni contre la philosophie politique, sauf quand elles servent à figer des concepts au lieu de permettre à la vie de s'exprimer et d'aller de l'avant. Quand le Général de Gaulle a fait sa diatribe célèbre contre cette Europe qui n'était selon lui qu'une "fédération sans fédérateur", estimant que dans ce cas elle aurait bien un fédérateur qui ne serait pas européen - il pensait évidemment aux Etats-Unis - Jean Monnet lui a répondu : "Le véritable fédérateur de l'Europe, c'est la méthode".
- De quelle méthode s'agit-il ? D'un dialogue permanent et efficace entre les Etats membres dans le cadre des traités fondateurs. Un Conseil Européen, réunissant les chefs d'Etat et de gouvernement, qui donne des impulsions politiques et encadre l'ensemble du système au nom des peuples dont ses membres tirent leur légitimité £ une Commission qui fait des propositions dans l'intérêt général de l'Europe £ un Conseil des ministres qui représente les gouvernements des Etats, et qui décide selon les règles établies par les traités £ un Parlement européen qui exprime l'opinion des populations, et dont le traité sur l'Union Européenne prévoit d'ailleurs qu'il travaillera de plus en plus en liaison avec les parlements nationaux.
- Voilà pour l'Union Européenne proprement dite. Est-ce une fédération ou une confédération ? Probablement ni l'un ni l'autre : c'est un mode d'organisation spécial, vous le savez bien, et tous les juristes le soulignent depuis quarante ans. C'est bien ce qui donne son originalité à cette construction.
- Quand je parle de confédération, je vise quelque chose de très précis, qui est le lien organique que nous devons, à mon avis, établir avec le pays d'Europe qui veulent adhérer à l'Union Européenne, qui y ont vocation par leur histoire, leur culture, et surtout par l'avenir qu'ils veulent se donner, mais pour lesquels une adhésion immédiate serait une ruine, parce qu'ils ont besoin de quelques années pour se stabiliser. Appelez cela comme vous voudrez £ mais il faut trouver un moyen pour que ces pays soient très étroitement associés, sur le plan économique et politique, à l'Union Européenne, et qu'il y ait un certain nombre de lieux où ils puissent s'exprimer d'égal à égal avec les Etats membres de l'actuelle Communauté. J'ai proposé qu'on commence à le faire au Conseil de l'Europe, par des réunions au sommet £ il y a peut-être d'autres idées. Mais le but est clair. Si le terme de confédération gêne, qu'on le change £ mais ce n'est pas un mot qui doit nous empêcher d'approfondir un dialogue et une coopération qui sont aussi essentiels pour ces pays que pour nous.\